SI LE LOUP PROTÈGE L’AGNEAU, ET AU-DELÀ - France Catholique
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Noël : Dieu fait homme
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SI LE LOUP PROTÈGE L’AGNEAU,
ET AU-DELÀ

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© Ria Sopala / Pixabay

Disons-le tout net : de Lénine à Hitler, le projet de fonder l’éthique sur la science fut toujours catastrophique, parce que, dogmatique en son principe même. La morale n’est pas une affaire d’experts et les scientifiques, si compétents soient-ils dans leur domaine, deviennent des charlatans lorsqu’ils veulent jouer les nouveaux sages (Luc Ferry dans l’Express du 9 janvier dernier). Bravo. On ne saurait parler mieux… Mais disons-le tout net : le léninisme et l’hitlérisme n’étaient pas fondés sur la science. Des savants ont osé le dire et furent envoyés mourir dans les camps1. Et disons-le tout net encore : si compétents soient-ils dans leur domaine, les savants ne le font avancer qu’en flirtant à leurs risques et périls avec l’erreur. C’est leur honneur solitaire dans le champ de l’esprit : ils sont les seuls à n’avancer d’idée respectable qu’offerte à la réfutation. Dans une de ses publications les plus fameuses, Einstein prédit en 1935 que l’on pourrait un jour mesurer à la fois les deux valeurs conjuguées de l’incertitude quantique. Son idée était respectable car elle décrivait l’expérience permettant de la réfuter. On attendit trente et un ans pour qu’elle fût faite (Aspect, 1986)2, réfutant la prédiction géniale et erronée d’Einstein. Il n’y a d’autre science que celle-là, offerte à la réfutation. Je m’interroge sur une morale à vérifier. On ne peut donc qu’approuver Luc Ferry quand il exprime sa méfiance à l’égard des « comités d’éthique », si ceux-ci prétendent permettre. Permettre par exemple l’avortement, pour prendre le cas le plus angoissant. Car où est le critère scientifique définissant le commencement de l’homme ? Il faudrait d’abord définir l’homme, ses droits, ses devoirs. Ce qu’aucun savant ne fera sans sortir de son « domaine ». On trouvera toujours des savants pour prétendre qu’ils le peuvent3. Ni Lénine ni Hitler n’en manquèrent pour justifier « scientifiquement » leurs forfaits et dire que l’homme « n’est que ceci » ou « que cela »4. Ce qui revient aux savants, c’est au contraire le droit et le devoir de dire qu’ils ne savent pas. Que dans tel ou tel problème posé aux politiques, ceux-ci ne peuvent en aucune façon se défausser de leur choix sur le silence de la science. Ce qui leur revient surtout, c’est le devoir de dire que tel choix contredit une connaissance avérée. Dans le même article Luc Ferry tire les oreilles à Hubert Reeves pour avoir écrit que tout homme est unique, et à Jean-Pierre Changeux pour nous promettre bientôt une morale déduite de la science. Mais « tout homme est-il unique ? » est une question à quoi l’on peut répondre par oui ou non, comme on répond en science s’entend, c’est-à-dire en accompagnant le verdict d’une probabilité. C’est oui, avec une probabilité excédant de loin tous les nombres ayant un sens physique. Même multipliée par des milliards de milliards, la probabilité que deux hommes identiques apparaissent dans l’histoire de l’univers est nulle au regard de la physique5. Cela, un comité d’éthique peut et doit le dire sans hésitation. Il peut par conséquent condamner dogmatiquement (mot rejeté par Luc Ferry) toute morale fondée sur l’inanité de la personne. Le mot fameux de Napoléon : « que me font à moi un million de morts ? » est d’abord une erreur. Il est vrai que la Nature, à ce qu’on voit, semble l’ignorer, que toute vie se nourrit de mort, que, comme disait Valéry, « le loup est fait d’agneau assimilé », et même que « le lion protège l’agneau en le mangeant » puisqu’il protège l’herbe de l’agneau. Alors, le mot de Napoléon ? Il nous fait horreur. Je me demande si Jean-Pierre Changeux, qui ne veut semble-t-il connaître que l’ « homme neuronal »6, ne laisse pas une place à cette horreur dans la morale qu’il annonce. Sa morale serait celle du loup, mais l’homme n’est pas un loup. – « Jadis, disait sa mère au petit Albert Cohen, nos ancêtres étaient des bêtes et vivaient comme elles. Alors vint Moïse qui leur donna le Décalogue, et ce furent des hommes ». Moïse ne trouva pas le Décalogue dans la Nature. Il lui fut révélé dans la nuée du Sinaï parmi les tonnerres et les éclairs, symbole d’une nuit de l’esprit plus lumineuse que toute science7. C’est le lieu de citer encore le physicien anglais Euan Squires, que les lecteurs de cette chronique n’ont peut-être pas oublié8. Dans son livre remarquable Conscious Mind in the Physical World (Adam Hilger, Bristol), Squires se demande comment l’esprit conscient a pu naître dans la nature. En tant que physicien, dit-il, il y a là comme une impossibilité : – Je ne peux imaginer comment on pourrait jamais fabriquer, ou même concevoir (design), une machine douée de conscience, c’est-à-dire connaissant sa propre existence, capable de joie et de tristesse, sachant ce qu’est la vérité, se souciant de moi, ou dont je me soucie (care). De même je ne puis concevoir aucun calcul démontrant la possibilité d’une chose douée de ces propriétés de la même façon que je pourrais prouver que ceci ou cela est un liquide, par exemple. Ce qui me conduirait à suggérer que moi, ou un autre, ou n’importe quoi doué de conscience, sommes complètement différents des choses que je peux concevoir et fabriquer. Mais alors, dilemme ! D’une part, je ne peux comprendre ni comment ni en quoi je peux être différent, ni ce qu’il peut y avoir en moi que je ne puisse pas concevoir comme une machine. Tournant cette pensée en affirmation, je peux très bien concevoir une machine (capable de tout ce que je fais, A. M.) qui ne serait pas consciente, ne saurait pas ce qu’est l’amour, la couleur rouge, etc. (…). Mais alors je ne vois pas pourquoi je ne suis pas une telle machine inconsciente. Il y a une erreur quelque part, puisque je suis conscient. » Euan Squires, en d’autres termes, peut très bien concevoir comment l’ « homme neuronal » de J.