Un je ne sais quoi, dans notre bout de terre pacifique que le terrorisme stupéfie, me dit que l’Histoire, en panne depuis 1945 − trente-sept ans ! −, s’est remise en marche, utilisant les hommes, y compris leur aveuglement, pour ses desseins impénétrables. Cette Histoire Majuscule que nous tous, chrétiens, juifs et musulmans, appelons Providence1.
Ne considérons d’abord que les desseins des hommes. Israël veut détruire l’OLP ; l’OLP veut s’imposer comme la voix et la main de fer des Palestiniens ; les Palestiniens rêvent d’une patrie, le regard tourné avec espoir, mais non sans crainte, vers l’OLP2.
Qu’est-ce qui anime Israël et son extraordinaire armée ? L’espoir d’une vie pacifique sur la terre promise à Abraham, Isaac et Jacob ; l’OLP ? la croyance que seule la force assurera son destin au peuple palestinien ; les Palestiniens ? l’amertume de l’exil.
Tels sont les ingrédients. Mais l’Histoire n’est pas faite par la volonté des hommes. Ou plutôt si, elle l’est, mais agencée de loin − de l’infini où nous allons − pour les conduire là où ils n’avaient pas pensé.
Folie de nous si nous prétendions deviner cette destinée construite par nos mains aveugles ! Qui, il y a un quart de siècle, aurait pu annoncer notre époque hagarde et pourtant si riche de promesses ?
Car nous voyons déjà apparaître et grandir ce que personne ne prévoyait3.
Il faut peut-être commencer par les Malouines. Vues par nos yeux à travers l’obstacle de la langue comme une pure absurdité. Mme Thatcher sait parler à son peuple. Elle n’a pas le génie shakespearien d’un Churchill, capable de secouer d’un mot la terre entière : « Nous nous battrons sur nos plages, nous nous battrons dans nos villages… », « je n’ai à vous offrir que du sang et des larmes », tant d’autres mots immortels qui firent d’août 1940 les Thermopyles des temps modernes, pour lesquelles l’Angleterre restera à jamais au cœur des hommes, comme Léonidas et ses sept cents héros.
Qu’avons-nous donc vu aux Malouines ? Mettons-nous pour le comprendre à la place de l’universelle araignée qui rêve de soumettre le monde, et qui pour cela se ruine depuis quarante ans à fabriquer la plus délirante puissance militaire de l’histoire : « Quoi, cette petite île décadente, unanime pour reconquérir un tas de pierres ? » Eh oui, camarades, elle est toujours là cette Angleterre « décadente », préférant ses chanteurs et son cricket à sa marine même.
Mais si vous rêvez toujours de conquérir l’Europe, n’oubliez plus désormais ce petit détail : on peut douter de ce que feront les Allemands, on peut douter de ce que feront les Français, on peut finalement douter de tout, mais pour en finir avec les Anglais, on sait désormais qu’il faudra les tuer jusqu’au dernier. Un mot de Churchill à ne jamais oublier : « Mes amis, si Dieu a désigné notre génération pour écrire la dernière page du peuple anglais, eh bien, allons-y ! » Heureux les peuples à qui l’on peut parler ainsi ! Pas de conquête de l’Europe sans briser l’Angleterre. Ce que ni Napoléon ni Hitler n’ont réussi, voilà ce que devra une fois encore envisager le fou tenté de prendre la fatale décision. Ce qui peut-être le retiendra.
Plaignons nos amis argentins, peuple à la dure recherche d’une âme, comme l’a dit souvent l’un des plus grands d’entre eux, le plus grand sans doute, Jorge Luis Borges4. Rien ne les condamnait à faire les frais de cette sanglante démonstration. Il y a un mystère sud-américain, douloureux prolongement de l’histoire européenne sur lequel il est décent d’écouter ce que les Sud-Américains ont à dire, et de ne répondre que par l’amitié.
Revenons plutôt à celui qui, on ne peut en douter, médite la leçon, tapi dans sa toile d’araignée5. Pour la première fois depuis la fin de la dernière guerre mondiale, il s’est abstenu de souffler le feu. Est-ce possible ? Il a fallu que ce fût l’Amérique qui retienne Israël. Dans un prochain article, j’exposerai ce que les ondes courtes, cette voix de la terre si peu écoutée, peut apprendre à un auditeur attentif. Quelques jours à peine après le début de l’offensive israélienne, tout le paysage international s’est trouvé bouleversé, méconnaissable, tel en réalité qu’il était réellement depuis des années, mais à notre insu :
• Premièrement, hors les ventes d’armes payées cash et l’obsédante exhortation à s’en servir, l’URSS n’a rien à offrir à ses alliés. Pénible réveil pour ceux qui, comme Kadhafi, la Syrie, l’Irak, s’appuyaient avec confiance sur le Grand Frère. Le Grand Frère est un roseau qui coupe la main.
