Se garder de toute idée simpliste sur l’intelligence animale, constater que la Nature vise un but. Aimé Michel nous y invite, après lecture du récent ouvrage de Rémy et Bernadette Chauvin : « Le modèle animal ». Des « pourquoi ? » en surgissent, auxquels on ne peut échapper.
« L’ANIMAL sait l’homme sait qu’il sait » : attribué tantôt à Teilhard, tantôt à Huxley1, le mot vise à établir une limite franche, constituant un changement de nature entre l’animal et l’homme. C’est ce fossé entre l’animal et l’homme, quelque part dans notre passé, que Valois appelait « le Rubicon »2.
On est bien obligé de le placer quelque part dans le passé, puisque les fossiles attestent l’existence, il y a des millions d’années, d’un animal vertical, exactement identique à l’homme, sauf sur trois points : sa taille d’environ un mètre, son crâne plat, et les traces de son activité qui non seulement sont très élémentaires, mais surtout ne montrent pas cette adaptabilité à des milieux et des genres de vie différents propre à l’intelligence humaine.
Par l’examen de l’homme fossile et des lieux où ses ossements ont été trouvés, on possède un test très clair de son humanité : tant que ces ossements, aussi dispersés soient-ils (par exemple du sud de l’Himalaya à l’Afrique tropicale), sont entourés d’un environnement stable, identique ou semblable, c’est que le Rubicon n’a pas été franchi et il s’agit d’un homme non encore humanisé. Au contraire, dès que l’environnement est variable, c’est le signe que l’intelligence s’active à compenser artificiellement les obstacles que lui oppose la Nature. Par exemple, si telle espèce est présente sous tous les climats, c’est qu’elle a perdu sa toison originelle et appris à se vêtir. La Diaspora prouve la pensée, le Rubicon est franchi.3
L’intelligence de la fourmilière
Cependant, un livre d’une nouveauté exceptionnelle vient à point nous prévenir contre toute idée simpliste sur l’intelligence animale : c’est « le Modèle animal » de Rémy et Bernadette Chauvin (a). Pourquoi « le modèle animal » et que signifie ce titre énigmatique ? Essentiellement que la Nature a un sens, qu’elle n’a pas évolué n’importe comment, et que ses infinies tentatives (dont beaucoup, n’étant connues que par les fossiles, semblent avoir avorté) tendent à un but unique (p. 203) : « Elle cherche à faire un gros cerveau, le plus gros possible. »4
Il faut, pour le comprendre, se défaire de tout anthropomorphisme et d’abord juger l’intelligence animale, non sur ses ressemblances avec la nôtre, mais en elle-même. L’intelligence humaine serait inutile à la fourmi. En revanche, l’activité des fourmis travaillant ensemble obéit à une intelligence globale, collective, qui réalise sous nos yeux des performances dont nous serions incapables, compte tenu de l’économie des moyens utilisés.
Dans son laboratoire d’Ivoy-le-Pré, où des fourmilières sont au travail sous les yeux de l’observateur à qui aucune activité ne peut échapper, les milliers de fourmis s’agitent en une activité fébrile où l’on ne voit que désordre et hasard5. Or, ce hasard, ce désordre réalisent leur but avec une sûreté à peu près infaillible : la fourmilière survit à toutes les catastrophes naturelles, et même l’homme en vient difficilement à bout. Pour beaucoup d’espèces dévastatrices, l’homme en est toujours à chercher vainement une défense. Et la fourmi n’est qu’un insecte parmi des millions d’autres.
Un chimpanzé qui classe des photos
On croit régler le problème en parlant d’instinct. Mais qu’est-ce que cet instinct qui se rit de l’intelligence ? Certes, l’homme peut poser aux fourmis des problèmes qu’elles ne savent pas résoudre (p. 173, figure6). Mais les fourmis résolvent d’innombrables problèmes sans que nous comprenions comment. Elles savent les résoudre des millions d’années avant l’apparition du premier homme.
