Note : ce texte est le dernier écrit par le père Schall pour « The Catholic Thing » avant son décès survenu le 17 avril dernier.
Au moins quatre célèbres question aristotéliciennes – pas assez souvent répétées – peuvent être posées au sujet de toute chose donnée, quand nous essayons de nous représenter ce qu’elle est et pourquoi elle est. Les voici : 1) qu’est-ce ? – un arbre, un lapin, une planète ? 2) est-ce ? – c’est-à-dire, est-ce que cela existe réellement ? 3) qui ou quoi est responsable de son mouvement ou de son être ? 4) pourquoi cette chose existe-t-elle ? quelle est la raison pour qu’elle existe maintenant ?
Concernant les êtres humains, nous pourrions rajouter une question supplémentaire : « qui es-tu ? » C’est-à-dire que chacun de nous a une existence unique et singulière qui ne se répétera pas, différentes de celles des autres êtres qui ont existé, mais nous sommes pourtant tous humains. Chaque « élément » humain est un « toi ».
Nous avons une cause formelle, une cause matérielle, une cause efficiente et une cause finale. Nous voyons que ces différentes causes sont nécessaires pour expliquer quelque chose de réel sur ce que nous rencontrons dans les choses existantes.
Nous ne sommes pas des dieux, nous ne sommes pas non plus mêlés à un « tout » au sein duquel nous n’existerions plus dans notre identité singulière. C’est précisément la permanence de notre identité singulière qui est la chose la plus importante nous concernant. Je suis celui (ou celle) qui a fait (ou n’a pas fait) ceci ou cela. C’est cette identité singulière et unique qui fait que John n’est pas Joseph, que Suzie n’est pas Sally, qui nous rend capables d’identifier les causes spécifiques des choses qui surviennent dans ce monde.
Chaque « toi » peut écouter un autre « toi » et lui répondre. Avez-vous ou n’avez-vous pas fait ceci ? Dans un sens, l’histoire du monde passe par les choix d’êtres humains uniques et particuliers. Leurs choix et leurs actes rendent visibles ce qu’ils sont et pourquoi ils sont.
L’histoire du monde rapporte les jugements, avisés ou non, portés par les personnes humaines qui vivent dans ce monde durant une période plus ou moins longue.
Dans le huitième chapitre de Jean, le Christ dit aux pharisiens qu’Il va là où ils ne peuvent pas Le trouver. Certains pensent qu’Il va se suicider. Mais le Christ leur dit qu’ils mourront dans leur péché à moins de croire que « Je suis ».
Ce même « Je suis », les pharisiens s’en souviennent soudain, est un nom qu’ils reconnaissent. C’est celui que Moïse a entendu quand il a demandé Son nom à Dieu.
Frustrés, les pharisiens interrogent logiquement : « qui es-tu alors ? » Inutile de le dire, ils ne sont pas préparés à Sa réponse. Le Christ était en train de leur parler de Son Père. Il a ajouté que lorsqu’ils Le verraient surgir, ils sauraient alors que « Je suis ».
Il ne fait rien de Lui-même. Il fait ce que le Père Lui a enseigné. Ce qu’Il a entendu, Il veut « le dire au monde ». Celui qui L’a envoyé est avec Lui. Il ne parle que de ce qui plaît au Père. Parce qu’Il parlait avec autorité, beaucoup en sont venus à croire en Lui. Mais la plupart ne l’ont pas cru.
Ce qui est frappant dans ces scènes est la perplexité des pharisiens. Ils ont leurs propres idées sur la façon dont le Messie promis apparaîtra au milieu d’eux. Ils sont méfiants et circonspects. Ils sont persuadés que la personne devant eux est un imposteur. Ils font de leur mieux pour le prendre en flagrant délit de blasphème.
Mais il semble toujours avoir un pas d’avance sur eux. Il fait des déclarations surprenantes qui semblent avoir des bases légitimes dans leurs propres traditions. Il les étaye avec ce qui ne peut être appelé que des miracles. Il s’identifie avec le Temple, avec Jonas, avec le Serviteur Souffrant, et avec quelqu’un plus grand que le Sabbat. Ils Lui demandent de s’expliquer : « qui es-tu alors ? »
En 1988, Joseph Ratzinger a rappelé la fameuse remarque du juriste néerlandais Hugo Grotius (mort en 1645), selon laquelle l’ effet de la loi naturelle serait la loi naturelle « même si » Dieu n’existait pas. De cette affirmation, Ratzinger faisait remarquer : « mais si Dieu n’existe pas, rien ne serait comme maintenant, tout procéderait du néant et retournerait au néant. Ce que nous appelons justice ne serait qu’un simple caprice que nous pourrions réécrire à notre gré ».
Les choses sont ce qu’elles sont parce qu’elles sont créées pour être ce qu’elles sont. Elles ne se sont pas forgé à elles-mêmes leur existence. « Que Dieu existe ou non, la réponse à cette question déterminera finalement si nous sommes des êtres humains, si la dignité humaine, la vérité humaine et la justice humaine peuvent ou non exister » (Coopérateurs de la Vérité).
La question des pharisiens – « qui es-tu alors ? » – est appropriée. Le Christ est celui qui rassemble les choses en un tout. Il est la Parole du Père. Si Dieu n’existe pas, rien n’existerait de ce qui est maintenant. Les choses retourneraient au néant d’où elles sont sorties ; il n’y aurait pas d’agencement des choses, personne pour demander : « mais qui es-tu donc ? »
James V. Schall S.J. (1928 – 2019), qui a été professeur à l’université de Georgetown durant trente-cinq ans, était l’un des écrivains catholiques les plus féconds en Amérique.
Illustration : « Les pharisiens questionnent Jésus » par James Tissot, vers 1890 [musée de Brooklyn]
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/04/09/who-are-you/