• En particulier, l’OLP, abreuvée de discours bellicistes, découvre sa solitude. Elle l’a durement sentie : « Le siège de Beyrouth, a dit un de ses dirigeants, sera la honte de la communauté internationale. » Qui désignait-il par là ? Sûrement pas ceux dont on sait depuis toujours qu’ils condamnent la non-reconnaissance d’Israël. Alors…
• Les Palestiniens abandonnés (sauf, finalement par les Occidentaux qui ont sauvé l’OLP6) vont devoir chercher un moyen autre que la violence et meilleur, pourquoi pas ? En trente-cinq ans de Diaspora, ils sont devenus les Juifs de l’Islam. L’exil, les épreuves, l’ouverture sur le monde leur ont donné une âme nouvelle. On les découvre souvent, dans les pays « frères », parmi l’élite dirigeante, technicienne, polyglotte. A eux, comme à Israël, semble s’appliquer la promesse divine : « Tu deviendras l’honneur des nations. »
• L’OLP militaire détruite, Israël va devoir découvrir le peuple palestinien. 8 000 ou 9 000 combattants expulsés de Beyrouth restent ces 1 300 000 errants que peut-être cachaient les fumées de la guerre. Déjà, d’ailleurs, les Israéliens souhaitent voir se dresser l’interlocuteur pacifique désireux d’une paix juste pour tous. Tout est possible sur cette terre de miracles, y compris les retrouvailles d’Ismaël et d’Israël.
Tandis que les desseins des hommes se cherchent dans la souffrance et les ténèbres, un autre dessein, lentement, s’accomplit pour qui les siècles ne sont qu’un instant et les peuples, cette goutte d’eau qui tombe du seau dont parle le prophète, « Si tu voyais ma face, tu mourrais. »
Souvent soulevé par l’espérance de voir ce que je ne vois pas, je me congratule de mon aveuglement, j’en remercie la puissance pitoyable qui me l’épargne. Souvent aussi, il me semble qu’un bout de sentier s’éclaire soudain devant moi. C’est ce que j’éprouve en cet été de sang et de larmes. Oui, il me semble que tous ces malheureux ne sont pas morts en vain, que quelques funestes illusions se sont évanouies, que quelques yeux se sont ouverts7.
Aimé MICHEL
Chronique n° 364 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1865 − 10 septembre 1982
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Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 23 février 2015
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 23 février 2015
- « Un été sanglant » constate le titre de cette chronique parue en septembre 1982, mais le printemps de cette année-là le fut aussi. Deux affrontements de cette période sont restés dans les mémoires : celui qui opposa l’Argentine et le Royaume-Uni aux îles Malouines du 2 avril 1982 (occupation de l’archipel par les Argentins) au 15 juin (reprise de Port-Stanley par les Britanniques) et celui qui opposa les Israéliens aux Palestiniens au Liban du 6 juin au 20 août. L’été fut encore plus sanglant qu’Aimé Michel ne pouvait le savoir lorsqu’il écrivait cette chronique. En effet, Béchir Gemayel, élu président du Liban le 23 août, fut assassiné le 14 septembre. En représailles, dans la nuit du 16 au 17 septembre, des extrémistes maronites et de la droite libanaise massacrèrent huit cents femmes, enfants et vieillards à Beyrouth dans les camps palestiniens de Sabra et de Chatila.
- L’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) est créée en 1964 avec le soutien de la Ligue arable de Nasser. Deux organisations principales mènent la résistance palestinienne : l’une minoritaire, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) de Georges Habache d’inspiration marxiste, et l’autre majoritaire, le Mouvement de libération de la Palestine (dit le Fatah) de Yasser Arafat d’idéologie mal définie. Habache né en 1926, chrétien d’Orient, médecin pédiatre formé à Beyrouth, est doux et bon vivant, mais sûr de lui et peu porté au compromis, tandis qu’Arafat, né au Caire en 1929 et non à Jérusalem comme il le prétend, ingénieur, modeste, courageux et bonhomme, est apte au compromis. Habache veut l’unité arabe comme préalable à la libération de la Palestine, Arafat inverse l’ordre de ces priorités. Entraînée en Irak et en Algérie, dès 1965 le Fatah ainsi que le FPLP mènent des opérations de guérilla en Israël. Elles contribuent au déclenchement de l’offensive israélienne de juin 1967. La totalité de la Palestine est alors occupée par Israël. En février 1969, Arafat et le Fatah prennent le contrôle de l’OLP. Mais à la solution du compromis réaliste, les Palestiniens, surtout ceux des camps de réfugiés, préfèrent la lutte armée. En 1970, le FPLP fait adopter par le Conseil national palestinien un programme politique révolutionnaire et menaçant pour les régimes arabes « réactionnaires », refuse catégoriquement le plan Rogers et s’engage dans des opérations terroristes (prise d’otages à Amman et détournements d’avion). Tous les états voisins font alors bloc contre les Palestiniens avec l’appui de Washington et