Une très belle exposition du Musée de l’homme (actuellement présentée à Grenoble) a sûrement suscité la curiosité et les réflexions de nombreux lecteurs de cette chronique : elle est, en effet, consacrée aux origines de l’humanité.
POUR ceux qui pourront la visiter, M. Yves Coppens, directeur au Musée de l’homme1, et ses collaborateurs, viennent de publier dans une revue (a) un numéro spécial qui constitue la plus stimulante et la plus complète mise au point des dernières trouvailles et incertitudes concernant ce sujet.
À tous ceux qu’ont pu intéresser mes articles2, à ceux aussi qu’ils ont peut-être parfois agacés, je conseille vivement la lecture de cet opuscule, modèle de science, de prudence et de modestie. Ils y trouveront, non seulement un état de la question, mais aussi un instrument de réflexion sur les méthodes de cette difficile science des origines. Les chapitres couvrent, en effet, successivement un résumé de ce que l’on sait et de ce que l’on ignore ; la présentation du Rift est-africain, région des découvertes les plus significatives ; un chapitre montrant comment l’étude approfondie de certains petits animaux contemporains de l’Homme ancien peut nous renseigner sur le milieu où il vivait, et indirectement sur lui-même ; un autre chapitre sur cette providence de l’archéologie qu’est le pollen (ainsi qu’on l’a vu récemment par l’étude du saint suaire3) ; reconstitution des paysages préhistoriques ; enfin, une vision sur les plus anciens témoignages culturels, œuvre de l’esprit et des mains de l’Homme ancien.
Sur les origines, M. Coppens, qui découvrit lui-même la fameuse « Lucie », à ce jour championne en antiquité (trois millions d’années)4, souligne combien ces découvertes, à mesure qu’elles se multiplient, rendent caduques les hypothèses simplistes de naguère : « Chaque inventeur, dit-il, a vu, en son fossile l’origine des Hominidés. » Lui-même n’a pas cédé à la tentation : « (Actuellement) la formule consacrée, presque rituelle, est : on croyait ce fossile-ci ancêtre de ce fossile-là ; l’examen détaillé montre en fait que ce fossile-ci est beaucoup trop spécialisé pour avoir pu être à l’origine de ce fossile-là ; on peut cependant dire qu’il donne une bonne image de l’ancêtre direct de ce fossile-là. »
Prudence donc. M. Coppens propose lui-même (p. 10) un « tableau de famille » illustrant ces incertitudes : les quelques filiations probables depuis vingt millions d’années ne sont marquées que par de brèves lignes pointillées dont on ignore les relations mutuelles, sauf vers la fin, à partir de quatre millions d’années, quand les vrais hominidés ne peuvent plus prêter au doute.
La découverte de « Lucie »
Mais même de ces hominidés la parenté n’est pas encore connue. Pour M. Coppens, le plus sage est de constater qu’à plusieurs reprises ces hominidés différents ont été longuement contemporains, vivant dans les mêmes lieux en « sympatrie » comme disent les préhistoriens. Par exemple, la ligne Homo, la nôtre, a vécu pendant des millions d’années à côté des Australopithèques et, avant, sous la forme Homo habilis, avec les pro-Australopithèques (« Lucie »). Tous ces êtres étaient bien des hommes, marchant debout, usant d’outils que le temps a épargnés quand ils étaient de pierre, dont nous n’avons aucune idée tant que le matériau en fut (il faut le supposer) le bois.
« Lucie », la découverte d’Yves Coppens et de ses deux amis, D.C. Johanson et T.D. White, est particulièrement impressionnante : taille un mètre, celle d’un enfant actuel de quatre à cinq ans ! Certes, « Lucie » a le crâne presque absolument plat depuis les sourcils jusqu’au haut de la nuque (p. 13). Comment un être aussi fragile a-t-il survécu si longtemps (beaucoup plus d’un million d’années) dans un sauvage milieu de savanes à boqueteaux où erraient aussi de puissants carnassiers ? On l’ignore, mais le fait est là, attestant que ce minuscule hominidé aux mains nues sut en trouver le moyen, probablement par une organisation sociale très poussée.
