Supposez que votre chat se mette à vous parler. Vous seriez, je crois, quelque peu étonné. Si bien que vous connaissiez (ou pensiez connaître) le petit compagnon qui vous regarde peut-être lire ces lignes, vous en apprendriez de belles. Sur lui, sur la nature, et sur vous-même. Cela ferait la une de tous les journaux du monde, et la télévision américaine elle-même serait bientôt là pour l’interroger.
Or il se passe en ce moment sous nos yeux quelque chose de bien plus extraordinaire, et nous n’y pensons pas : l’espèce humaine en tant qu’entité est en train de découvrir son langage.
Non point un langage humain universel comme avant la catastrophe de Babel, mais celui de l’humanité en tant qu’être unique dont chacun de nous n’est qu’une cellule.
C’est à l’informatique que je pense. Nous n’en sommes présentement qu’aux balbutiements. Il n’est question que de banques de données particulières, de milliers de banques auxquelles vous avez accès séparément, selon vos accords, grâce à votre minitel ou à votre ordinateur personnel (PC)1. Ces banques pour l’instant sont isolées et spécialisées. L’une nous renseignera sur telle administration, l’autre sur telle industrie, telle marque de voiture, tel catalogue de biens, telle exposition et ainsi de suite. Ces banques sont autant de mémoires séparées, rarement déjà conjointes.
Outre les banques de données, l’informatique vous permet, soit directement sur votre PC, soit en liaison avec de grands ordinateurs, et moyennant un apprentissage, d’obtenir les résultats d’à peu près toutes les opérations logiques, arithmétiques, mathématiques ou autres actuellement imaginables.
Mémoires et logiques : la machine peu à peu nous décharge de deux des fonctions essentielles de la pensée. Elle nous en décharge pour l’instant très partiellement. Mais elle nous en déchargera de plus en plus. Ce qu’elle assume à notre place, nous prenons sans trop y prendre garde l’habitude de ne plus le faire nous-mêmes. Cela semble peu de chose parce que cela se met en place graduellement et qu’aucun progrès n’est accompagné d’un coup de tonnerre. Et pourtant !
Je lis dans un vieux catéchisme : « L’homme est un animal raisonnable composé d’un corps et d’une âme, que Dieu a mis au monde pour l’adorer, l’aimer et le servir, et par ce moyen obtenir la vie éternelle. » Quel comprimé de savoir et de sagesse ! Quelle philosophie, quelle métaphysique put jamais en dire tant en si peu de mots ?
Cependant, relisons les premiers de ces mots : l’homme est un animal raisonnable. « Raisonnable » ? Mais qu’est-ce que la « raison » ? C’est, dit encore le vieux catéchisme, « le pouvoir de discerner le bien et le mal », de même qu’il est précisé dans la Genèse que l’arbre défendu est celui de « la science du bien et du mal ». La « raison » est donc d’abord une faculté morale. C’est elle qui nous avertit du péché2.
Mais cette raison-là, la seule qui concerne la religion et nos fins dernières, présuppose une autre raison, qui est la faculté de raisonner.
Nous sommes bien avertis que « si nous ne devenons semblables à ces enfants, nous n’entrerons pas au royaume des cieux »3. Et il est vrai que les enfants que désigne Jésus en prononçant ces paroles n’ont pas encore appris les subtilités du « raisonnement ». Mais nous savons aussi que les enfants ne pénètrent pas dans l’ordre de la morale avant ce qui est appelé « l’âge de raison ». Et l’âge de raison est bien aussi celui où commence, par le truchement du langage, l’apprentissage du raisonnement. La raison morale est indissociable de la raison raisonnante. Il n’y a qu’un seul arbre dans le jardin. Mais il porte un fruit double : la connaissance du bien et du mal, mais à travers la connaissance et la conscience de la raison tout court.
Or, déjà maintenant, la ferraille de la machine raisonne plus justement que nous, plus vite – formidablement plus vite – et sans se tromper : « quand un opérateur prétend que l’ordinateur s’est trompé, nous dit l’informaticien Ch. P. Enlart, videz l’opérateur ». Toutes les erreurs de la ferraille sont imputables au manipulateur de la ferraille, ou à son constructeur (rarement)4.