-P. Changeux est apparu dans la nature, mais sa conscience, non, car elle est inutile ! Et cependant elle existe, eppur si muove. Tous les physiciens, notons-le, ne sont même pas prêts à aller aussi loin que Squires. Pour Roger Penrose d’Oxford (The Emperor’s New Mind, Oxford University Press, 1990, autre livre passionnant sur le même sujet 9), il n’est pas possible d’imaginer une machine produisant un acte véritablement intelligent, même si elle peut faire mieux que l’homme en toute activité logique et même en fût-elle non consciente. Autrement dit, l’évolution est peut-être capable, dans le cadre de la physique, de produire un « homme neuronal » non conscient, supérieur à l’homme en tout, sauf dans le domaine de l’intelligence créatrice. Il se fonde essentiellement sur l’existence avérée d’actes « intelligents » qui, par nature, supposent une infinité d’opérations logiques, et dont il donne quelques exemples, comme les vérités vérifiables mais non démontrables (les indécidables de Godel). Penrose montre que ces activités non programmables (supposant une infinité d’opérations logiques) forment le fond de l’activité naturelle de l’homme. Squires connaît le raisonnement de Penrose, qu’il cite, mais n’objecte rien. À supposer donc qu’une machine intelligente comme l’homme soit imaginable, ce que Penrose écarte, resterait encore la conscience, que ni Penrose ni Squires ni personne ne voit où placer dans la nature. Si l’intelligence non mécanisable n’a pas de place dans la nature, et à plus forte raison la conscience, comme imaginer une morale « naturelle » ? Cela n’a évidemment aucun sens. Cependant l’homme est sorti de la nature il y a quelques milliers de siècles, démontrant que la nature n’est pas ce que décrit la science, et que l’homme est plus que son histoire visible10. Quand il n’occulte pas sans examen la tentation métaphysique toujours ouverte devant lui, le physicien plus que tout autre éprouve son absolue étrangeté, car il sait que sa conscience n’a pas de place dans le monde qu’il décrit. Ou alors, en physique quantique, une place infiniment paradoxale. Ce que « je » vois (par exemple le rouge) n’a rien de commun avec la fréquence électromagnétique correspondant au rouge – mais si « je » n’étais pas là rien ne serait. Alors qu’est-ce que cette nature censée avoir évolué pendant des milliards d’années avant toute conscience ? En son état actuel la science ne se borne pas à répondre : « je ne sais pas », Elle affirme : « il paraît exclu que je sache ». J’admire qu’une « Ligue des athées » donne parfois aux gens des leçons de morale : « Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis », l’a-t-on assez répété. Il n’était pas si grave naguère que quelques-uns fissent cette déduction. Cela devient très dangereux, voire bientôt mortel avec notre croissante maîtrise de la nature11. Si nous refusons de croire que le monde va quelque part, eh bien, nous le tuerons, c’est certain. Il ne peut être sauvé que par la foi12.. Sauvé pour quel destin ? « Mon père seul le sait ». Sans attendre de vérification, refusons d’être des loups. Aimé MICHEL Chronique n° 493 – F.C. – N° 2339 – 24 janvier 1992 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 29 juin 2020

 

  1. Marx, Lénine et Hitler se recommandent de la science pour défendre leurs conceptions et pensent avoir établi scientifiquement les lois de l’histoire. Avec le recul du temps, on voit mieux qu’il s’agit d’une prétention injustifiée. Côté soviétique, on pense à l’agronome Trofim Lyssenko. Ce protégé de Staline a persécuté les biologistes qui n’adhéraient pas à ses principes néo-lamarckistes au nom de sa « biologie prolétarienne », à commencer par le grand agronome et généticien Nicolai Vavilov qu’il envoya mourir en prison. Jamais la biologie soviétique ne s’est relevée de ces persécutions. Certains ont fait porter toute la responsabilité de cette triste affaire au seul Staline, mais ce n’est pas l’avis de Denis Buican, biologiste d’origine roumaine qui a vécu le lyssenkisme de l’intérieur : il soutient que le point de départ des idées de Lyssenko se trouve bien dans le scientisme déterministe de Marx lui-même (note 5 de n° 268).
  2. Ce chapitre récent de l’histoire des sciences, qui s’étend sur un demi-siècle, est l’un des plus brillants de la physique du XXe siècle. Aimé Michel s’en est fait le chroniqueur attentif et passionné, voir par exemple n° 310, Le nouveau « paradoxe du comédien ». Le problème clairement posé par Einstein et ses deux co-auteurs Podolsky et Rosen en 1935 n’a pu être résolu que par les contributions successives de plusieurs générations de physiciens, d’abord théoriciens puis expérimentateurs. L’une d’entre elle, au mitan de la période, est celle du britannique John Bell en 1964 qui passa presque inaperçu au début. J’ai raconté ailleurs comment la plupart des physiciens quantiques s’étaient détournés de ce problème, avant qu’Alain Aspect, informé par Bertrand d’Espagnat et Olivier Costa de Beauregard, ne le fasse brillamment revenir sur le devant de la scène (voir n° 309).