de Moscou. L’armée jordanienne commence à s’opposer aux unités palestiniennes (septembre 1970 dit « septembre noir »). Malgré un cessez-le-feu, ces unités sont finalement expulsées en 1971. Elles trouvent refuge surtout au sud-Liban. En octobre 1973, l’Égypte et la Syrie attaquent Israël (et secondairement la résistance palestinienne) mais sont repoussées. La conférence de Genève qui suit est l’occasion, pour l’OLP d’accepter (mais en termes ambigus) un état palestinien en Cisjordanie et à Gaza à côté (et non à la place) d’Israël. Arafat est invité à l’ONU en novembre 1974. Cette modération provoque une scission de l’OLP : le Front du refus mené par Abou Nidal et inspiré par Habache refuse toute solution négociée avec Israël. Attaqué par la droite libanaise le Front pousse son avantage vers un contrôle du Liban. L’engrenage jordanien se répète alors : en mai 1976 l’armée syrienne intervient et cantonne la résistance dans le Sud-Liban. Au printemps 1978, l’armée israélienne intervient à son tour. En mars 1979 Égyptiens et Israéliens signent un traité de paix issu des accords de Camp David. L’OLP en les refusant perd tout appui égyptien. Israéliens et Syriens peuvent alors poursuivre leurs pressions sur la résistance palestinienne. Le groupe d’Abou Nidal commet de nombreux attentats en Europe contre des représentants de l’OLP et des juifs. Ces attentats soulèvent une émotion considérable dans les pays occidentaux et en Israël qui prépare une vaste intervention au Liban (voir la suite en note 6)…
- « Folie de nous si nous prétendions deviner cette destinée » ; « Qui aurait pu annoncer notre époque » ; « nous voyons ce que personne ne prévoyait » : Aimé Michel n’a cessé d’insister sur le caractère imprévisible de l’avenir. « L’avenir n’est jamais ce qu’on croit. Jamais. » écrivait-il par exemple (dans la chronique n° 229, La prévision mise en échec par la prévision – À propos d’une étude de F. Meyer et J. Vallée sur la croissance à long terme, 13.10.2014) en répétant les vers de Victor Hugo, « Sire, l’avenir est à Dieu ».
- Sur Borges voir les chroniques n° 326, L’amour n’est pas une erreur de la nature – Nous cherchons librement notre achèvement dans un monde infiniment compliqué (03.03.2014) et n° 264, Les métamorphoses du péché – De la culpabilité à la honte et de la quête du pardon à celle de l’estime publique (04.11.2013).
- Le maître du Kremlin, à cette époque, est encore pour quelques semaines Leonid Brejnev. Il meurt le 10 novembre 1982 après 18 ans passés à la tête du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique.
- Le 6 juin 1982, l’armée israélienne intervient de nouveau au Liban et avance jusqu’à Beyrouth pour y détruire les bases palestiniennes. Les troupes syriennes subissent de lourdes pertes dans une bataille de chars et d’avions. Palestiniens et Israéliens s’affrontent dans les quartiers ouest de Beyrouth. L’intervention d’une force multinationale, américaine, française, italienne puis anglaise, met fin aux combats le 20 août. Dans les jours qui suivent, Arafat et ses hommes (une quinzaine de milliers) sont évacués vers la Tunisie et d’autres pays. L’OLP est sauvée mais son infrastructure militaire est détruite, son matériel lourd est laissé à l’armée libanaise tandis que plusieurs centaines de milliers de civils palestiniens restent. Une seconde évacuation de 4 000 hommes a lieu l’année suivante, en juin 1983, lorsque les Syriens expulsent les partisans d’Arafat de la Beqaa et les bombardent à Tripoli ; ils sont évacués par la marine française. En novembre 1987, le soulèvement de Gaza et de la Cisjordanie (intifada) remet Arafat au premier plan. En 1988 il fait accepter par les siens une déclaration d’indépendance limitée à ces deux régions qui reconnait la résolution de 1947 de l’ONU autorisant l’État d’Israël. Mais son soutien de Saddam Hussein lors de l’invasion du Koweït en août 1990 l’isole à nouveau sur la scène internationale. En 1993, il signe la reconnaissance de l’Etat d’Israël et renonce au terrorisme. En juillet 1994 il s’installe à Gaza et en octobre il reçoit le prix Nobel de la paix avec les Israéliens Itzhak Rabin (qui sera assassiné l’année suivante) et Shimon Peres.
- Cette conclusion s’applique également aux évènements de l’hiver sanglant de 2015. Elle a donc une valeur générale pour quiconque voit le monde comme le voit Aimé Michel, c’est-à-dire conduit par la Providence, « utilisant les hommes, y compris leur aveuglement, pour ses desseins impénétrables ».
Pour aller plus loin :
- Pie XII a-t-il abandonné les juifs lors de la dernière guerre ?
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- SYRIE : ENTRE CONFLITS ARMES ET DIALOGUE INTERNE
- La République laïque et la prévention de l’enrôlement des jeunes par l’État islamique - sommes-nous démunis ? Plaidoyer pour une laïcité distincte
- Vous avez dit « violence catholique » ?