Il nous semble très innocent et très pratique de nous décharger sur la machine de tout ce qu’elle fait mieux que nous5. Sur le Concorde pour traverser l’Atlantique, sur la moulinette pour faire monter la sauce, sur le briquet pour allumer le feu. Mais déjà la calculette a effacé de notre mémoire la pratique des logarithmes, de la trigonométrie, et même, de plus en plus, de la table de multiplication. Combien de caissières très expertes devant leur machine sauraient encore nous donner l’addition sans son secours ? Même celles qui savent se tromperaient souvent, et de toute façon y perdraient beaucoup de temps, le leur et le nôtre. La machine pourvoit.
Quelques niveaux au-dessus, insidieusement, la machine évacue peu à peu de notre esprit le privilège unique de l’homme, unique jusqu’à notre temps, de devoir et savoir raisonner. Dans la « création assistée par ordinateur » (CAO), des machines de plus en plus complexes assument une part de plus en plus grande de la création intellectuelle. Seul notre orgueil naturel nous cache ce que nous sommes en train d’effacer de notre esprit, irrémédiablement.
On répète que l’ordinateur est bête. Il l’est comme une table de multiplication : essayez de faire une multiplication dans une base autre que la base 10, par exemple en base 7, ou 8 s’écrit 10 et où 10 x 10 fait 64 mais s’écrit 100. Et si vous avez oublié ce qu’est une base numérique, remerciez l’homme préhistorique dont vous avez hérité la base 10, qui vous semble « naturelle » parce que vous l’utilisez sans y penser, comme demain vous vivrez sans pouvoir jamais plus penser ce que la machine aura pris en charge de « penser » à votre place.
La question est : de quoi demain se chargera la machine ? Mais plutôt sera-t-elle, à la longue : de quoi ne se chargera-t-elle pas ?
Nous allons vers une unification planétaire de la logique et de la mémoire, de toute la logique humaine et de tout le savoir humain. Quand le savoir et la logique de l’humanité entière seront déposés dans ce réseau mondial extérieur à nous6, on se demande ce que sera la pensée de chaque homme, pris isolément. Voilà vers quoi nous allons, et j’avoue ne voir qu’une immense obscurité.
Quand je dis « demain », certes j’exagère. Ce n’est pas pour bientôt. En revanche, c’est tout à fait certain. La bombe menace nos corps, et encore peut-on penser qu’elle ne servira jamais : elle est un risque, grave mais incertain. L’informatisation globale, en revanche, est inévitable.
Vient le temps où notre destinée sera de persister spirituellement dans un milieu plus intelligent que nous, où notre intelligence risque d’être périmée7. Ce n’est pas de la fiction : c’est déjà un fait installé dans l’art, si l’on peut dire, de la guerre (voir le dernier numéro spécial de Science et Vie sur la Guerre). Si une guerre mondiale éclatait, des milliards d’événements et de décisions surviendraient dans les quelques premières minutes sur nos têtes effarées. Une guerre est peu probable. Mais l’organisation de cette guerre qui, nous l’espérons, n’aura pas lieu, préfigure l’humanité où devront vivre nos enfants, où leur intelligence et leur raison devront trouver un autre emploi.
Lequel ? L’homme sera-t-il ramené au pied de l’arbre du bien et du mal ? Voué à choisir une nouvelle fois ? Se retrouvera-t-il une deuxième fois nu devant Dieu, face à face avec sa seule conscience ? Insondable question, dès à présent posée8.