  3. Aimé Michel fait notamment allusion ici aux propos de Jacques Monod, prix Nobel, sur l’embryon humain, propos qu’il avait rapportés en ces termes dans une chronique de janvier 1973 : « L’avortement n’est pas un infanticide, a-t-il déclaré à la radio. Un fœtus de quelques semaines n’est pas un être humain. La personnalité humaine ne vient qu’au moment où se forme le système nerveux central. Le fœtus n’en possède pas, il n’a donc pas de conscience. Ce n’est pas un individu avant le cinquième ou le sixième mois de grossesse. C’est l’absence de conscience (que donne l’électro-encéphalogramme plat) et non l’arrêt des battements de cœur qui décide du moment où l’on peut prélever un organe à un être humain, cliniquement mort. Pour un fœtus, l’absence de conscience fait qu’il n’est pas un être vivant. Il est donc faux de dire que ce fœtus doit être défendu par une loi qui sert à défendre les êtres humains. » (n° 126, Avis désintéressé à MM. les assassins). Il n’est pas difficile de voir que cette solution « scientifique » au problème moral de l’avortement n’en est pas une. A. Michel ne s’est pas fait faute de le montrer avec un humour grinçant : l’absence d’une conscience encore à venir chez l’embryon n’est pas plus une excuse que ne le serait celui d’occire un vieil oncle à héritage sous prétexte qu’on a pris soin de l’assommer avant de lui trancher la gorge ! On sait que dans son livre marquant de 1971, Le hasard et la nécessité, dont il a été beaucoup question dans ces chroniques, Jacques Monod s’est fait le défenseur éloquent de l’humanisme athée et du matérialisme (voir n° 452), contre toute conception contraire, qu’il qualifie d’ « animiste » parce que fondée peu ou prou sur l’existence d’une « âme » scientifiquement inobservable (sur la pauvreté de cet argument, voir note 8 de n° 484), et le promoteur d’une « éthique de la connaissance » sur laquelle fonder la Science « unique source de vérité ». Ses idées, toujours actuelles, et leurs contraires, moins en vue, sont présentées plus longuement dans la chronique n° 452 et dans les notes 11 et 12 plus bas.
  4. Les conceptions « scientifiques » des nazis les avaient, entre autres, conduits d’un côté à l’élimination des handicapés physiques et malades psychiatriques, et d’un autre, à entreprendre un programme visant à créer une race aryenne supérieure. J’ai donné quelques précisions sur ce second point en note 6 de n° 474, en rappelant que des conceptions semblables étaient déjà défendues au IVe siècle av. J.-C. par Platon dans La République. Ne rien laisser au hasard et prendre le contrôle intégral de la société, à commencer par sa reproduction, est la tentation permanente de tous les utopistes.
  5. Cette probabilité, évaluée à 10–2000 (n° 392) puis 10–7000 (n° 425), est l’inverse du nombre d’individus différents théoriquement possibles. Ces calculs et d’autres aboutissent toujours à des nombres colossaux que l’on ne peut même pas qualifier d’astronomiques tant ils sont supérieurs aux nombres qui décrivent l’univers visible (voir ma discussion en note 5 de n° 475). Ils valident la conclusion d’A. Michel : « la probabilité que deux hommes identiques apparaissent dans l’histoire de l’univers est nulle au regard de la physique ».
  6. Le livre du neurobiologiste J.-P. Changeux, L’homme neuronal (Fayard, Paris, 1983) a connu un grand succès. L’auteur assure que la conscience et ses expériences subjectives inaccessibles à l’observation scientifique directe peuvent être mises de côté car on peut répondre à toutes les questions scientifiques qui se posent en étudiant les réactions biochimiques et l’activité électrique du cerveau. Changeux considère que le mental peut être identifié « à des états d’activités physiques d’ensembles de neurones » organisés en un vaste système de régulation fonctionnant comme un tout et il conclut : « il nous suffit de dire que la conscience est ce système de régulation en fonctionnement. L’homme n’a dès lors plus rien à faire de l’“Esprit”, il lui suffit d’être un Homme Neuronal. » (p. 228). Ce point de vue, déjà défendu par J. Monod avec qui J.-P. Changeux a travaillé à l’Institut Pasteur, l’est également par Stanislas Dehaene, élève de ce dernier, aujourd’hui spécialiste mondialement reconnu des sciences cognitives et, lui aussi, professeur au Collège de France : « Dans quelques décennies, prévoit-il, la notion même de qualia, ces quanta d’expériences pure, dépourvus de tout rôle dans le traitement de l’information, sera considérée comme une idée étrange de l’ère préscientifique. (…) [L]a science de la conscience va grignoter, petit à petit, chacun des aspects du problème difficile de la conscience jusqu’à ce qu’il parte en fumée. » (Le Code de la conscience, Odile Jacob, Paris, pp. 356-357). Ces générations successives de brillants chercheurs marquent le siècle de leur empreinte mais leur autorité scientifique ne doit pas masquer les difficultés et incohérences auxquelles leurs choix métaphysiques les conduisent, car elles en viennent à saper les bases mêmes de la démarche scientifique.