Comme le souligne M. Coppens, « Lucie » était bien « de notre côté », dans la famille primitive de l’Homme et, même si elle ne compte pas parmi nos ancêtres, marchant debout5. Un million d’années plus tôt, déjà un être encore à découvrir marchait de même, « trait confirmé de manière éblouissante, dit M. Coppens, par la découverte à Laetoli, en Tanzanie, de traces de pas, vieilles de plus de trois millions d’années ». De ces traces de pas, deux photos émouvantes nous sont montrées : pas d’un adulte et d’un enfant marchant côte à côte dans la cendre volcanique fraîche, les petits pieds marquant sur la gauche un nombre de pas exactement égal, comme si ces deux êtres, dont rien d’autre ne reste, s’étaient donné la main, la droite de l’enfant dans la gauche de l’adulte6.
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M. Coppens n’élude pas la question délicate posée depuis quelques années aux paléontologistes par les découvertes de la biologie moléculaire : les protéines et, en général, l’appareil chimique des cellules des êtres vivants permettent une classification zoologique très proche de la classification classique établie depuis longtemps par les systématiciens : or, « une des grandes surprises de cette approche biologique a été de mettre en évidence l’extrême « proximité »… des gorilles et des chimpanzés, d’une part, et de l’homme, d’autre part ». En supposant que la chimie vivante évolue à vitesse constante, « les biochimistes ont… tenté de dater les modifications successives qu’ils constataient. C’est à ce dernier niveau que paléontologistes et biochimistes s’opposent, les premiers étant partisans d’une chronologie toujours plus longue que les seconds » (b).
Les fossiles sont des faits
En fait, le désaccord est total : pour les biochimistes, l’homme et le chimpanzé ont « divergé » il y a cinq ou six millions d’années, alors que les paléontologistes datent la divergence cinq fois, voire dix fois plus tôt, éliminant, en fait, par là toute parenté réelle avec les chimpanzés et les singes anthropoïdes, apparus comme l’homme bien après la divergence. M. Coppens ne tente pas une conciliation, de toute évidence impossible pour l’instant7. Les dates proposées par les biochimistes supposent, je l’ai dit, une vitesse constante d’évolution démentie par les fossiles eux-mêmes, puisque des singes très apparentés aux anthropoïdes actuels existaient déjà il y a une quinzaine de millions d’années. Pourquoi ont-ils si peu évolué si l’évolution est constante ? Les fossiles ne sont pas de simples arguments, ils sont des faits, les faits mêmes qu’il faut expliquer.
Un autre fait dément l’hypothèse d’une évolution chimique à vitesse constante : c’est que les espèces connues formant la famille des hominidés anciens (pour ne pas parler des animaux eux-mêmes) ont vécu pendant des temps très longs sans modifications notables. Ceci ne revient pas à dire que les « distances biochimiques » sont erronées, mais que, comme les fossiles, elles sont des faits à expliquer8.
Sans doute touche-t-on là aux mécanismes les plus profonds de l’évolution. Pourquoi la biochimie s’emballe-t-elle parfois, permettant la prolifération foisonnante d’êtres nouveaux, comme ce fut le cas il y a une soixantaine de millions d’années, aux débuts de l’ère tertiaire ? Pourquoi, au contraire, semble-t-elle parfois s’assoupir, comme on le voit chez des espèces qui traversent des dizaines de millions d’années sans évoluer : le cafard, de nombreux autres insectes, mollusques, poissons, et même primates, comme le Tarsier ?
C’est sans doute que la biochimie recèle encore bien des mystères, ou bien qu’elle n’est que l’instrument de forces plus générales et complexes. La science (chimie et paléontologie) fait apparaître sans cesse de ces faits insoupçonnés qu’il ne faut pas se hâter d’expliquer. Tel est bien, me semble-t-il, l’enseignement de cette brochure sur l’origine de l’homme, aussi profonde que prudente. L’origine de l’homme (de son corps) reste une profonde énigme.
Aimé MICHEL
(a) Yves Coppens et collaborateurs : Le Premier Homme, n° 60, février 1982, de Archéologie, B.P. 28, 21121, Fontaine-lès-Dijon (24 F).
(b) Je reviendrai dans un autre article sur ce sujet9.