Aimé MICHEL
Chronique n° 438 parue dans F.C. – N° 2103 – 24 avril 1987
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 28 mai 2018
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 28 mai 2018
- La France connait à cette époque (1987) une évolution singulière avec le développement parallèle de trois réseaux télématiques : le premier (le Minitel) destiné au grand public, le second (Internet) aux professionnels de la recherche et le troisième (RITA) aux militaires. Sur certains points le premier et le dernier sont plutôt en avance, et le second nettement en retard, sur ce qui se passe ailleurs, notamment aux États-Unis (voir la chronique n° 97, Quand la machine nous apprend à penser – La naissance du traitement de texte, d’Internet et des moteurs de recherche). Au cours de ces années, la pression des utilisateurs joua un rôle déterminant dans l’évolution des deux réseaux civils (mais aussi dans celle d’une micro-informatique restée longtemps non connectée, méprisée des informaticiens et ignorée des décideurs). Ce foisonnement montre à quel point la solution qui a prévalu était difficile à prévoir… Le Minitel (ce qui signifie selon un de ses concepteurs « Médium interactif par numérisation d’information téléphonique ») est un terminal écran-clavier, sans processeur ni mémoire, donc peu coûteux. Mis au point dans un centre de recherche de Rennes, expérimenté en 1980 et 1981, il est lancé commercialement par les PTT en 1982. Fabriqué par Matra, Philips et Alcatel, il est fourni gratuitement aux utilisateurs. À son apogée en 2002, le Minitel équipe 9 millions de foyers en France et est utilisé par 25 millions de personnes. En 2010, il a encore 2 millions d’utilisateur. Le 30 juin 2012, après 30 ans d’activité, France Télécom ferme ce service car le réseau qui connecte les Minitels entre eux (Télétel fondé sur Transpac) utilise un protocole de transmission moins rapide et finalement plus coûteux que celui utilisé par Internet. Car toute médaille a son revers : l’adoption du réseau Transpac eut pour effet l’abandon en 1978 du projet concurrent Cyclades dirigé à l’Inria par l’ingénieur Louis Pouzin, un des pionniers d’Internet. Transpac, plus économe que Cyclades en mémoire mais plus coûteux en lignes de transmission, s’avéra par la suite un moins bon choix et la France perd en 1978 sa chance initiale d’être un leader sur Internet (voir l’excellent article https://fr.wikipedia.org/wiki/Cyclades_(r%C3%A9seau). Malgré tout, grâce aux services qu’il offre, Télétel est pendant un temps le plus grand réseau grand public au monde (en France uniquement car il ne s’exporte pas). Le 3611 (annuaire électronique) est la première grande base de données accessible au public, suivie par celle des horaires SNCF. La messagerie instantanée démarre un peu par accident à Strasbourg en 1982 et donne l’idée des services payants du 3615 : messageries, jeux, vente par correspondance (La Redoute, Les 3 Suisses), Minitel rose (50% des communications en 1990 mais 10% seulement en 1992), etc. Ces utilisations, qui n’ont guère été anticipées par les créateurs du Minitel, assurent son succès commercial : il y a plus de 20 000 services au milieu des années 1990 (https://www.cairn.info/revue-flux1-2002-1-page-84.htm). Cette activité génère des compétences nouvelles. Xavier Niel, par exemple, aujourd’hui patron de l’opérateur Free, débute à 16 ans en réalisant des petits sites pour le Minitel, fonde le premier annuaire inversé avant de racheter une messagerie rose et de devenir le milliardaire que l’on sait (http://www.liberation.fr/grand-angle/2003/11/12/3615-millionnaires_451515). Alors qu’en France le grand public se passionne pour le Minitel et ses applications pratiques et commerciales, ailleurs, et notamment aux États-Unis, seuls les universitaires, chercheurs et ingénieurs se sentent concernés par les connexions entre ordinateurs et leurs attentes ne peuvent être entièrement satisfaites par le Minitel (http://www.culturemobile.net/nouveau-monde-telecoms/histoire-telecoms-4-internet). Les chercheurs français sont eux aussi friands d’échanges sur les réseaux informatiques pour faire tourner leurs programmes sur les rares superordinateurs (comme le Cray2 de Palaiseau), ou plus banalement transférer leurs fichiers et échanger leurs messages électroniques. Mais ces applications se heurtent à des obstacles techniques : les ordinateurs des divers centres de recherche du pays, leurs systèmes d’exploitation, leurs équipements et les protocoles d’échange sont disparates et