  7. « Moïse ne trouva pas le Décalogue dans la Nature ». A. Michel a développé cette remarque dans la chronique n° 257. Il y porte un double regard sur la nature, d’abord la nature telle que l’homme la découvre à l’extérieur de lui et ensuite telle qu’il la découvre en lui. Premier volet, extérieur : « La nature tout entière est fondée sur le meurtre, le mensonge, la déprédation, l’écrasement du faible, le triomphe cynique du plus malin et du plus fort. La loi de nature, c’est, avec une méticuleuse précision, l’antidécalogue. C’est-à-dire que le Décalogue révélé à Moïse et qui fonde encore toute loi morale, est très précisément le contraire de ce que fait la nature. Tous les êtres vivants sont voués à une seule finalité, la survie de l’espèce, qu’ils poursuivent avec un assortiment de moyens dont le Décalogue nous fournit la liste complète : il suffit de le contredire point par point. En toute occasion tu tueras, tu mentiras et tromperas, tu voleras, tu mangeras le plus faible, y compris tes parents devenus vieux et tes frères malades, tu te livreras tout ton soûl à la sexualité, y compris à toutes les perversions, sans considération de personne – sur ta mère, ta sœur, ton père, la femelle de ton congénère, etc. Telle est la Nature. » Second volet, intérieur : « Car si l’homme, dernier produit d’une évolution qui n’a jamais cessé de marcher vers lui, se trouve porteur d’une loi morale qui condamne le passé de l’univers, il faut bien que cette loi morale ait été voulue et projetée dès la naissance des choses. Elle est posée dès la première origine comme dernière fin. Sinon la révolte de l’homme à l’égard des horreurs de la nature ne s’expliquerait pas. La loi morale naturelle, présente dans le code génétique de l’homme, atteste que depuis toujours le monde était en marche vers elle, puisque le code génétique humain résume l’histoire de la vie. » On peut certes objecter que cette division est trop schématique, que la nature extérieure n’est pas seulement « rouge de dent et de griffe » selon la formule désespérée du poète Tennyson (1849) reprise par Thomas Huxley, l’ami de Darwin, ni la nature intérieure, simple aspiration à son contraire, mais ces objections n’atteignent pas le cœur de l’argument. La beauté et la loi morale, qui sont des aspects de la conscience, rejoignent les arguments parallèles sur la vérité, la signification, etc. dont l’apparition serait incompréhensible si elles n’étaient pas là dès « la naissance des choses ». Il revient sur le sujet par la suite : « Je sais que, de tout mon être, j’aspire à l’amour (…), à la conscience et à la vérité. Je sais que, de tout mon être, j’abomine la violence, le mensonge, l’erreur, le mal sous toutes ses formes. Je sais que ce sont là les mouvements les plus profonds de mon être. Tout le reste n’est que bavardage. Alors, eh bien ! si tout cela est en moi, si tout cela est moi (…) et si, d’autre part, mon être est le fruit longuement mûri du coupe-gorge cosmique, qu’est-ce que cela prouve, sinon que depuis le fond des âges, depuis la naissance des étoiles, ce coupe-gorge, inlassablement, navigue dans les ténèbres vers le Vrai, le Beau et le Bon ? » (n° 262). Plus tard, encore : « La Bonne Nouvelle annonce la présence en nous du Dieu vivant, et il est là, le seul et tout-puissant moteur de la morale ; que nous ne sommes jamais seuls dans notre jungle, que nous vivons, agissons et pensons, plongés dans l’infinie présence ; mais que nous sommes libres de grandir aveugles, de vivre et mourir en fauves » (n° 403), ou, de façon plus générale, en s’imaginant dans la froide solitude cosmique revendiquée par Monod.
  8. Je n’ai pas retrouvé la chronique où Aimé Michel dit avoir parlé pour la première fois de Euan Squires. J’incline à penser que sa mémoire le trompe, qu’il a peut-être eu l’intention de le citer mais ne l’a pas fait. (En revanche, j’ai déjà mentionné cet auteur en note 7 de n° 424). Qui qu’il en soit, le livre cité par A. Michel, L’esprit conscient dans le monde physique (1990) est le troisième et dernier publié par cet auteur, le premier étant une histoire de la physique fondamentale (1985) et le second une introduction aux fondements de la physique quantique (1986, réédité en 1994). Aucun d’entre eux n’a été traduit en français. Euan Squires, né en 1933, était professeur de mathématiques appliquées à l’université de Durham et spécialiste de la théorie des particules élémentaires, ce qui, à première vue, ne le qualifie pas spécialement pour écrire un livre sur la conscience ! Ce à quoi il répond, avec un humour tout britannique, qu’on en sait si peu à ce sujet qu’il est aussi qualifié que n’importe qui pour en parler ! Plus sérieusement, il pense qu’on ne peut aborder la question centrale du livre, à savoir y a-t-il une place pour l’esprit conscient dans le monde physique et si oui, où et laquelle ?, sans une bonne connaissance de la physique théorique et, tout particulièrement, de la physique quantique, ce qui est difficile à contester. Il en résulte un livre de synthèse d’une grande richesse qui a le mérite de ne pas se laisser impressionner par l’argument d’autorité et de poser un regard neuf sur toutes les questions plus ou moins classiques qu’il aborde et souvent renouvelle. Je n’en prendrai que deux exemples. Le premier porte sur la thèse très en vogue de l’identité de l’esprit et du cerveau (que Changeux et Dehaene soutiennent, voir plus haut). Selon elle, « les pensées conscientes sont des états physiques du cerveau ; non pas, soulignons-le, provoquées par ou associées à ou cause, mais tout simplement sont. Ainsi, ce que nous pourrions être tentés de concevoir comme deux choses séparées est actuellement une seule chose. » (p. 80). Le fait est que ces deux choses ne sont pas du tout les mêmes, si bien que le problème de leur trouver quoi que ce soit de commun