Chronique n° 360 parue dans France Catholique-Ecclésia – N° 1851 – 4 juin 1982. Une photo montre un homme barbu tenant en main un crâne pris sur une table encombrée d’ossements avec en arrière-plan, trois squelettes humains. Sa légende précise : « Non, ce n’est pas Barbe-Bleue et ce qu’il reste de ses femmes… C’est Yves Coppens, directeur au Musée de l’homme et “inventeurˮ de Lucie. ».
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 24 juillet 2017
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 24 juillet 2017
- Sur l’éminent paléontologue Yves Coppens, ses découvertes et ses hypothèses, voir la note 6 de la chronique n° 333, Avant d’être des hommes qui étions-nous ? – Ou comment la science progresse par de longs débats contradictoires. Je recommande particulièrement les quatre livres qui transcrivent ses chroniques sur France Info depuis 2003 : Le présent du passé. L’actualité de l’histoire de l’homme (2009), Le présent du passé au carré. La fabrication de la préhistoire (2010), Le présent du passé au cube. Des nouvelles de la préhistoire (2013), Des pastilles de la préhistoire. Le présent du passé 4 (2016, tous publiés par Odile Jacob). Ces brèves chroniques illustrent de manière vivante de multiples aspects des recherches actuelles en préhistoire et sont passionnantes pour quiconque s’intéresse aux origines de l’homme et à l’évolution.
- L’auteur fait ici allusion aux treize articles de la série « Les sciences et la Genèse » dont on trouvera la liste en note 5 de la chronique n° 359, Échec à la « bof-philosophie » – L’enfant sur la plage n’est pas le naufragé d’une tempête absurde. Le présent texte peut être considéré comme le 14e de la série, mais, contrairement aux précédents, ce fait n’est pas mentionné dans le journal.
- Il sera question du saint suaire (et des pollens) dans un texte (n° 421) que nous mettrons en ligne ultérieurement.
- La fameuse Lucie, dont il est déjà brièvement question dans la chronique n° 308, Celui qui fuyait sous les cendres – Les extraordinaires empreintes de pas de Laetoli, n’est plus « championne en antiquité » depuis plus de vingt ans déjà. Datée de 3,2 millions d’années (Ma), elle a été détrônée depuis par Abel (3,5 Ma) en 1995 au Tchad, puis Orrorin (6 Ma) en 2000 au Kenya et Toumaï (7 Ma) en 2002 au Tchad à nouveau, voir note 9 de la chronique n° 356, L’homme descend de l’homme et non du singe – La genèse et les sciences 10. Par ailleurs, Lucie n’est plus considérée comme une ancêtre du genre Homo. Elle représente une autre lignée, aujourd’hui éteinte, parmi plusieurs dont certaines ont donné naissance aux grands singes et à l’homme. Le squelette de Lucie est conservé au musée national d’Éthiopie à Addis-Abeba. Pour le 40e anniversaire de sa découverte, une exposition permanente y a été inaugurée en décembre 2014, fruit d’une collaboration franco-éthiopienne. Outre Lucie, on peut y voir Ardi (Ardipithecus ramidus, 4,4 Ma) et Selam, le squelette presque complet d’un bébé australopithèque de 3,4 Ma découvert en 2000 dans la même région que Lucie.