Le chimpanzé rit, pleure et, dans la compagnie de l’homme, apprend à manger à table avec une serviette, à s’habiller, à faire son lit, etc. On sait depuis les expériences bien connues des Gardner avec leur chimpanzé Washoe qu’on peut apprendre à un chimpanzé les éléments du langage gestuel des sourds-muets humains. Par l’intermédiaire d’images symboliques jouant le même rôle que nos écritures idéographiques, Von Glaserfeld a pu tenir avec sa guenon « Lana » des conversations simples telles que (p. 111) : « Quel est le nom de ceci ? » (un bonbon était montré). Réponse à l’aide de trois signes « Bonbon, nom de ceci ». Parfois, c’est le singe qui pose des questions, s’instruisant de la réponse. Un des faits les plus troublants est l’identification que le singe fait de lui-même. Il apprend d’abord à reconnaître des photos d’animaux divers et à les classer. Si ensuite on ajoute une photo d’homme, il la classe à part. Et quand enfin on ajoute une photo de chimpanzé, il la classe parmi les photos d’homme, à part des autres animaux7..
Bernadette Chauvin, étudiant le pic épeiche, a mis en évidence des activités moins anthropomorphiques (donc moins frappantes aux yeux de l’observateur superficiel, toujours prêt à admirer au cirque l’« intelligence » de l’ours cycliste), mais supposant un psychisme plus complexe que celui même des singes. Par exemple, nourri dans une volière avec des noix très dures, le pic commence par faire comme dans la nature : il essaie de les casser, sans succès. Obligé de s’en contenter (dans la nature il chercherait autre chose), il invente et fabrique une sorte d’outil lui permettant de caler la noix pour l’empêcher de bouger sous ses coups de bec8.
Bernadette Chauvin-Muckensturm montre par de nombreux exemples combien l’intelligence, chez les oiseaux, est comme chez l’homme liée aux capacités manipulatoires (p. 84). Elle fait à ce propos une remarque à laquelle il fallait penser : quand l’homme veut faire une manipulation délicate, il se sert d’une pince. Le bec de l’oiseau est une pince extraordinairement « cérébralisée » : avec elle certains oiseaux vont jusqu’à tisser, tresser, faire des nœuds, peindre…
Le darwinisme, vertu dormitive
Tout est passionnant dans ce livre, de surcroît écrit par un véritable écrivain sachant introduire son lecteur avec facilité et agrément au cœur des problèmes les plus profonds.
Le principal de ces problèmes est la nature de la vie, de la pensée, et finalement de l’homme considéré à travers le modèle animal aux infinies variations. On voit bien que l’homme est sorti de la Nature (le limon de la terre) ; on voit un peu le chemin qu’il a suivi par les fossiles ; mais pourquoi ce chemin ? Pourquoi la Nature « rêve »-t-elle d’un gros cerveau ? Et comment réaliser ce rêve ? Citant une foule d’exemples où se voit une insondable fantaisie, Chauvin montre l’insuffisance de toutes les théories actuelles, et en premier lieu du schéma darwinien (b).
Ce schéma est en particulier remarquable en ce qu’il n’explique que ce qu’on ne voit jamais ! Il n’est utilisable que si l’on suppose au Grand Théâtre des êtres certaines coulisses très compliquées ayant la curieuse propriété de toujours disparaître sans laisser de traces. Aux yeux de Chauvin et d’un nombre croissant de chercheurs, les avatars du darwinisme n’ont plus qu’une vertu : ils permettent de croire qu’on a compris, alors qu’il n’en est rien. C’est une vertu dormitive qui paralyse la curiosité9.
Quand on ne sait pas, chercher
Wickler, un élève de Lorenz, me disait un jour : « Il faut bien que ce soit cette explication, puisqu’il n’y en a pas d’autre », ce qui est indiscutable. Mais, rétorque Chauvin, le devoir du savant est-il de se convaincre qu’on sait quand on ne sait pas ? N’est-il pas plutôt de reconnaître qu’on ne sait pas, et de chercher ?10
Le livre de Ruffié, analysé dans une précédente chronique (c)11, décrit magistralement l’effrayante complexité de la vie, ou plutôt du peu qu’on en sait. Ruffié se demande d’ailleurs, en une brève phrase, si cette complexité n’est pas trop vaste pour l’esprit humain. Pour le savoir, il faut continuer de chercher, et d’abord rejeter les explications en trompe-l’œil qui nous paralysent ou nous égarent. Chauvin compare le long travail de la vie à celui des fourmilières. Il y a dans les deux un ordre, mais invisible, Chaque ordre accomplit un but. Il y a là à méditer,
Aimé MICHEL
(a) Rémy et Bernadette Chauvin : Le Modèle animal (Hachette, 1982). On ne présente pas le professeur Chauvin, dont la science, l’aisance, l’humour, enchantent toujours les téléspectateurs, et dont les recherches sur les insectes sociaux font autorité12. Quant à son épouse, Bernadette, connue de ses pairs sous son nom de jeune fille, Muckensturm, ses découvertes sur les poissons et maintenant les oiseaux ont changé certaines idées de base de l’étude du comportement animal, en montrant leur complexité.
