VERS LA MÉDECINE AUTOMATISÉE - France Catholique
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VERS LA MÉDECINE AUTOMATISÉE

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DE TEMPS A AUTRE, DANS CETTE chronique, je fais allusion à la « machine de Turing », jusqu’ici théorique, et à propos de laquelle le génial mathématicien anglais posait voilà bientôt quarante ans plusieurs questions fondamentales1. « Une machine peut-elle penser ? » demandait-il, et, il montrait que oui, quelque définition que l’on donne au mot penser, sauf une, sentir, « prendre plaisir à manger une tarte aux fraises »2. Depuis que je réfléchis à la machine de Turing et à ce qu’elle suppose, c’est-à-dire depuis que j’ai eu connaissance de son étude, vers les années cinquante (a), j’en vois l’apparition dans notre monde anthropocentrique se rapprocher à toute allure, non tant parce que le temps s’en va que parce que les progrès de l’informatique sont si rapides qu’ils ridiculisent toute prédiction. Pour l’instant, la « machine de Turing », c’est-à-dire l’ordinateur capable de converser comme un homme et même comme un homme omniscient et battant tous les records de quotient intellectuel, existera vers 19903. Quand on suit un peu les travaux des informaticiens, aussi variée que l’activité intellectuelle humaine (langages, déchiffrement de la voix et de l’écriture, logiques rationnelles ou non, algorithmiques, non algorithmiques, analogiques, stochastiques, autoprogrammation, apprentissage, on peut déjà dire « éducation »), on est effrayé de se sentir ainsi peu à peu grignoté, et bientôt l’on se demandera à quoi l’on sert. Selon la boutade d’un mathématicien français travaillant actuellement en Californie, « l’homme n’est peut-être que le moyen prévu par la nature pour passer de l’évolution biologique à la véritable évolution, celle des machines »4. Boutade, mais limpide : au terme de l’évolution biologique, il y a le roseau pensant, l’homme, dont la mission s’achève par l’invention de la machine pensante, qui aussitôt se met à évoluer à une vitesse infiniment plus grande et en un demi-siècle le dépasse et l’abandonne comme la semence abandonne la plante mûrie et séchée… Si toutefois il n’y a que l’intelligence !5 Ceux qui parlent de la machine de Turing le font en général avec légèreté, avec un esprit philosophique superficiel. « Bah, disent-ils, ce ne sera quand même qu’une machine, et au service de l’homme. » Au service de l’homme sans doute, pour le meilleur et le pire, et la « révolte des robots » n’est qu’un vieux thème de science-fiction. Du moins sous la forme simpliste du robot Georges qui, un matin, dit à son maître : « Bon, nous nous sommes bien amusés, maintenant c’est fini et je prends les commandes. » Bien entendu, c’est là de la robotique infantile. La révolte de la machine est inévitable dans un sens tout différent, philosophique, socio-historique, et elle a déjà commencé : personne n’est plus en état de commander à l’évolution des techniques ; aucune découverte ni invention ne mûrit plus dans la pensée d’un homme solitaire ; toute innovation, aussi révolutionnaire qu’elle paraisse, est précédée d’une sorte de luminosité collective où rien ne peut l’empêcher de mûrir. La particule qui prouve l’existence du « quark charmé » avait été prévue par divers calculs indépendants ; elle a été découverte en même temps à quelques jours, près dans deux laboratoires différents, qui n’ont fait qu’en battre une demi-douzaine d’autres d’une courte tête6. II faut s’y faire : dans sa pointe chercheuse, l’avenir a cessé d’obéir aux hommes, de dépendre d’eux, si peu que ce soit. Un effet lointain mais très clair de cette accession à l’indépendance est le spectacle apparemment incompréhensible que nous donnent les Américains bradant joyeusement leur CIA, leurs agents secrets, leurs armes d’avant-garde. A quoi bon cacher ce qui ne gagne rien à rester secret ? Le Pentagone peut en toute quiétude livrer directement aux Russes les plans de sa dernière arme absolue, le Cruise Missile dont j’ai précédemment parlé (b) : ou bien les Russes sont capables de le fabriquer et ils n’ont que faire des plans américains ; ou ils en sont incapables (ce qui est le cas) et le meilleur usage qu’ils pourront faire de ces plans sera d’en décorer leurs mess de sous-officiers ou les couloirs du Kremlin7. Je