- Aux dernières nouvelles, Lucie serait morte… en tombant d’un arbre. L’affirmation peut surprendre et le lecteur est en droit de se demander comment de telles précisions sont possibles sur une mort survenue au Pliocène il y a 3,2 millions d’années ! Cette thèse est soutenue dans un fort sérieux article de l’anthropologue John Kappelman et ses collaborateurs d’Austin au Texas et Addis-Abeba en Éthiopie, paru dans la revue britannique Nature en septembre 2016 (vol. 537, pp. 503-507). Elle se fonde sur des images en haute résolution faites par scanner à rayons X. Les chercheurs y ont repéré de nombreuses fractures des os à brisures aiguës sans trace de guérison. Ces lésions résulteraient selon eux d’une chute de plus de douze mètres. La mort serait survenue rapidement après, puis le cadavre aurait été entrainé dans la vase d’un étang proche ce qui l’a préservé de la dent des carnivores. Les auteurs notent que « Lucie a été au centre d’un vigoureux débat sur le rôle éventuel de la locomotion arboricole dans les débuts de l’évolution humaine. Il est donc ironique que sa mort puisse être attribuée à des blessures résultant d’une chute, probablement d’un grand arbre, offrant ainsi une preuve inhabituelle d’un comportement arboricole chez cette espèce. » Yves Coppens ne rejette pas ce travail et un spécialiste des traumas de l’Hôpital Beaujon de Clichy le trouve plausible. Par contre, Donald Johanson et Tim White, collaborateurs d’Yves Coppens, ne sont pas de cet avis. Pour eux les fractures constatées sont post-mortem. White ironise : « Si les paléontologues devaient appliquer la même logique et conclusion aux nombreux mammifères dont les os fossilisés ont été tordus, malmenés par les forces géologiques, alors nous aurions aussi des gazelles, des hippopotames, des rhinocéros et des éléphants grimpant aux arbres et tombant des branches ». Christophe Griggo, un spécialiste des processus de fossilisation et des ossements tombés dans les gouffres, est du même avis : les fractures et fissures ne résultent pas d’une chute mais des mouvements et compactage de sédiments entourant le squelette. (https://www.sciencesetavenir.fr/archeo-paleo/archeologie/non-lucy-ne-s-est-pas-tuee-en-tombant-de-l-arbre_104218). Laissons les discussions se poursuivre. Ce travail aura au moins eu le mérite d’amener une question négligée jusque-là sur le terrain des observations précises : celle des circonstances de la mort de Lucie. Selon Yves Coppens, les préhumains comme Lucie, Ardi ou Orrorin, qui vivaient entre 3 et 6 Ma, sont les premiers à se tenir debout en permanence. « Ils marchent sur leurs deux pattes de derrière quand ils sont dans des zones sans arbres. Mais ils ont aussi conservé leur aptitude à grimper, c’est-à-dire qu’ils marchent et grimpent. Quand se fait le passage de ces gens-là, qui sont les ancêtres des humains, aux hommes à proprement parler, on observe que cette double aptitude anatomique se perd ». Cela se voit dans les articulations des bras et des jambes de Lucie qui sont à l’inverse des nôtres : son coude est extrêmement solide pour pouvoir grimper (ce dont nous n’avons plus besoin) et son genou moins stable pour pouvoir sauter, tandis que le nôtre, solide, est adapté à la marche. (Coppens, Y. Des pastilles de préhistoire, op. cit., pp. 156-157).
- Sur les traces de pas de Laetoli, en Tanzanie, voir la chronique n° 308 citée ci-dessus. Le nombre d’individus ayant laissé ces traces est encore l’objet de discussions.
- Les datations, initialement fort différentes, proposées par les biochimistes et les paléontologues de la divergence entre la lignée de l’homme et celle du chimpanzé, se sont beaucoup rapprochées. On trouvera quelques indications à ce propos en note 7 de la chronique n° 347, Votre main : un passé plus vieux que le Mont-Blanc – La science et le récit de la Genèse, et surtout en note 5 de la chronique n° 284, Les origines de l’homme ou des légendes qui s’écroulent – L’évolution buissonnante des Primates depuis 75 millions d’années, ainsi qu’en note 10 de la chronique n° 355, Un premier homme ? Vos chromosomes répondent. On en retiendra, d’une part, la très grande similitude des génomes de l’homme et du chimpanzé et, d’autre part, l’inadéquation de l’ancien concept de « chaînon manquant » entre le singe et l’homme qui est dorénavant remplacé par celui d’ancêtre commun (en conséquence le chaînon intermédiaire n’existe tout simplement pas).
- L’objection faite ici par Aimé Michel visant à remettre en cause la constance de vitesse d’évolution biochimique est mal fondée. En fait, évolution biochimique et évolution morphologique sont deux phénomènes largement indépendants dans le détail.
- Aimé Michel est effectivement revenu sur ce sujet de la divergence des lignées dans la chronique n° 362, Dupont n’est pas Durand, est-ce là le secret de l’évolution ?, ainsi que deux suivantes n° 366 et 367, que nous mettrons en ligne prochainement.