est ignoré et l’évidence niée « avec un dédain insouciant ». Cela revient à soutenir « deux croyances contradictoires tout en affirmant qu’elles ne sont pas contradictoires ! » Le second exemple concerne la liberté. Le chapitre à ce sujet s’ouvre par une citation de l’écrivain William Golding : « On ne peut pas débattre du libre arbitre mais seulement en faire l’expérience, comme d’une couleur ou du goût des pommes de terre ». E. Squires la reprend à son compte car, selon lui, le libre arbitre est exclusivement une propriété de l’esprit conscient. Si donc je pense que je suis libre, c’est que je le suis, car on ne peut pas définir le libre-arbitre autrement (il détaille ce point). « Une autre personne n’a pas plus le droit de soutenir que ma liberté n’est pas réelle qu’il en aurait de mettre ma parole en doute quand je dis que je suis heureux ». Plus surprenant : la liberté ne s’oppose pas au déterminisme, et n’est donc pas une position intermédiaire entre choix forcé et choix au hasard. Cette vue, appelée compatibilisme, ne permet pas de trancher entre les conceptions matérialiste et dualiste de l’esprit. Comme on pouvait s’y attendre, le livre pose plus de questions qu’il ne donne de réponses. Le long extrait traduit par A. Michel donne le ton de la conclusion. Squires y rejette à la fois le « dualisme naïf » de Descartes qui impose une stricte limite au domaine de la physique, et le « matérialisme naïf » ; en effet, « l’affirmation que tout est matière est sans contenu parce que nous ne savons pas ce qu’est la matière. Nous voulons dire qu’elle est faite de particules, de quarks et de leptons, etc., mais que sont-ils ? Dans la plupart des versions de la physique quantique, ils n’existent pas sans des esprits pour les observer. » (p. 237). En revanche, il laisse ouvertes nombre de solutions intermédiaires entre ces deux extrémités naïves. Pour trouver une présentation plus explicite de sa propre conception (exposée dans son livre mais parmi d’autres), mieux vaut se reporter à un bref article qu’il a présenté oralement à la seconde conférence « Vers une science de la conscience » tenue à Tucson à l’été 1996 (https://arxiv.org/pdf/quant-ph/9602006.pdf). Cet article a finalement paru sous le titre « Pourquoi les théoriciens des quanta sont-ils intéressés par la conscience ? » dans le livre publié à l’issue de la conférence (MIT Press, 1998). Voici en substance, ramenée à trois idées principales, la réponse fournie par E. Squires à la question qu’il pose : La première idée, essentielle, souvent obscurcie ailleurs par de savantes constructions, s’exprime en une courte phrase en tête de l’article : « l’idée même d’essayer d’expliquer la conscience est probablement une erreur ; la conscience juste est ». Squires échappe ainsi à une objection que l’on peut faire à Penrose (voir note 12 de n° 490). Son but n’est donc pas de fournir une illusoire explication de la conscience mais d’expliquer pourquoi elle est indispensable en physique. Seconde idée : selon la physique quantique orthodoxe (interprétation de Copenhague) dans toute expérience physique pouvant donner lieu à des résultats différents (par exemple l’électron sera détecté ici ou là) le système est dans un curieux état de superposition où les divers résultats cohabitent (c’est la fameuse histoire du chat de Schrödinger à la fois mort et vivant, voir par ex. note 5 de n° 471) mais finalement bascule vers un et un seul des résultats possibles selon une certaine probabilité fournie par la théorie (règle de Max Born). Selon Squires, cet unique résultat observé « n’existe pas en physique mais seulement dans la conscience. La règle de Born n’a rien à dire sur la physique – elle dit quelque chose sur la conscience. » (Il souligne que ceci s’applique à la théorie orthodoxe mais que la règle de Born est physique dans d’autres cadres comme les variables cachées de de Broglie-Bohm ou les modèles explicites de réduction de la fonction d’onde). La conscience n’est pas dans le monde physique (elle n’obéit pas à la physique quantique) mais elle est efficace en ce sens qu’elle sélectionne ce qui devient réel parmi les possibles de départ, tandis que les parties non sélectionnées de la fonction d’onde n’existent pas. Cette vue (comme d’ailleurs celle des mondes multiples d’Everett) permet par ailleurs d’expliquer les coïncidences apparemment nécessaires à notre existence, la conscience sélectionnant les résultats possibles qui autorisent son existence (ce qui rejoint les spéculations du philosophe Thomas Nagel, voir note 8 de la chronique Joujoux de l’espace ou irruption de la vie ?). Troisième idée : la théorie quantique orthodoxe requiert que la conscience soit non locale. En effet, pour garantir la propriété essentielle que tous les observateurs fassent la même sélection, il faut qu’il n’y ait qu’une seule sélection, ce qui n’est possible que si la conscience est une et non locale (ce que croyait Schrödinger). Devant des perspectives aussi vertigineuses (qui impliquent télépathie, clairvoyance et psychokinèse comme discutées dans le livre), on comprend la remarque d’A. Michel : « Tous les physiciens, notons-le, ne sont même pas prêts à aller aussi loin que Squires » ! Il est vrai que ces idées décoiffantes, non seulement ne sont pas démontrées, mais comportent de sérieuses difficultés, au premier rang desquelles la supposition que le cerveau humain ne relève pas de la seule physique classique mais nécessite le recours à la physique quantique, ce que beaucoup contestent parce que le cerveau est un milieu chaud et humide où la superposition des états quantiques ne peut se maintenir. Quoiqu’il en soit, on pourra retenir que les idées défendues par Squires ne sont pas, contrairement à ce que beaucoup enseignent, incompatibles avec les théories physiques admises, ce qui est déjà bien remarquable.