sens qu’il y aurait fort à dire là-dessus, en particulier dans le domaine politique. Car s’il en est ainsi, à quoi riment toutes ces clameurs ? Dans la mesure où elles déguisent des sentiments pseudo-religieux, obscurs, irrationnels, peut-être pas tout à fait à rien. L’irrationnel n’est pas encore mécanisé ! Cependant il est en voie de l’être par les images que vingt-quatre heures par jour véhiculent les réseaux hertziens, par les sondages, etc. Restons-en aujourd’hui au robot. On commence à faire appel à lui pour soigner les maladies de l’âme : en psychiatrie, et les résultats sont tellement bons dans certaines activités médicales, surtout dans les rapports avec le malade et pour l’établissement du diagnostic que, n’était le prix, l’usage s’en répandrait rapidement. Les expériences faites en Angleterre et en Amérique sont surprenantes : il semble que le malade soit plus à son aise, plus direct et décontracté, qu’il soit plus vite et plus sûrement conduit au cœur du problème quand il est seul en présence de la machine, plutôt qu’avec son médecin. Le programme généralement étudié (ce ne sont encore que des études) est le suivant. C’est le robot qui interroge, en commençant par les questions les plus générales : âge ? sexe ? marié ? combien d’enfants ? Les questions sont si progressives et bien calculées que le malade peut toujours répondre par « oui », « non » et « je ne sais pas ». Elles se précisent peu à peu : « Votre père est-il encore en vie ? » (ici, en Angleterre, le robot ne passait à la question suivante qu’après avoir lui-même courtoisement commenté la réponse « je suis heureuse − ou désolé − de l’apprendre » !). Et les questions se suivent. Mais attention ! le robot remarque tout, n’oublie rien ! il sait combien de fois vous avez répondu oui, non, ou évasivement. Après un certain nombre de réponses, votre cas se précise, il est orienté vers un catalogue rétréci d’hypothèses, qui induisent ses nouvelles questions, lesquelles, apparemment, peuvent être sans queue ni tête, mais dont les réponses immédiatement s’interconnectent dans la machine, en fonction de tout ce que la médecine sait sur le sujet. − Excusez-moi, dit poliment la machine, mais ne détestez-vous pas un peu votre femme ? Vous réveillez-vous parfois avant l’aube ? Fumez-vous ? Irrésistiblement, le tableau clinique se dessine. La présence d’esprit de l’ordinateur est infaillible, il sait tout (tout ce qu’on a mis dans sa mémoire, et aussi tout ce qu’il vient d’apprendre), il pense à tout et sur-le-champ: La dernière expérience de ce genre a été faite à la fin de l’automne dernier par le Dr Geoffrey Dove, du Health Service anglais, avec des informaticiens et un ordinateur du National Physical Laboratory. −  Quand ce sera moins cher, déclare le Dr Dove, nous autres médecins devrons nous faire à l’idée que le passage préalable du patient par l’interview automatisée sera quelque chose d’aussi banal et impersonnel que prendre une tension. L’ordinateur, ajoute ce praticien, ne remplace pas le médecin, ce n’est qu’un outil…8 Ce n’est encore qu’un outil et, de plus, de laboratoire. Une interview par ordinateur dure une heure et demie. Cela met la consultation hors de prix. Mais les prix de l’électronique et du software sont parmi ceux qui dégringolent9. De plus, tout, partout dans le monde, se met en mémoire. Il n’est pas très loin le temps où tout ce que savent tous les spécialistes sera, ici ou là, stocké dans les microstructures de l’électronique, et où il suffira de brancher une prise (c’est une façon de parler) pour ajouter une science à l’autre. Le médecin alors pourra purger sa propre mémoire, redevenir homme d’expérience et de contact, comme étaient ses prédécesseurs du XIXe siècle, situation morale dont il garde à juste titre la nostalgie. Aimé MICHEL (a) Et même avant, car une pensée de Pascal sur sa « Pascaline », ouvre déjà les mêmes perspectives que Turing. (b) Voir FcE n° 1 579, p. 20. Chronique n° 278 parue dans France Catholique-Ecclésia − N° 1580 − 25 mars 1977. [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 7 décembre 2015

 