(b) Rejeté aussi, on l’a vu dans un précédent article, par Ruffié qui, toutefois, en garde la « pression de sélection ».
(c) Jacques Ruffié : Traité du vivant (Fayard, 1982),
Chronique n° 363 parue dans France Catholique-Ecclésia − N° 1860 − 6 août 1982
La légende d’une photo en gros plan montrant une tête d’oiseau munie d’un long bec indique que « Le bec de l’oiseau est une pince “cérébraliséeˮ. Ici celui d’un kiwi. » Une seconde photo d’un homme souriant à la chevelure blanche : « Rémy Chauvin. La science et l’humour. »
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 18 septembre 2017
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 18 septembre 2017
- Je ne sais ce que Huxley (Thomas, Aldous ou Julian) a écrit à ce propos mais la formule « L’animal sait, l’homme sait qu’il sait » se trouve indubitablement, quoique négativement, dans Le Phénomène humain de Teilhard de Chardin : « L’animal sait, bien entendu. Mais certainement il ne sait pas qu’il sait : autrement il aurait depuis longtemps multiplié des inventions et développé un système de constructions internes qui ne sauraient échapper à notre observation. Par conséquent, un domaine du Réel lui demeure clos, dans lequel nous nous mouvons, nous, – mais où, lui, il ne saurait entrer. Un fossé, – ou un seuil – infranchissable pour lui, nous sépare. Par rapport à lui, parce que réfléchis, nous ne sommes pas seulement différents, mais autres. Non pas simple changement de degré, – mais changement de nature – résultat d’un changement d’état. » (Le Phénomène humain, Seuil, Paris, coll. Points n° 6, 1955, 1970, pp. 161-162). Teilhard précise : « Si (…) c’est le fait de se trouver “réfléchi” qui constitue l’être vraiment “intelligent”, pouvons-nous sérieusement douter que l’intelligence ne soit l’apanage évolutif de l’Homme seul ? » (p. 61). Pour une référence antérieure on peut songer à Victor Hugo : « Ce que l’animal sait, il ignore qu’il le sait. L’homme sait qu’il ignore. » (Post-Scriptum de ma vie, 1901).
- Sur l’anthropologue et paléoanthropologue Henri-Victor Vallois (1889-1981), voir l’hommage d’Yves Coppens dans Bulletins et Mémoires de la Société d’Anthropologie de Paris (http://www.persee.fr/doc/bmsap_0037-8984_1982_num_9_2_9753).
- Sur la perte de la toison, voir la chronique n° 349, Paléontologie du sublime – La Science et le récit de la Genèse 3 – De la pilo-érection au sentiment océanique, 23.05.2016. La diaspora humaine était attribuée jusqu’ici à Homo erectus qui aurait commencé de sortir d’Afrique, sa terre d’origine, il y a 2 millions d’années (Ma). La découverte récente due à notre collègue Anne Dambricourt, paléoanthropologue au Muséum national d’Histoire naturelle, d’un os présentant des traces de découpe associé à des galets aménagés remet cette idée en cause. En effet, cet os et ces outils ont été exhumés bien loin de l’Afrique, en Inde, sur le site de Masol, au pied de l’Himalaya, et sont datés de 2,6 Ma. La diaspora aurait donc pu commencer un million d’années plus tôt qu’on ne le pensait et être l’œuvre d’australopithèques qui ne connaissaient pas encore le feu (sur ce point voir la note 6 de la chronique n° 356). Cette conclusion est confortée par les outils datés de 2,48 Ma du site de Longgupo en Chine qui étaient contestés jusqu’ici parce qu’on les jugeait trop anciens. En attendant leur publication, on trouvera quelques précisions sur ces développements et les commentaires qu’ils suscitent dans un article de Thomas Cavaillé-Fol publié par Science & Vie, n° 1998, juillet 2017, pp. 67-69.