souvent incompatibles. Les réseaux locaux nécessitent des passerelles pour être raccordés en un réseau national, lui-même connecté au-delà des frontières. En 1984, Hubert Curien, ministre de la Recherche et de l’Industrie, conscient du problème, lance une enquête auprès des centres de recherche en vue de connaître les besoins et de définir un réseau de la recherche française. La tâche est malaisée car il faut tenir compte de l’avance des Britanniques dans ce domaine avec leur Joint Academic Network (Janet), de l’offre d’IBM avec son European Academic Research Network (Earn, équivalent de Bitnet aux États-Unis), et du réseau étudié par le programme européen Esprit, tandis qu’en parallèle se déroule une guerre des protocoles de transmission opposant Earn, X25 (protocole utilisé par Transpac et les Minitels), OSI (Open Systems Interconnection) et TCP/IP (protocole d’Internet, qui finira par s’imposer une dizaine d’années plus tard). Durant cette période, les utilisateurs, scientifiques et ingénieurs, prennent des initiatives. L’Inria, le CEA, EDF et le Cnes, qui ont de gros besoins de calcul, créent l’association Aristote en 1984. De leur côté, les universités, le CNRS, l’Inra, l’Inserm, l’Orstom et le Cirad, dont les besoins sont différents, se regroupent en 1986 au sein de l’association Réseau université recherche (Réunir). De ces initiatives, soutenues par les ministères de l’Éducation Nationale et de la Recherche, les régions et France Télécom (qui fournit les lignes), nait en novembre 1992 le Réseau national de la recherche et de la technologie (Renater), un « réseau de réseaux » structuré à trois niveaux, local, régional et national (Valérie Schafer, « De Cyclades à Renater », Histoire de la recherche contemporaine, Tome I, n° 2, 2012, http://journals.openedition.org/hrc/115). Curieusement, le Ministère de la Défense paraît rester en dehors de ce mouvement, alors que son homologue américain, le Département de la Défense, joue un rôle clé au travers de son agence de recherche l’ARPA (ou DARPA à partir de 1972) qui finance le développement du réseau Arpanet et du protocole TCP/IP (voir note 4 de la chronique n° 245). Pourtant, la Défense française n’est pas inactive comme le montre son Réseau intégré de télétransmissions automatiques (RITA). Ce système étudié dès les années 60, industrialisé dix ans plus tard, est mis en service à partir de 1983 en France et en Belgique, puis et par la suite en Espagne et (en partie) aux États-Unis. RITA fonctionne en réseau, comme Internet, ce qui assure la robustesse des communications même si certains nœuds du réseau deviennent inaccessibles. La version actuelle (RITA 2000) intègre le protocole TCP/IP. Alors que le secteur militaire a longtemps fourni des informations scientifiques et techniques au secteur civil, le développement civil des techniques de l’information a inversé les flux. Comme l’écrit François Levieux, directeur des processus techniques du Groupe Thales, « cela termine une évolution originale qui aura vu l’Arpanet de la guerre froide devenir le Web de la recherche physique fondamentale, puis envahir les messageries privées et les méthodes documentaires de toute l’économie, avant de revenir offrir aux armées une solution exceptionnellement robuste et économique pour la réalisation des réseaux de transmission critiques. » (http://www.annales.org/ri/2005/novembre/levieux.pdf).
- Revenons à nouveau sur ce fameux passage de la Genèse sur l’arbre de la connaissance du bien et du mal et de la Chute dont il a déjà été plusieurs fois questions (dans les chroniques n° 345, 353 et 375). Dans son Ce que je crois (Grasset, Paris, 1981, pp. 91 et sq.) Jean Fourastié en propose une interprétation qui complète le propos d’Aimé Michel. Cette interprétation n’éclaire pas seulement le passé de l’humanité mais également son présent et son avenir. Fourastié voit dans ce premier livre de la Bible un guide pour une jeune humanité « néocéphale » qui veut « s’affranchir prématurément des règles et des rites de l’instinct » en agissant selon ce qu’elle ressent à l’instant même sous l’emprise de la passion, du désir, du plaisir, de l’intérêt égoïste, de la ruse… Il oppose le néocéphale, siège de la raison, de la pensée verbo-conceptuelle, au paléocéphale, siège des instincts sélectionnés par l’évolution (sur ce vocabulaire, voir la note 2 la chronique n° 142 et la note 5 de la n° 276) : « Le récit appelé “péché originel” pose très clairement la question : l’arbre de la science (le néocéphale) est trompeur, si vous