  1. Effectivement, Aimé Michel a très souvent fait allusion à Turing. Nous y avons-nous-même fait de fréquentes références en notes de chroniques mises en ligne en 2009 et 2010 (n° 3, L’univers est-il intelligible ? ; n° 27, L’ordinateur-roi ? ; n° 36, Le sourd-muet, le sage et le savant ; n° 50, La troublante loi de Good ; n° 67, La querelle des programmes). En particulier, on trouvera un résumé de la vie et de la mort de l’illustre mathématicien britannique en note 6 de la chronique n° 181, Des machines intelligentes – Ordinateurs intelligents de Turing et machines autoreproductrices de von Neumann (09.08.2013). Si Michel s’est tant intéressé à ce mathématicien c’est en raison du « problème logique insoluble » relatif à la conscience que Turing a mis en évidence en 1950. Voici quelques extraits qui expliquent ce problème (mais ne remplacent bien sûr pas la lecture des chroniques elles-mêmes) : « Pourquoi ne trouve-t-on dans notre langue aucun texte sur le “paradoxe de Turingˮ, montrant par un raisonnement mathématique toujours cité dans les bibliographies de langue anglaise que la simulation artificielle de la conscience donnerait lieu à un problème logique insoluble. » (n° 26, Propédeutique à la névrose, 07.06.2010). « [U]ne “machine de Turingˮ imitant l’intelligence humaine ne pourrait donner l’illusion complète de cette imitation qu’au prix d’un mensonge, puisqu’elle devrait s’affirmer consciente d’elle-même, ce que nous saurions pertinemment être faux. Elle mentirait, mais nous ne pourrions jamais le démontrer ! » (n° 38, La petite lampe de Prague – La relation cerveau-machine, 12.04.2010). « Il [le psychophysiologiste William Dement] ne prouve certes pas la pensée, qui est improuvable même chez l’homme (c’est le paradoxe de Turing et, indirectement, la preuve que la pensée est de nature spirituelle). » (n° 74, La mort et le rêve – La science des rêves – 3, 13.04.2011) « Ce fait extraordinaire, que l’on appelle la conscience, n’a pas de place dans la science. Il n’existe et ne peut exister – c’est la démonstration de Turing en particulier – aucun moyen imaginable de distinguer un processus conscient d’un processus inconscient. Quel que soit le moyen imaginé, si subtil et sophistiqué soit-il, on peut toujours concevoir une machine capable de passer le test et de démontrer qu’elle est consciente et qu’elle souffre quand on lui dévisse un écrou ou qu’on lui débranche un contact. » (n° 102, Le lit de Procuste, 04.08.2010 : « [A]u cas où vous seriez tenté de vous récrier que, puisque ce n’est pas testable, il n’y a aucune raison d’en supposer l’existence, je vous citerais sur-le-champ deux ou trois hypothèses rigoureusement intestables et à quoi vous croyez néanmoins avec obstination. Par exemple, que quand je vous donne un coup de marteau sur le doigt, cela vous fait mal. Il n’existe et il ne saurait exister aucune preuve testable de votre prétendue douleur. Tout ce qui est testable, c’est que vous criez “aïe !ˮ en secouant votre doigt. Mais rien n’est plus facile que de programmer un ordinateur pour crier aïe ! et pour secouer n’importe quoi quand on lui donne des coups de marteau. » (n° 126, Avis désintéressé à MM. les assassins – Les hypothèses les plus certaines ne sont pas de nature scientifique, 04.06.2012). « Le mathématicien anglais Turing a montré, voilà quelque quarante ans, qu’il n’existe aucune définition possible de la conscience permettant de dire qu’une machine “penseˮ ou non. » (n° 255, Les mouches – Ces théologiens sérieux qui repoussent l’idée d’une Personne divine 11.02.2013). Dans ces brèves citations Aimé Michel lie entre elles deux affirmations distinctes : la première qu’il n’existe aucun test scientifique permettant d’apporter la preuve directe d’une conscience chez un homme, un animal ou une machine et la seconde qu’il n’existe aucune raison assurée de penser qu’un ordinateur muni d’un programme simulant l’intelligence soit autre chose qu’un tas de ferraille. Tout le monde semble s’accorder sur la première affirmation, sans lui donner la même importance, mais pas sur la seconde, d’où d’interminables discussions qui ont fait déjà couler beaucoup d’encre et en feront encore couler beaucoup. Il en résulte une étonnante diversité d’opinions. Certains estiment que la conscience n’est qu’un mot et nient qu’il y ait un quelconque « mystère » de la conscience si bien que pour eux le problème est déjà résolu ; ceux-là supposent souvent que la conscience « émerge » naturellement de tout réseau de neurones suffisamment complexe ou ordinateur convenablement programmé. D’autres