  9. Ce livre, qui a suscité de nombreuses discussions, a fait connaitre Roger Penrose au grand public et rencontré un vif succès, n’a été finalement traduit en français qu’en 1998, avec huit ans de retard. Il en a déjà été question dans la chronique n° 490, publiée le 1er novembre 1991, d’où je déduis qu’A. Michel s’est accordé près de trois mois de réflexion pour en donner le résumé de dix lignes qui suit (qu’on pourra comparer à mes notes en marge de n° 490). Il s’agit d’une de ces brèves recensions dont il a coutume, qui peuvent sembler anodines au lecteur pressé mais qui sont en réalité le fruit d’une réflexion approfondie, souvent plus lucides que les textes qui les ont suscités. Néanmoins, en dépit de l’aide qu’il apporte, il faut pour en tirer tout le bénéfice, prendre le temps d’y réfléchir soi-même.
  10. S’il n’y a qu’une chose à retenir de cet article, c’est celle-là : « la nature n’est pas ce que décrit la science ». Conclusion surprenante, mais inévitable pour quiconque prend au sérieux la conscience dans tous ses aspects. Loin d’être une déclaration visant à disqualifier la science, elle est, au contraire, une condition de possibilité de celle-ci. Comme le détaillent les deux notes suivantes, elle est à la racine des divergences d’opinion sur la nature de la conscience et de l’univers en général, et des multiples contradictions, presque jamais explicitées, qui agitent le monde moderne. Elle est présente en toile de fond dans la plupart des chroniques d’A. Michel et leur donne leur cohérence. On en trouvera un exemple parmi d’autres dans la n° 426 et les notes qui l’accompagne : Le crépuscule du matin – Nous sommes plus que nous ne croyons être.
  11. Il est fort possible que l’humanisme athée soit un danger mortel, mais avant de faire sentir ce point, je voudrais présenter un tableau schématique des opinions qui opposent ceux qui pensent que la conscience est seconde par rapport à la matière (les « matérialistes », comme Monod ou Dehaene, mais on pourrait aussi bien les appeler « scientistes » voire « humanistes ») et ceux qui lui donnent un statut égal ou supérieur (appelons les « idéalistes », comme Squires ou Schrödinger). Pour ne pas compliquer inutilement le tableau je ne parlerai pas de Dieu ; s’il apparait quand même dans ce qui suit c’est parce que les protagonistes que je cite en parlent – je supposerai pour simplifier que les deux questions, nature de la conscience et existence de Dieu, peuvent être dissociées. Remarquons d’emblée qu’aucun des deux camps n’est en mesure d’apporter une preuve, scientifique ou autre, propre à mettre tout le monde d’accord. Dans cette situation d’ignorance et d’incertitude, chacun choisit la voie qui lui semble la meilleure ou la moins mauvaise, ce qui revient à poser un postulat à partir duquel chacun élabore les détails de sa conception (j’emprunte cette position du problème à Monod lui-même). Le postulat du « matérialiste » est d’ériger la méthode scientifique expérimentale en juge suprême, ce qui fait dire avec humour à mon ami Kevin O’Regan, du Laboratoire de Psychologie de la Perception du CNRS, qui adopte ce point de départ : « j’ai la religion de la science » ! Cette attitude qui consiste au minimum à mettre de côté, quand ce n’est pas à nier, une réalité parce qu’elle échappe aux méthodes expérimentales disponibles, est difficile à admettre pour beaucoup. Un bel exemple de cette difficulté est offert par l’historien israélien Yuval Noah Harari, pourtant pur scientiste par ailleurs, auteur du best-seller international, Homo deus. Une brève histoire de l’avenir (Albin Michel, 2017). Il commence par s’interroger : « Peut-être l’esprit devrait-il rejoindre l’âme, Dieu et l’éther dans les poubelles de la science ? » mais il se reprend vite : « Il existe cependant une différence fondamentale entre l’esprit et l’âme (aussi bien qu’entre l’esprit et Dieu). Alors que l’existence de l’âme éternelle est pure conjecture, l’expérience de la douleur est une réalité directe et très tangible. Quand je marche sur un clou, il est certain à 100 % que j’ai mal (même si je ne peux l’expliquer scientifiquement). À l’inverse, je ne puis être certain que, si la blessure s’infecte et que je meurs de gangrène, mon âme continue d’exister. C’est une belle histoire et une consolation à laquelle je serais heureux de croire, mais je n’ai pas de preuve directe de sa véracité » (p. 133, je lui concède bien entendu ce dernier point, mais voir note 8 de n° 484). A. Michel, fort de la même expérience de la douleur, en déduisait quant à lui que « Les hypothèses les plus certaines ne sont pas de nature scientifique. Et si vous n’êtes pas d’accord, veuillez, je vous prie, mettre votre doigt là, et permettez que je cogne un peu dessus avec mon marteau. Nous reprendrons ensuite cette petite discussion. » (n° 126). Il y a donc des réalités certaines qui échappent à la science, au moins actuelle, postulat de base dont les « idéalistes » doivent s’accommoder. Là s’arrête la neutralité de ma description car, à tous égards, mêmes scientifiques, je tiens le postulat n° 2, « idéaliste », pour supérieur au postulat n° 1 « matérialiste ». En effet, ce dernier paraît bien moins capable de soutenir une vie d’homme parce qu’il revient à en mettre en doute les fondements les plus précieux (sens, vérité, liberté, etc.) et à lui ôter toute espérance. Monod le reconnait puisque, selon lui, le monde que découvre la science est « un univers glacé de solitude » et contraire au « rêve millénaire » de l’homme. Harari le confirme : « Selon nos connaissances scientifiques, l’univers est un processus aveugle et sans dessein, plein de bruit et de fureur, et cela ne signifie rien » (p. 200). Des trois croyances qu’il martèle : « Dieu est mort : c’est juste qu’il faut du temps pour se débarrasser de son corps » (p. 292), « Il n’existe aucune preuve scientifique que, à la différence des cochons, Sapiens ait une âme » (p. 118), la troisième est la plus troublante : « De même que le mot “âme”, le mot sacré de “liberté” est un terme creux, dépourvu de tout sens discernable » (p. 305) me trouble. À quoi alors rime la science si ceux qui la pratiquent sont des automates, si la liberté et la vérité ne sont que des illusions préscientifiques ? Si le mot sens n’a pas de sens ? Les « matérialistes » ne reconnaissent pas cette contradiction et assurent qu’ils respectent la liberté et la dignité humaines, mais ces dénégations sont purement verbales ou alors résultent de l’oubli dans la vie quotidienne de ces sombres idées philosophiques. (La thèse de l’identité du cerveau et de l’esprit étant fondée sur une contradiction logique au départ, on ne peut être surpris des confusions qu’elle engendre.) Comme l’univers n’a pas de sens, c’est à l’homme de lui en donner un, affirmait étrangement Monod (voir note 3 ci-dessus et note 3 de n° 452). Même idée chez Harari : « Alors que, traditionnellement, le grand plan cosmique donnait un sens à la vie des hommes, l’humanisme renverse les rôles et attend des expériences humaines qu’elles donnent sens au cosmos » (p. 244). Ces propositions sont vraiment étranges car on ne voit guère d’où l’homme tiendrait ce singulier pouvoir : comment l’univers pourrait-il n’avoir pas de sens si lui, qui en est le fruit, en est pourvu ? On pourrait pardonner ses contradictions au postulat n° 1 s’il ne se faisait pas gloire d’une forme de masochisme cosmique qui tient absolument à nous présenter le mystérieux univers comme une absurde « machine à moudre le vide ». Dans ces conditions, choisir le postulat n° 2 est libérateur car il permet de vivre une vie pleine avec la joie de participer à l’aventure d’un univers signifiant, toujours prêt à nous révéler de nouveaux secrets pourvu qu’on les cherche, et qui faisait écrire à A. Michel : « l’univers n’est plus ce machin poussiéreux, exactement borné aux limites de l’homme, que désirait Hegel. Il est le lieu d’une aventure illimitée, digne non seulement de l’homme, mais de Dieu. » (n° 101).
  12. En marge d’une chronique précédente (note 8 de n° 455) je remarquais que « contrairement à une idée fort répandue, les sciences ne minent la confiance (la foi) en un monde pourvu de sens que si on n’en approfondit pas suffisamment les apports » et je posais la question « pourquoi (sous-entendu : en absence de preuves contraignantes) faudrait-il préférer le sens à l’absence de sens ? » La note précédente fournit une première réponse, mais elle appelle un complément que je résumais ainsi : « il se pourrait bien que ce soit une question de vie ou de mort » en promettant d’y revenir. Alors, revenons-y. On peut craindre en effet que le postulat scientiste (n° 1) ait des conséquences encore plus sombres que le masochisme évoqué dans la note ci-dessus. Monod lui-même reconnait avec lucidité le risque qui nait de sa conception « austère, abstraite, orgueilleuse » lorsqu’il écrit : « C’est alors que l’homme moderne se retourne vers ou plutôt contre la science dont il mesure maintenant le terrible pouvoir de destruction, non seulement des corps, mais de l’âme elle-même. » (op. cit. p. 186, voir également la note 3 de n° 452). Y. N. Harari est, lui aussi, conscient du risque encouru : « Le deal moderne soumet ainsi les humains à une très forte tentation, associée à une menace colossale. La toute-puissance est là, presque à notre portée, mais sous nos pas s’ouvre l’abysse béant du néant complet » (c’est moi qui souligne). Mais il croit quand même en l’avenir en raison justement de cette toute-puissance à portée de main : « Nul paradis ne nous attend après la mort, mais nous pouvons créer le paradis ici, sur terre, et y vivre éternellement, pour peu que nous parvenions à surmonter quelques difficultés techniques. » (op. cit., pp. 220-221). Il n’est ni le seul, ni le premier, à envisager sérieusement un homme enfin immortel, heureux et aux pouvoirs divins, comme le montrent par exemple les spéculations aux dimensions cosmiques de Frank Tipler, son confrère physicien en quête de Vie éternelle, d’omniscience et d’omnipotence, dont nous avons déjà parlé (note 5 de n° 289 et note 5 de n° 432). Mais, là où Tipler envisageait un scénario étendu sur des milliards d’années, Harari attend des réalisations concrètes à l’échelle du siècle. Utopie ? Naïveté ? Sans doute mais