vous fiez à lui, le monde de l’instinct s’écroulera pour vous ; de graves maux s’ensuivront pour des millénaires : “[…] Alors le seigneur appela Adam [et lui demanda] : D’où avez-vous su que vous étiez nus, sinon de ce que vous avez mangé du fruit de cet arbre dont je vous avais défendu de manger… Le Seigneur le fit sortir ensuite du jardin des délices, afin qu’il allât travailler à la culture de la terre.” Le vert paradis des amours enfantines est terminé ; L’innocence instinctuelle a pris fin, commence le temps de l’orgueil, de la connaissance, de l’ignorance et de l’erreur, de la croissance indéfinie des besoins… […] L’affaire est irrémédiable, elle s’étend à l’ensemble des humains. » Fourastié ajoute en note : « J’admire qu’une signification si simple et si claire ait pu être oubliée et soit méconnue. Le péché est le fait du mépris du paléocéphale par le néocéphale. Pendant des siècles, les commentateurs se sont étonnés qu’un péché commis par Ève puisse être imputée à ses descendants. En fait il s’agit d’une attitude, d’une tendance commune à tous les hommes : le refus, l’oubli du surréel ; l’orgueil du néocéphale et son infirmité. » (Rappelons que Fourastié appelle surréel cette partie du réel qui existe mais que nous n’avons pas encore découverte, voir note 1 de la chronique n° 432). Par la suite, l’effort des patriarches « sera de mettre en garde le peuple de Dieu contre les erreurs, catastrophiques à long terme, qu’engendrent les séductions du désir, du plaisir, les stratégies, les arguties, les ruses de l’intelligence. La loi instinctuelle, qui est la loi du Dieu créateur, puisqu’elle a soutenu et soutient toute la vie terrestre, doit être maintenue jusqu’à ce que, par un difficile et millénaire apprentissage, l’intelligence soit en mesure de faire aussi bien ou mieux que l’instinct. Le décalogue de Moïse est l’énoncé conceptuel des comportements instinctuels. Le code moral confirme et exprime en langage néocéphale les réflexes instinctifs du code génétique. (…) Il est bien clair, pour nous, que le néocéphale, attaché aux seules considérations du réel à court terme vous incitera à enfreindre ces simples règles pour profiter de circonstances favorables, user de votre force présente, laisser cours à vos désirs indéfinis. Mais ces commandements sont ouvertement imposés en fonction du très-long-terme. “Car je suis le Seigneur (…) qui fais miséricorde dans la suite de mille générations à ceux qui gardent mes préceptes.” Ce surréel fait ainsi constamment référence à la fois au réel observé, enregistré par l’histoire, et au réel à venir. » Ce que cherche Fourastié dans ces textes ce ne sont pas « des principes, une foi, une conception du monde » qu’il pourrait faire sienne « dans les termes mêmes où elle le fut il y a deux ou quatre mille ans », mais « comment l’humanité y a alors ressenti, exprimé et résolu son grand drame : celui de la suppression de l’instinctuel (…) ; celui de l’impuissance du réel perçu à court terme à nous faire connaître tout le réel », comment au code instinctuel (génétique) s’est substitué un code moral, non pas comment l’humanité est sorti de l’animalité mais comment elle a été maintenue « dans les vitales obligations de l’instinct, chaque fois qu’elles étaient menacées d’être méprisées par le néocéphale. » Cette hypothèse de Fourastié sur le décalogue comme « énoncé conceptuel de comportements instinctuels » peut trouver confirmation dans les études de l’empathie chez les animaux, tout spécialement les grands singes, les dauphins et les éléphants. Selon l’éminent éthologue et primatologue Frans de Waals, ces espèces « comprennent suffisamment bien la détresse d’autrui pour offrir une assistance optimale. Ils envoient une chaîne à celui qui a besoin de remonter, soutiennent sur leur dos ceux qui ont besoin d’une bouffée d’air et prennent par la main celui qui ne trouve plus ses repères. » Il conclut : « (…) les éléments constitutifs de la morale précèdent clairement l’humanité. Nous les reconnaissons chez nos parents primates, l’empathie étant plus visible chez le bonobo, et la réciprocité chez le chimpanzé. Les règles morales nous disent quand et comment appliquer ces tendances, mais elles sont elles-mêmes à l’œuvre depuis des temps immémoriaux. » (Le singe en nous, trad. M.-F. Paloméra, Fayard/Pluriel, 2011, pp. 236 et 270). On trouvera des points de vue complémentaires sur la Chute dans la chronique n° 288, Le jardin de la Genèse a existé, et sur les Dix commandements dans la n° 411, Les besoins du temps.