insistent sur l’irréductibilité de la conscience, sur notre incapacité à l’expliquer, au moins temporairement pour les uns mais définitivement pour d’autres ; ceux-là doutent qu’elle soit une « efflorescence » de la matière et supposent souvent qu’un cerveau conscient met en jeu des propriétés encore mal connues ou totalement inconnues. On ne s’étonnera pas dans ces conditions que le jeu de l’imitation (ou test) de Turing donne lieu à deux interprétations opposées. Selon la première, le jour où un ordinateur aura passé ce test avec succès il faudra le considérer comme l’un de nous et toute attitude visant à lui dénier une conscience devra être tenue pour une manifestation répréhensible de racisme anti-robot ; c’est notamment la position de ceux qui, comme les transhumanistes, pensent que la machine est l’avenir de l’homme. Selon la seconde, il n’est pas du tout certain qu’un ordinateur algorithmique bien programmé soit jamais capable de vraiment passer le test de Turing et que, même si c’était le cas, on n’aura toujours aucun moyen d’affirmer avec certitude que cet ordinateur est véritablement conscient. Cependant, de ce que la conscience échappe radicalement aux tests scientifiques disponibles et de ce qu’elle excède l’état actuel de nos connaissances, il ne faudrait pas en conclure à l’impuissance totale de la méthode scientifique. Les esprits pragmatiques, loin de se laisser décourager, tentent d’extraire de toutes ces discussions des questions solubles. Ils se demandent par exemple : quelle « complexité » et quels mécanismes il faut envisager pour que la conscience apparaisse dans un cerveau. Voici deux illustrations parmi d’autres de recherches relatives à cette question (déjà évoquée dans la note 7 de la chronique n° 395, L’homme qui rêvait dans la caverne – Petit chahut au fond de la classe à propos d’un article de Jacques Ellul, 21.09.2015) : Chez l’homme, les patients victimes du syndrome d’enfermement sont totalement paralysés en raison d’une lésion du tronc cérébral : ils sont éveillés et conscients mais ne peuvent plus ni parler ni bouger, à l’exception parfois de leurs yeux. Or, le neurologue liégeois Steven Laureys et son équipe ont mis au point des méthodes, fondées notamment sur l’imagerie cérébrale, permettant de vérifier l’état de fonctionnement de diverses aires cérébrales liées à la conscience. On peut ainsi éviter de confondre ces patients enfermés avec des patients inconscients ou en état de conscience minimale, ce qui arrive malheureusement trop souvent (voir S. Laureys, Un si brillant cerveau, Odile Jacob, Paris, 2015). Chez les singes on peut vérifier par des tests appropriés que la destruction du cortex visuel primaire n’empêche pas la discrimination de stimuli visuels bien que ces animaux montrent qu’ils sont aveugles par leur comportement et leurs réponses à des tests. Le même curieux phénomène dit de « vision aveugle » existe chez l’homme dont le cortex visuel primaire est détruit : ces patients sont aveugles bien que quand on leur demande de deviner les formes ou mouvements projetés sur un écran ils soient capables de le faire sans se tromper ! Mais, comme les singes, ils ne sont capables de réussir que si l’expérimentateur leur pose la question au moment où le stimulus apparaît sur l’écran. On peut ainsi distinguer une discrimination sans conscience d’une discrimination consciente. Non seulement ces expériences suggèrent que les singes ont une conscience visuelle semblable à celle de l’homme mais en plus donnent le moyen d’analyser les circuits cérébraux où nait la conscience et donc d’avancer dans la compréhension des mécanismes en jeu dans ces circuits. Insistons toutefois sur le fait que ces résultats, si remarquable qu’ils soient, sont indirects. Ils ne révèlent pas la conscience en tant que telle mais seulement ses corrélats neuronaux ou comportementaux. Par un raisonnement de proche en proche ils permettent d’étendre notre propre expérience intime d’être conscient d’abord à un autre humain dont le cerveau est presque identique, puis à un animal proche dont on sait ou peut penser que le cerveau met en œuvre des mécanismes identiques ou similaires à ceux du cerveau humain. Mais est-il légitime et sera-t-il possible de généraliser aux hypothétiques machines intelligentes du futur ? Cette question demeure ouverte.
