Dans le livre de Hilare Belloc, Four Men : A Farrago (« Quatre Hommes : un mélange bien confus »), la veille de la Toussaint de l’année 1902, le Marin (un des personnages) parle du « grand paresseux à trois doigts qui est le plus aimable des émissaires de l’Enfer ».
Le paresseux est un mammifère de l’Amérique tropicale qui se déplace lentement et reste suspendu la tête en bas aux branches des arbres. La paresse est aussi un péché capital, qui se déplace lentement peut-être et qui est la source de beaucoup d’autres péchés. Josef Pieper emploie le mot latin acedia. C’est un vice très dangereux. Ce n’est pas seulement la flemme.
Peu de gens se préoccupent de leur paresse. Nous l’associons avec un refus de faire grand-chose, ou à la léthargie. Cela peut aussi signifier qu’on fait quelque chose d’autre que ce que nous devrions faire. Le Marin de Belloc dit qu’il est trop flemmard pour y faire beaucoup attention, si bien que la paresse gagne son âme à cause de ce refus de s’en occuper.
Mais pourquoi la paresse serait-elle considérée comme « le plus aimable des émissaires de l’Enfer » ? Thomas d’Aquin l’appelle « tristesse à propos d’un bien spirituel ». Pourquoi la paresse est-elle appelée « aimable » quand on la compare avec d’autres péchés mortels ? Luxure, gourmandise et envie nous projettent hors de nous tandis que la paresse nous fait penser qu’on n’attend pas beaucoup de nous. Nous pouvons nous occuper de ce qui est important à un autre moment.
Et pourquoi précisément « tristesse » comme un bien spirituel ? Nous ne faisons pas face à ce que nous devrions faire ou être. Pourquoi ne pouvons-nous pas tout simplement nous trouver seuls sans être dérangés par ce qui nous pousse à nous remuer et à faire quelque chose qui est ce qu’il y a de plus essentiel dans notre vie ?
Samuel Johnson remarquait « qu’il n’y a aucune sorte de paresse qui puisse plus facilement nous séduire que celle qui croit trouver sa dignité dans l’apparence des occupations ». Cette vue implique que la paresse n’est pas seulement une sorte de passivité. Nous pouvons être paresseux et très occupés en même temps. Être paresseux signifie que nous nous intéressons à tout, sauf à ce que nous sommes.
Les êtres humains sont uniques dans l’univers en ce qu’ils sont responsables en dernier lieu de ce qu’ils doivent être. Ce n’est pas l’instinct qui les guide à apprécier eux-mêmes ce qu’ils sont. Ils ont à se « régir » eux-mêmes. Cette auto-rection n’est pas chose facile. Sa difficulté est peut-être la raison pour laquelle nous hésitons à y consacrer beaucoup de temps
Nous vaquons à notre vie. Nous n’intériorisons pas, nous ne décidons pas de savoir ou d’accepter ce que nous sommes. Nous faisons de gros efforts pour refuser l’existence d’un modèle objectif qui nous inciterait à nous mesurer nous-mêmes.
Yves Simon a remarqué un jour que tout ce que nous faisons a besoin de contenir en soi un projet. Si nous payons quelqu’un 1000 dollars à l’heure pour creuser un trou, et ensuite le reboucher, il deviendrait bientôt fou.
Cette même idée est venue à Belloc d’une façon différente. Le Marin nous dit que la paresse aux trois doigts va nous avaler. Ainsi nous atteindrons « la meilleure chose au monde ». Moi-même (Belloc) répond que le Marin a oublié une très grande « félicité ». C’est « le projet viril et l’achèvement final de l’esprit immortel qui est sûrement de creuser des trous et de les reboucher ensuite. »
Qu’est-ce que cela veut dire ? Le Marin reconnaît que creuser et reboucher sont pour beaucoup « ce qu’il y a de mieux au monde ».Moi-même (Belloc) continue : Considère comment « nous buvons pour avoir encore soif, mangeons pour avoir encore faim… faisons pénitence avant de pécher et dormons pour nous éveiller et nous éveillons pour dormir. »
Nos vies, en d’autres termes, sont des rondes où l’on fait beaucoup les mêmes choses encore et toujours. Nous mettons au monde des enfants « qui peuvent perpétuer tous cette même ronde ». Ainsi il est possible de voir que le fait de creuser et reboucher peut représenter la vraie félicité humaine.
Le poète pense qu’il doit y avoir quelque chose de mauvais dans ce genre d’arguments. Il est mis au défi de nommer ce qu’il pense être « ce qu’il y a de mieux au monde ». Sa réponse est délicieuse : « C’est un mélange dans lequel devraient entrer et intimement mêlés d’immenses liasse d’argent inattendu et le retour d’anciennes amours ».
Le Marin pense que c’est une vanité romantique. Cela suppose une myriade d’anciennes amours arrivant comme « les vieilles filles de Midhurst qui sortent en groupes de l’Eglise un dimanche matin. » Grizzlebeard, le vieil homme, un des quatre, dit que tous ces jeunes gens disent des « folies… La meilleure chose au monde est le sommeil. »
Qu’est-ce que nous „faisons” dans les rondes quotidiennes de l’existence qui a été donnée à chacun de nous ? Paresse signifie que nous ne nous prenons pas nous-mêmes au sérieux. Nous n’adressons pas à nos âmes véritables la question ultime : que nous sommes promis à la gloire nous rend tristes.
Nous sommes suspendus tête en bas aux branches de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal. Cela ne nous incite jamais à rechercher ce que nous sommes. Nous nous occupons de bien des choses. Nous sommes des flemmards. Nous sommes des paresseux. Nous ne nous cherchons pas à savoir d’où sort «’l’aimable émissaire » qui vient vers nous.
Source : https://www.thecatholicthing.org/2018/11/20/on-sloth/
mardi 20 novembre 2018
James V. Schall, S.J., professeur à la Georgetown University pendant trente-cinq ans est l’un des écrivains américains les plus prolifiques. On citera parmi ses nombreux livres : The Mind That Is Catholic, The Modern Age, Political Philosophy and Revelation: A Catholic Reading, Reasonable Pleasures, Docilitas: On Teaching and Being Taught, Catholicism and Intelligence, et, tout récemment, On Islam: A Chronological Record, 2002-2018.