- La conclusion du livre, où se trouve cette citation, condense en quatre paragraphes les traits essentiels de l’évolution biologique et le sens que Rémy Chauvin discerne dans ce long processus : « Le fleuve de vie prend sa source dans la matière qui ne pouvait que lui donner naissance par sa constitution elle-même. Ne serait-elle donc qu’une machine à engendrer la vie et probablement son achèvement suprême, l’intelligence ? Serait-ce là sa finalité suprême ? C’est un grand fleuve (…). On dirait qu’il cherche une direction à travers mille obstacles. Ou plutôt que la matière dont la loi est de se compliquer sans cesse dans la direction de la vie essaie mille combinaisons, mais non pas au hasard car on peut trouver un sens à ce qu’elle fait : elle cherche à faire un gros cerveau, le plus gros possible. « Elle l’a essayé chez les invertébrés et l’a réussi avec les céphalopodes ; mais la tentative n’a pas été poussée plus loin. Peut-être l’a-t-elle essayé avec les mystérieux insectes qui ont été si près de nous effacer de la surface de la terre. Mais leur organisation est ainsi faite qu’il ne peut fonctionner s’il n’est de très petite taille ; alors la vie a peut-être tourné la difficulté chez les insectes sociaux, où il semble qu’une obscur cerveau collectif se cherche et se coordonne parfois. « Elle l’a tenté chez les oiseaux et d’un seul coup a réussi à leur faire dépasser de beaucoup les possibilités techniques du singe, à leur faire désigner des objets comme il le fait lui-même et mieux encore peut-être à former des phrases, à leur donner la possibilité de compter probablement aussi bien si ce n’est mieux que les singes ; et puis la tentative s’est arrêtée. « Elle a été reprise chez les mammifères mais dans deux directions : celle des dauphins et autres cétacés au gros cerveau et aux instincts complexes que nous commençons seulement à déchiffrer, et celle des primates et de l’homme où la percée vers la conscience s’est enfin réalisée. »
- Lors d’une visite à Rémy Chauvin, dans son château d’Ivoy-le-Pré, j’ai vu l’une de ces fourmilières au travail. Elle s’activait dans une sorte de grande boite de 2 mètres 50 par 1 mètre 50 et d’une douzaine de centimètres de haut, recouverte d’une vitre, le tout posé sur une table. On pouvait ainsi observer aisément le comportement des fourmis et soumettre quelque problème à leur sagacité…
- Ce problème que les fourmis ne savent pas résoudre est apparemment assez simple. Il s’agit de deux blocs de bois parallélépipédiques laissant entre eux un espace. Les ouvrières disposent de brindilles sur chaque bloc. Il leur suffirait de les jeter entre les blocs pour pouvoir passer de l’un à l’autre, mais elles les rejettent sur le côté. Un autre exemple de problème est celui du labyrinthe, en fait une sorte de pont (de papier ou autre) muni de boucles en culs-de-sac sur le côté que les fourmis doivent éviter pour accéder à la nourriture par le chemin le plus court. Au début de nombreuses fourmis s’engagent dans les culs de sac mais peu à peu elles préfèrent le chemin direct et se trouvent de moins en moins nombreuses dans les culs-de-sac. On peut aussi leur offrir de petits ponts pour en sortir : elles empruntent toutes ces raccourcis, aucune dans le sens opposé. Comment s’y prennent-elles ? On a vu précédemment (note 4 de la chronique n° 141, Du crustacé aux mass media – La communication de l’information et son évolution) que dans certains cas ce type de problème est résolu en créant une piste odorante à l’aide d’une phéromone déposée sur le support : seules les ouvrières ayant trouvé une bonne solution déposeraient la piste que les autres suivraient, bien qu’il resterait à comprendre comment ces habiles ouvrières trouvent le chemin le plus direct (mais il y a là aussi des explications possibles car on a montré que certaines fourmis sont capables d’estimer le nombre de pas qu’elles font ; voir aussi la note 4 ci-dessus). Le problème ici est qu’il n’y a pas de piste ! En remplaçant le labyrinthe ou en le lavant, Chauvin et ses collègues ont constaté que les fourmis empruntaient cette fois directement le chemin le plus court. Comment concevoir un tel apprentissage qui s’observe aussi bien chez diverses espèces de fourmis que chez les termites ? La seule explication conforme à l’expérience est celle de l’apprentissage social. Il y a bien apprentissage par les individus (rapide au demeurant) mais celui-ci ne se produit qu’en groupe, les performances d’une fourmi isolée étant fort médiocres. « [L]e groupe, conclut Chauvin, ne se contente pas d’exciter l’individu d’une manière diffuse : il hausse en même temps ses possibilités psychiques de manière à lui faire réussir presque d’emblée des parcours du labyrinthe qu’un animal supérieur comme le rat ne pourrait apprendre qu’après bien des erreurs. » (p. 174).