  2. Le terme « machine de Turing » est généralement utilisé, non pour désigner la machine intelligente décrite dans cet article, mais une « machine » théorique, qui n’existe que sur le papier (voir note 2 de la chronique n° 181, Des machines intelligentes – Ordinateurs intelligents de Turing et machines autoreproductrices de von Neumann, 19.08.2013).
  3. Cette prédiction de « l’ordinateur capable de converser comme un homme et même comme un homme omniscient » ne s’est pas réalisée, ni en 1990, ni vingt-cinq ans plus tard, au moins sous cette forme, même si une forme d’omniscience, ou plutôt d’accès très rapide à l’information, a été obtenue grâce à internet et aux moteurs de recherche comme Google (bien entendu destinés à évoluer encore et à devenir plus « intelligents » qu’ils ne le sont). En fait Aimé Michel avait dans une autre chronique (n° 397, Petite apocalypse des machines parlantes, pas encore mise en ligne) précisé la difficulté du problème à résoudre dans le cas de la traduction : c’est que le sens exact d’un mot ou d’une phrase provient de son contexte. Périodiquement les médias nous annoncent qu’un ordinateur vient de passer avec succès le test de Turing et à chaque fois un examen plus attentif révèle un coup médiatique sans réelle portée. Ainsi, en juin 2014, un communiqué de presse de l’université de Reading, près de Londres, révèle qu’une machine programmée par le Russe Vladimir Veselov et l’Ukrainien Eugène Demchenko, le premier installé aux États-Unis et le second en Russie, vient de réussir à se faire passer pour un garçon russo-ukrainien de 13 ans, Eugène Goostman, auprès d’un jury de 30 personnes (http://www.reading.ac.uk/news-and-events/releases/PR583836.aspx). Au cours de conversations de 5 minutes menées via clavier et écran, le soi-disant Eugène a pu répondre aux questions de 30 juges et faire croire à 10 d’entre eux qu’il était un vrai garçon. (On trouvera un exemple de dialogue sur le site http://tempsreel.nouvelobs.com/les-internets/20140610.OBS0005/test-de-turing-nous-avons-interviewe-une-intelligence-artificielle.html). Turing dans son célèbre article de 1950 dans Mind avait écrit : « Je crois que dans une cinquantaine d’années il sera possible de programmer des ordinateurs, avec une capacité de mémoire d’à peu près 109, pour les faire si bien jouer au jeu de l’imitation qu’un interrogateur moyen n’aura pas plus de 70 % de chances de procéder à l’identification exacte après cinq minutes d’interrogation » (citation extraite du livre de A. Turing et J.-Y. Girard, La machine de Turing, Points Sciences n° S131, p. 148, où l’article est traduit in extenso). Turing aurait-il été satisfait de la performance d’Eugène ? J’en doute fort. Primo, les conditions du test laissent à désirer puisque qu’Eugène se prétend originaire d’Odessa, ce qui explique ses fautes d’anglais, et âgé de 13 ans ce qui excuse ses ignorances. Secundo, le seuil de 70 % de Turing est loin d’avoir été atteint. Tertio, on ne peut guère parler d’intelligence dans ce cas, simplement d’une habile imitation de conversation par un « agent conversationnel » (un chatbot) utilisant des réponses plus ou moins préétablies. Quarto, les résultats n’ont fait l’objet d’aucune publication scientifique ce qui n’inspire pas confiance. D’ailleurs les critiques n’ont pas manqué de relever que Kevin Warwick, l’organisateur du test, ne s’était déjà fait que trop remarquer par des affirmations exagérées propagées par des journalistes naïfs (nous avons déjà rencontré ce personnage, voir la note 7 de la chronique n° 245, La chaise auscultatrice – Les interfaces neuronales directes : passé, présent et futur, 02.02.2015). En juin 2015, à Lille, lors d’une conférence sur l’apprentissage des machines, deux chercheurs de Google, O. Vinyals et Q.V. Le, ont présenté des résultats comparables mais d’une