- Matthieu, 19, 13-15 ; Marc, 10, 13-16 ; Luc, 18, 15-17. La lecture que fait Aimé Michel de ce logion est en bon accord avec l’évocation par Jean Fourastié du « vert paradis des amours enfantines ».
- Sur l’informaticien Christian Enlart, voir la chronique n° 397, Petite apocalypse des machines parlantes.
- Ce déchargement en cours sur la machine de notre raison raisonnante n’est que la dernière en date d’une longue série de déchargements comparables qu’Aimé Michel appelle des « extériorisations de fonctions ». Sur la signification évolutive de ces extériorisations, voir la chronique n° 237, L’homme dénudé par la machine – Tout ce qui n’est pas son âme sensible et contemplative sera bientôt évacué dans la machine, en particulier la note 6. Voir aussi les notes 5 de la chronique n° 273 et 10 de la n° 400.
- C’est Internet, la toile mondiale et leur futur qui sont décrits ici. Aimé Michel écrit ces lignes alors qu’Internet est encore presque inconnu (les centres de recherche commencent juste à être connectés) et que la toile mondiale (World-Wide Web) n’est pas encore inventée (elle le sera quelques années plus tard au CERN) mais il en parle depuis les années 70 et sans doute avant (voir la dernière note de l’article n° 233, Éloge de Lucky Luke). Cet avènement de « l’espèce humaine en tant qu’entité », « être unique dont chacun de nous n’est qu’une cellule » qu’il entrevoyait il y a trente ans, est en voie de se réaliser. L’agence de conseil en communication We are social, qui publie chaque année les chiffres clés sur l’utilisation d’Internet dans le monde, le montre dans son dernier rapport, publié en janvier 2018 (https://wearesocial.com/fr/blog/2018/01/global-digital-report-2018). On y apprend que la barre des quatre milliards d’internautes vient d’être franchie, ce qui veut dire que plus de la moitié de la population mondiale (7,5 milliards) est maintenant connectée, soit près des deux tiers des personnes entre 15 et 65 ans. En cinq ans le nombre des internautes a doublé, favorisé par la baisse des coûts des mobiles et des forfaits. L’Afrique tend à rattraper son retard avec une progression plus rapide qu’ailleurs (20% par an, contre 7% en moyenne mondiale). Non seulement le nombre d’internautes augmente mais le temps qu’ils passent en ligne augmente également. Plus des deux tiers des habitants de la planète possèdent un téléphone portable dont une majorité de smartphones, si bien que ces derniers deviennent le moyen préféré de se connecter à Internet (plus de la moitié des connexions). Facebook domine les médias sociaux et compte plus de deux milliards d’utilisateurs, suivi par YouTube, mais les messageries WhatsApp et Facebook Messenger ont une croissance plus rapide. Les chiffres qui m’ont le plus surpris sont ceux des temps d’utilisation des réseaux sociaux : moins d’une heure au Japon, vers 1h15 en Allemagne, Pays-Bas et France, environ 2h au Royaume-Uni, Suède, Chine, États-Unis, près de 3h dans divers pays d’Afrique et 4h aux Philippines (mais ceci s’explique sans doute par des usages différents). Dans une humanité ainsi interconnecté, où les idées, les informations vraies et fausses, les modes et leur contestation se répandent instantanément ou presque, les règles du jeu changent dans tous les domaines de la diplomatie (http://www.gillesbabinet.com/pas-de-diplomatie-dinfluence-sans-revolution-numerique-2/) aux opérations militaires (http://www.afri-ct.org/wp-content/uploads/2015/06/Article_Joubert.pdf). Contribue-t-elle à assurer la vie des hommes et la survie de l’espèce ? L’avenir est plus imprévisible que jamais.
