Quel regard l’historien que vous êtes porte-t-il sur la « cancel culture » ?
Jean-Christian Petitfils : Initiée en France après la mort tragique de George Floyd en mai 2020 par des associations antiracistes ou des groupuscules de « défense noire africaine », la campagne passionnelle et outrancière destinée à abattre les statues, à débaptiser les lycées, les places et les rues portant le nom de grands hommes de notre Histoire, soupçonnés d’esclavagisme ou de colonialisme, est au cœur de cette « culture de l’effacement » qui se répand dans le monde occidental.
Dans ce délire idéologique, où le souci de la vérité historique ne pèse pour rien, on ne sait trop lesquels sont le plus à blâmer, indigénistes, ultra-féministes, militants antiracistes et décoloniaux, islamo-gauchistes, qui ne rêvent que de déconstruire l’histoire de notre pays, ou les hommes politiques et les édiles tétanisés qui mettent genou à terre et se prêtent complaisamment aux injonctions terroristes des discours antiblancs.
Y a-t-il des statues qu’il serait légitime de déboulonner ?
Sans doute a-t-on exalté par le passé des individus qui ne le méritaient guère. Le mieux dans ce cas est de condamner leurs statues à l’oubli plutôt que d’agir « à chaud » sous l’injonction des manipulateurs. Sinon, où arrêter le curseur ? Quelles victimes choisir ? Jeanne d’Arc, récupérée par l’extrême droite ? Jean-Baptiste Colbert, pour avoir ordonné la rédaction du Code noir ? Louis XIV, pour l’avoir signé ? Voltaire, pour son antijudaïsme enragé ? Napoléon, pour avoir rétabli en 1802 l’esclavage en Guadeloupe et à Saint-Domingue ? Le maréchal Bugeaud, partisan et acteur de la « terre brûlée » en Algérie ? Le colonialiste Jules Ferry pour son mépris des « races inférieures » ? Charles de Gaulle, qualifié intensément « d’esclavagiste » et dont des statues ont été vandalisées ?
Quels sont les précédents dans l’histoire ?
Ces précédents, très nombreux, semblent constitutifs de l’histoire de l’humanité. Certains pharaons n’ont-ils pas fait marteler les effigies et les cartouches de leurs prédécesseurs ? Les chrétiens n’ont-ils pas détruit, pour la bonne cause disaient-ils, les idoles païennes, sans se soucier de la culture des peuples indigènes ?
Faut-il rappeler aussi la grande crise iconoclaste de l’empire romain d’Orient, à partir de Léon III l’Isaurien (VIIIe siècle), qui, interprétant strictement l’interdit biblique de toute image divine, ordonna la destruction massive des icônes du Christ et de la Vierge. Cette crise dura plus d’un siècle.
La fureur iconoclaste reprit – avec quelle âpre intensité ! – dans l’Europe du XVIe siècle au moment de la Réforme. La déprédation de l’art statuaire catholique s’accompagna de nombreux massacres. Durant les guerres de Religion, le mouvement s’intensifia en France, chaque camp cherchant à éliminer l’autre par la pierre renversée et le sang versé.
Sous la Révolution, l’abbé Grégoire créa un mot pour dénoncer le phénomène : « le vandalisme ». Par fanatisme idéologique, haine de la religion ou de la monarchie, on détruisit des églises, des chapelles, on incendia des châteaux, on abattit des statues de rois, de princes, d’évêques, on vida jusqu’aux tombeaux royaux de Saint-Denis… « Du passé faisons table rase », clamera plus tard l’Internationale.
Plus près de nous, le monde garde en mémoire les sinistres exactions de la Révolution culturelle chinoise, la destruction en 2001 des bouddhas de Bâmiyân en Afghanistan ou la démolition en 2012 des mausolées de Tombouctou au Mali. Personne, en revanche, ne pleure le déboulonnage des statues des dictateurs : Hitler, Staline, Mao, Ceausescu, Saddam Hussein… Heureusement.
Les réseaux sociaux changent-ils la donne dans cette volonté de tout effacer ?
Ces prodigieux moyens de communication à travers la planète sont aussi d’affreuses caisses de résonance de la bêtise humaine. Ils placent sur un même plan la vérité et le mensonge, contribuent souvent à disqualifier toute pensée scientifique ou érudite, à véhiculer les formes les plus odieuses du complotisme, à infuser dans la société la pratique du lynchage. Chacun est appelé à faire justice soi-même. L’inculture prodigieuse qui s’y véhicule, la totale méconnaissance des faits historiques, le refus hystérique de toute nuance ne font en effet qu’aggraver le phénomène. Les modérateurs des réseaux sociaux eux-mêmes s’en donnent à cœur joie pour censurer les comptes de ceux qui expriment des opinions non conformes à la pensée dominante.
Derrière la « cancel culture » : le rêve d’un monde parfait ?
Je dirais plutôt l’aspiration de ceux qui prétendent incarner le camp du Bien et de la Morale à un monde totalitaire. Par son schéma explicatif réducteur, qui tend à tout ramener à l’exploitation esclavagiste de la terre, la « cancel culture » ne fait que contribuer à l’ensauvagement de la société.
Toutes ces vagues d’indignation ne sont pas à condamner, tant s’en faut : bien évidemment la dénonciation du racisme avéré, des violences sexuelles et sexistes, ou de l’inceste, est en soi légitime.