ce n’est pas le plus important. L’ultra-moderne Harari parle comme son lointain ancêtre qui faisait dire au serpent de la Genèse « Vous serez comme des dieux » et il fait briller à son tour l’antique (et sarcastique) promesse. Là où demeurait chez Tipler une forme de transcendance (par décalque futuriste et conscient du christianisme), il ne reste souvent chez Harari que la tristesse et le cynisme d’un paradis artificiel, éternel et sans espoir, qui mériterait mieux le nom d’enfer. C’est à un enfer (qu’il appellera paradis par cette perversion récurrente du sens des mots auquel se livre le scientisme) que semble conduire le postulat n° 1 par un enchainement inéluctable que Harari décrit avec verve, minutie et perspicacité, en poussant l’humanisme jusqu’à ses plus extrêmes conséquences. A. Michel avait déjà médité tous ces futurs possibles et inquiétants (par ex., n° 50, 213, 438) mais en sachant que d’autres voies existent dans un univers qui va quelque part, ce qu’Harari ne peut envisager. Pourtant, en admettant, comme on l’a vu, la réalité d’une conscience que la science n’explique pas, ce dernier ouvre dans son système une brèche dont l’énormité aurait dû l’émouvoir ; au lieu de cela, il poursuit imperturbablement son chemin en se fondant seulement sur ce que la science peut connaitre et vérifier et il se plait à jeter le reste « dans les poubelles de la science ». Il ne peut ainsi échapper à l’incohérence mais, prophète paradoxal, en décrivant son « avenir radieux » ne nous avertit-il pas des dangers mortels qui guetteraient l’humanité si elle poursuivait sa course actuelle ? Encore deux citations pour terminer. La première de l’écrivain et apologète C. S. Lewis : « Les sciences, innocentes et bonnes en elles-mêmes, avaient (…) commencé à être subtilement manœuvrées dans une certaine direction. Les savants s’étaient laissés de plus en plus insinuer l’impossibilité d’atteindre la vérité objective et le désespoir qui s’ensuit. Ils s’étaient désintéressés de la vérité objective et n’avaient recherché que le pouvoir (…) Ils ne considèrent rien comme étant trop obscène puisqu’ils prétendent que la morale n’est que le sous-produit subjectif de situations physiques et économiques des hommes. Du point de vue de l’enfer, l’histoire de la terre commence maintenant. Il y a maintenant une chance réelle pour que l’homme tombé se débarrasse des limites qui ont été placées par pitié pour lui sur ses pouvoirs au moment de la chute. Et si cela réussit, l’enfer pourra enfin s’incarner. » (Ces lignes ont été écrites en 1943 ; l’auteur avait à l’esprit les projets nazis et soviétiques mais pas seulement. Elles sont extraites de la fin du chapitre 9 de l’édition originale anglaise de Cette hideuse puissance, dernier volume de sa trilogie spatiale, œuvre de science-fiction théologique qui se déroule sur Vénus, Mars et la Terre ; il faut déplorer que les traductions françaises de ce roman sont des versions abrégées avec suppression de nombreuses phrases, jugées sans doute trop abstraites, qui témoignent du peu de respect des éditeurs pour leurs lecteurs). Ma seconde citation sera du non moins célèbre psychologue et philosophe Williams James. Certes, choisir l’option n° 2 reste une croyance, un saut dans l’inconnu, tout comme le choix de l’option « scientiste » n° 1, sauf que la symétrie s’arrête là, ce que James avait parfaitement compris dans son fameux texte « La vie vaut-elle la peine d’être vécue ? ». (J’espère qu’on me pardonnera de citer à nouveau cet apologue, plus actuel que jamais et, accessoirement, prémonitoire de la physique quantique et en surprenant accord avec la thèse de Squires) : « Supposez (…) que vous gravissiez une montagne, et qu’à un moment donné vous vous trouviez dans une position si périlleuse que seul un saut terrible puisse vous sauver : si vous croyez fermement que vous êtes capable de l’accomplir avec succès, vos pieds seront armés pour vous en donner les moyens ; manquez au contraire de confiance en vous-même, pensez aux dissertations que vous avez entendues de la bouche des savants sur le possible et l’impossible, et vous hésiterez si longtemps qu’à la fin, démoralisé et tremblant, vous vous lancerez désespérément dans le vide pour rouler dans l’abîme. En pareil cas (et les exemples analogues abondent), la sagesse et le courage conseillent de croire ce qui est dans la sphère de nos besoins ; il n’est pas d’autre moyen de voir nos désirs satisfaits. Refusez de croire, et vous aurez raison, car vous périrez sans retour ; croyez, et vous aurez encore raison, car vous serez sauvé. Antérieurement à votre acte, deux univers étaient possibles ; par votre foi ou votre refus de croire, vous rendez l’un d’eux réel. » « Croyez que la vie vaut d’être vécue et votre foi contribuera à créer son propre objet. La “preuve scientifique” de votre hypothèse vous fera défaut jusqu’au jour du jugement dernier (ou jusqu’à ce que vous ayez atteint à l’état dont cette expression est le symbole) ». (Extraits pp. 78-79 et 82 du recueil La volonté de croire, 1896, trad. fr. Loÿs Moulin, 1916, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k114210g.texteImage)