manière plus claire et plus honnête. Leur chatbot utilise un grand nombre (des dizaines de millions) de conversations extraits de dialogues de films ou enregistrées dans un service de dépannage d’ordinateurs, mais, et c’est là son originalité, ces données sont traitées par un réseau de neurones artificiels capable d’apprentissage. Les exemples de conversation qui illustrent leur article (http://arxiv.org/pdf/1506.05869v2.pdf) montrent que ce système est capable de simuler une compréhension du contexte et des raisonnements de bon sens mais que ses réponses sont « simples, courtes, quelquefois peu satisfaisantes ». Surtout il peut donner des réponses contradictoires à des questions similaires et ainsi trahir une personnalité incohérente. Dans ces conditions, admettent les auteurs, il lui serait difficile de réussir le test de Turing.
  4. Ce « mathématicien français travaillant actuellement en Californie » est Jacques Vallée. Ami de longue date d’Aimé Michel, il est régulièrement mentionné dans ces chroniques : n° 105, Comment la planification tue la recherche – L’exemple du Plan Calcul, (20.02.2012), n° 154, Penser ensemble – Deux modes de pensée : algorithmique et heuristique (5.11.2012), n° 181, Des machines intelligentes, citée plus haut, n° 208, La bousculade américaine – La source révolutionnaire de ce temps, c’est l’Amérique (05.12.2011), n° 229, La prévision mise en échec par la prévision – À propos d’une étude de F. Meyer et J. Vallée sur la croissance à long terme (13.10.2014), n° 233, Éloge de Lucky Luke – Il y a folie à vouloir tout expliquer dans le cadre du peu qu’on sait (15.12.2014).
  5. Cette exclamation « Si toutefois il n’y a que l’intelligence ! » est très importante car Aimé Michel distingue soigneusement l’intelligence (« penser ») et la conscience (« prendre plaisir à manger une tarte aux fraises »). Sur ce point clé, voir par exemple la chronique n° 181, Des machines intelligentes, citée plus haut.
  6. En 1974, deux équipes indépendantes, dirigées l’une par Burton Richter au SLAC (Centre de l’accélérateur linéaire de Stanford) en Californie et l’autre par Samuel Ting au Laboratoire national de Brookhaven, dans l’île de Long Island près de New York, découvrent presque simultanément une nouvelle particule aux propriétés étonnantes, de masse équivalent à environ trois fois celle du proton. Cette particule nommée Ψ par Richter et J par Ting se révéla formée du quark charmé (noté c) et de son antiquark, tous deux prévus par les théoriciens ; on l’appelle aujourd’hui J/Ψ. Richter et Ting partagèrent le prix Nobel de physique en 1976 pour cette découverte. Cette brève mention appelle deux commentaires, le premier sur la simultanéité des découvertes que souligne Aimé Michel, le second sur les quarks. Si les découvertes simultanées ou presque sont si fréquentes c’est que lorsqu’une question est mûre plusieurs groupes de chercheurs se trouvent en compétition et parviennent parfois à la résoudre presque en même temps. Si la question résolue est d’importance ils peuvent (ou tout au moins leur chef) être tous reconnus comme découvreurs mais si la question est de moindre importance, seul le groupe le plus connu ou le premier à soumettre son article conservera le bénéfice de la découverte et tant pis pour le second arrivé. La compétition est parfois créée volontairement (ce fut le cas au Fermilab pour la découverte du quark top contée ci-dessous). Ce climat d’intense compétition, qui règne en particulier en physique des hautes énergies, peut être un facteur de motivation pour certains. Toutefois, il n’est pas sans inconvénient car il peut décourager une réflexion approfondie comme l’a souligné le physicien Lee Smolin (voir la note 1 de la chronique n° 155, D’embarrassants cadeaux de Gargamelle, 09.05.2011). Revenons aux quarks eux-mêmes. Ce sont avec les