Encore ne faut-il pas s’abandonner à la calomnie. En matière d’antiracisme, il serait dangereux de mettre la France à l’heure américaine. Les cultures, les traditions, les attitudes diffèrent. On ne peut en tout cas que condamner la prétention délétère de certains à vouloir se faire justice, à refuser par principe la présomption d’innocence, à tuer par la rumeur.
Ce mouvement est-il plus dangereux qu’à d’autres moments de l’histoire ?
L’historien se doit de relativiser, car de fait on a connu pire dans le passé. Il est inquiétant néanmoins de voir se coaguler progressivement tous ces mouvements racialistes, ultra-féministes au sein de l’Université française. Les « gender, racial and decolonial studies », comme on dit outre-Atlantique, que dénonce le politologue Pierre-André Taguieff dans son Imposture décoloniale, science imaginaire et pseudo-antiracisme (éd. de l’Observatoire), se multiplient. Gare aux opposants ! La « cancel culture », bras armé du mouvement, et ses procédés sectaires d’intimidation ne sont pas loin. Sylviane Agacinski et Alain Finkielkraut en savent quelque chose.
Ces boursouflures intellectuelles vindicatives, sans valeur scientifique, mais en quête de légitimité académique, peuvent-elles accoucher d’une idéologie cohérente ? On peut en douter, car l’indigence et la diversité de ces clameurs de haine, la racialisation des luttes ne présentent sûrement pas la même cohésion intellectuelle que le marxisme-léninisme d’autrefois.
Ce dévoiement n’en produit pas moins des ravages sur les cerveaux influençables. « Le nombre de thèses qui traitent à Sciences Po du privilège blanc, de la fragilité blanche, du racisme systémique, écrivait récemment Pascal Bruckner, est impressionnant. » À la longue, il sera difficile de faire fi de la vérité historique. À Fort-de-France, des énergumènes ont abattu la statue de Joséphine de Beauharnais, alors que – tous les historiens sérieux en conviennent – elle n’a joué aucun rôle dans la décision de Bonaparte de rétablir l’esclavage.
À la Guadeloupe, on a détruit les deux statues de Victor Schoelcher : la perversion atteint là son summum, car cet homme généreux a passé la plus grande partie de sa vie à défendre la cause abolitionniste et a été à l’origine de l’abrogation de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848. Son seul tort évidemment est d’avoir été un « mâle blanc », occultant de ce fait la révolte libératrice des Noirs. Il en va de même d’ailleurs du grand Abraham Lincoln dont la statue a été déboulonnée à Boston.
Procède-t-il d’un sentiment exacerbé de victimisation ?
Par son caractère subversif et épidermique, la culture de l’effacement utilise à plein ce sentiment, prétexte à toutes les revendications des minorités. Il faut être victime aujourd’hui pour être entendu et avoir un droit légitime à la parole.
S’il s’inscrit ainsi davantage dans la politique de l’émotion que dans la quête sereine de la justice, ce mouvement, il ne faut pas l’oublier, trouve ses racines intellectuelles dans les philosophies déconstructivistes de Jacques Derrida, Gilles Deleuze ou Michel Foucault, cette French Theory de la domination et des inégalités qui fait fureur dans les campus américains et nous revient aujourd’hui en boomerang.
Comment répondre à cette rancœur entretenue ?
Dénoncer les phénomènes de meutes et de manipulation ne suffit pas. Encore faut-il enseigner correctement l’histoire ou la littérature de notre pays, user de pédagogie, faire appel à la raison, au respect de l’autre, insister en effet sur la notion de transmission et d’enracinement. Vaste programme assurément, pour lequel les chrétiens ont un rôle essentiel à jouer, car le christianisme est la religion de l’Amour, alors que la « cancel culture » n’est que celle de la destruction et de l’intolérance.
Les statues de saints dans nos églises ont aussi souffert d’une forme d’effacement…
Mises en valeur pendant des siècles, particulièrement après la Contre-Réforme tridentine, à dessein d’aider le petit peuple catholique à célébrer le culte des saints, ces statues n’ont pas eu bonne presse dans les années postconciliaires. On a en mémoire ces curés, aiguillonnés par un néo-jansénisme purificateur et ravageur, qui se sont débarrassés allègrement de nombre d’entre elles ainsi que de maints objets de culte ou de piété – alors que ceux-ci appartenaient aux associations cultuelles définies par la loi de 1905 –, le tout pour le plus grand bonheur des antiquaires.
Brader le patrimoine religieux (vente d’abbayes pour en faire des hôtels de luxe, d’églises…) procède-t-il d’une culture de l’effacement ?
Ce n’est pas le même phénomène, pas plus d’ailleurs que les nombreuses dégradations, sacrilèges d’églises ou de calvaires, mais cela revient au même. Il est à craindre, pour tout dire, que le mouvement de destruction des chapelles et églises s’intensifie, car l’État a mis l’entretien de ces bâtiments à la charge des communes. Or, celles-ci sont souvent désargentées et peu enclines à préserver le patrimoine. Bref, il revient aux catholiques de veiller à protéger bec et ongles « ce blanc manteau d’églises », comme disait le moine Raoul Glaber au XIe siècle, qui couvre si merveilleusement notre belle terre de France.
— Jean-Christian Petitfils, Histoire de la France, Fayard, 1 152 pages, 29 €.
— Jean-Christian Petitfils, Histoire de la France, Fayard, 1 152 pages, 29 €.