- « Vient le temps où notre destinée sera de persister spirituellement dans un milieu plus intelligent que nous, où notre intelligence risque d’être périmée ». C’est là un de ces aphorismes lourds de sens dont Aimé Michel a le secret. Cette intelligence des machines a déjà été l’objet de plusieurs chroniques, à commencer par la n° 50, La troublante loi de Good – Sur l’intelligence des machines susceptible d’échapper à la nôtre. On trouvera les liens vers ces chroniques à la fin de la n° 400, L’étrange partie de cartes – La révolution informatique va changer la nature de l’homme. Aimé Michel tire ici les conséquences à très long terme de deux faits sur lesquels il revient régulièrement sous différents angles. Le premier est relatif à l’évolution cosmique, puis biologique et actuellement technologique qui a produit l’homme actuel et dont on voit sous nos yeux les effets transformateurs. Au contact de la machine universellement présente, ordinateur, smartphone ou autre, l’humanité, qui connait son second désenclavement planétaire, voit ses façons de communiquer, de travailler et même de penser, progressivement transformées ; l’intelligence artificielle est en passe d’arriver dans nos vies quotidiennes sans qu’on puisse savoir quels bouleversements en résulteront. Certains, depuis longtemps déjà, qui se qualifient aujourd’hui de transhumanistes ou de posthumanistes, prédisent le déclassement de l’homme quand l’intelligence des machines dépassera celle des hommes… Mais l’intelligence n’est pas tout, il faut aussi tenir compte de la conscience. Or, et c’est là le second fait, la conscience est irréductible à quoi que ce soit d’autre (voir la note 8 de la chronique précédente n° 434). Rien ne permet de croire que les ordinateurs à venir auront une subjectivité, et quand bien même ils en auraient une, rien dans l’état actuel de notre savoir ne nous permettrait d’en être sûr (voir la note 5 de la chronique n° 181). La conscience est la seule « fonction » de l’homme (façon légère de parler parce que ce n’est pas une fonction) qui ne peut pas être extériorisée. Bien que niée par les philosophes matérialistes et mise de côté par la plupart des neuroscientifiques, il y a lieu de croire que cette singularité de la conscience sera un jour reconnue. Cette inéluctable reconnaissance laisse prévoir un changement profond du cours de la science et modifie toutes les perspectives d’évolution future de l’humanité (voir note suivante). À moins bien sûr que quelque accident survienne (crise écologique majeure ou autre) venant mettre un frein provisoire à l’évolution en cours…
- Cette « insondable question » sur le « face à face de l’homme avec sa seule conscience » actualise une réflexion beaucoup plus ancienne. Grégoire de Nysse, par exemple, un des Pères de l’Église, analyse dans sa Vie de Moïse la relation à Dieu dans l’expérience mystique. Partant de la rencontre de Moïse avec Dieu, d’abord dans la Lumière (le Buisson ardent), puis dans la Nuée, enfin dans la Ténèbre, il dresse un système de correspondance dans lequel la Nuée correspond à la nuit des sens (Dieu invisible) et la Ténèbre à la nuit de l’intelligence (Dieu inconnaissable) (Alain Durel : Eros transfiguré. Variations sur Grégoire de Nysse, Cerf, Paris, 2007). Le beau poème Nuit obscure de saint Jean de la Croix l’évoque ainsi : « Par une nuit obscure (…) je sortis sans être vue (…), je sortis par l’escalier secret (…). En secret, nul ne me voyait, sans guide, ni autre lumière que celle brûlant dans mon cœur. Elle me guidait plus sûrement que la lumière du midi, là où m’attendait celui que j’aimais, là où rien se voyait. (…) Ô nuit qui avez uni l’Aimé avec l’aimée, elle devenue Lui ! » (Nuit obscure ; Cantique spirituel et autres poèmes, Gallimard, 1997 ; j’ai ajouté la ponctuation et le soulignement). Le témoignage des mystiques invite donc à reconnaître dans la conscience humaine un au-delà de la sensation et de l’intelligence. Dans un futur indéterminé cette dimension encore ignorée du commun des hommes est-elle destinée à prendre la relève de l’intelligence ? Cette vision d’un homme promis à un dépassement sans fin est au cœur de l’enseignement joyeux de Grégoire. Voir également la fin de la chronique n° 168, La singularité de l’homme et la note 9 de la chronique n° 411.