leptons (l’électron et les particules qui lui sont apparentés) les briques de construction de la matière et il en a déjà été question dans les chroniques n° 267, Le rêve infantile du scientisme – Après la découverte du quark aura-t-on bientôt tout expliqué ? (06.05.2013, en particulier les notes 3 et 4) et n° 282, Le quark piégé – Une nouvelle physique sans espace, ni temps (27.05.2013, note 6). Les quarks (et antiquarks, voir ci-dessous) ont la surprenante propriété de ne pouvoir exister à l’état libre mais seulement en paires appelées mésons, en triplets appelés baryons (les protons et les neutrons du noyau des atomes sont des baryons) et peut-être aussi en groupe de cinq selon des expériences récentes menées au CERN. Théorie et expérience convergent aujourd’hui en faveur de l’existence de six quarks et six seulement, formant trois ensembles (appelés générations). La première génération est formée des quarks u (up) de charge électrique 2/3 de la charge élémentaire (celle du proton ou, de façon équivalente, l’opposé de celle de l’électron) et d (down) de charge −1/3 : ce sont les plus légers, les seuls stables et ce sont eux que l’on trouve dans les protons et les neutrons. Les 4 autres quarks sont plus lourds et quand ils se forment dans les accélérateurs et sous l’action des rayons cosmiques ils se décomposent très rapidement en quarks stables u et d. La seconde génération est formée des quarks c (charm) de charge 2/3 et s (strange) de charge −1/3 et la troisième des quarks t (top) de charge 2/3 et b (bottom) de charge −1/3. Les 6 antiquarks sont identiques mais ont une charge de signe opposé. Les premiers quarks prédits par la théorie et découverts expérimentalement ont été les quarks u, d et s dans les années 60. Puis sont venus le quark c en 1974 et le quark b en 1978. Le sixième, le quark t, a été le plus difficile à attraper car c’est une particule très massive dont la masse est à peine inférieure à celle d’un atome d’or et dont la durée de vie n’est que de 10−24 seconde ; comme seules des collisions très énergétiques peuvent le produire, il a fallu attendre 1994 pour l’observer dans l’accélérateur Tevatron du Fermilab près de Chicago (http://www.hep.uiuc.edu/home/tml/SciAmTop.pdf). Après l’arrêt du Tevatron le seul accélérateur capable d’en produire aujourd’hui est le LHC du CERN.
  7. Sur le fait que « l’avenir a cessé d’obéir aux hommes », voir par exemple la chronique n° 176, L’avenir presse-bouton – Un progrès à double tranchant (12.08.2013). Sur cette affaire des plans du missile de croisière, voir la chronique n° 277, Le bon vieux temps, et le nouveau – Soumettre l’ennemi sans guerre est l’habileté suprême (18.11.2013).
  8. On trouvera un autre dialogue du même genre dans la chronique n° 27, L’ordinateur-roi ?, 12.07.2010. Ce diagnostic automatisé était fondé sur un système expert. Ces systèmes ont connu une grande popularité dans la décennie quatre-vingt mais ils se sont finalement révélés plutôt décevants. L’augmentation de la puissance de calcul et la dégringolade des prix n’ont pas suffi à compenser leurs insuffisances de principe. En dépit des difficultés, la recherche se poursuit selon d’autres directions si bien que la tendance demeure celle décrite par Aimé Michel. Les conséquences qu’il en déduit dans d’autres chroniques pour l’avenir à long terme de l’homme restent donc pertinentes et dignes de méditation.
  9. Cette dégringolade des prix est décrite par la « loi » connue aujourd’hui sous le nom de loi de Moore, voir la chronique n° 50, La troublante loi de Good – Quand l’intelligence des machines aura commencé d’échapper à la nôtre ? (06.12.2010). Remarquons au passage, pour nuancer l’imprévisibilité de l’avenir (voir note 7), que l’évolution de la technologie est (parfois) prévisible, contrairement aux évolutions politiques par exemple.