- Les singes parlants font l’objet de la chronique n° 193, Le biologiste et la chimpanzée – Bref bilan d’un demi-siècle de singes parlants
- Dans son chapitre sur les oiseaux, Chauvin présente les nombreuses expériences, notamment celles d’Otto Koehler, qui ont montré que les oiseaux peuvent, non pas compter à proprement parler, mais dénombrer : « La limite supérieure de la perception immédiate du nombre est de 5 pour les pigeons, 6 pour les perruches et les choucas, 7 pour les grands corbeaux, les pies, les perroquets gris et les écureuils. Elle est de 7 aussi chez les hommes ; c’est-à-dire que la quantité d’objets que nous pouvons appréhender d’un coup d’œil sans compter n’est guère supérieur à 7, et souvent ne dépasser 5. » (p. 125). On parvient même à leur faire faire des additions en prenant 2 grains à gauche et 3 dans un tas de 23 grains à droite, de manière à atteindre la consigne de 5. Ce pigeon réussit les additions suivantes : 0 + 5 = 1 + 4 = 2 + 3 = 3 + 2 = 4 + 1 = 5 + 0. « Le mot d’addition paraîtra peut-être exorbitant à certains : quel autre terme peut-on employer ? » (p. 125) D’ailleurs, ce même pigeon, s’est révélé capable de compter jusqu’à 5 des pois tombant dans sa soucoupe à une minute d’intervalle entre chaque chute. À propos des oiseaux qui parlent (mainate de Turner, perroquets de Todt et d’Irene Pepperberg), Chauvin fait une remarque qui mériterait d’être creusée : « toutes les objections au langage des singes portant sur les différences cérébrales entre le singe et l’homme ainsi que sur les différences de l’organe de la phonation sont à rejeter comme non significatives : le perroquet n’a pas le même cerveau que l’homme et encore moins le même larynx, et il prononce très correctement des mots. Par conséquent si le chimpanzé n’arrive pas à le faire, c’est pour une autre raison que des différences anatomiques. (…) Je dirais que si le perroquet parle ou tout au moins prononce des mots, c’est parce qu’il “s’intéresse énormément aux sons” comme presque tous les oiseaux, alors que le chimpanzé ne s’y “intéresse pas” ; tout en n’ignorant pas que le sens du mot “intérêt” serait difficile à préciser ! » (p. 139) D’autres expériences, qui n’avaient pas encore été faites au moment où Rémy Chauvin écrivait ce livre, ont montré que certains corvidés, comme certains mammifères (chimpanzé, dauphin, éléphant), étaient capables de se reconnaître dans un miroir (voir la note 5 de la chronique n° 164, La matière et l’esprit – Amortissement de l’évolution anatomique et accélération de l’évolution psychique (01.07.2013). Alors, ces animaux capables de se reconnaître pourraient-ils comme nous se prendre en photo ? La curieuse histoire du macaque Naruto, hôte d’un parc naturel en Indonésie, le laisse penser (voir https://motherboard.vice.com/en_us/article/wj8pm9/the-selfie-monkey-goes-to-the-ninth-circuit et le début de l’article de l’avocate Marie-André Weiss, http://www.cairn.info/revue-i2d-information-donnees-et-documents-2016-2-page-23.html). Le photographe britannique David Slater avait installé un appareil photo dans le parc et Naruto en avait profité pour se prendre en photo avec mimiques et sourires, devenant ainsi l’auteur présumé des premiers selfies réalisés par un animal. L’une de ces images avait fait le tour du monde et avait valu au photographe de substantiels droits d’auteur. Une association de défense des animaux, le PETA (People for the Ethical Treatment of Animals) lui avait alors intenté un procès en contrefaçon estimant que le macaque était l’auteur du cliché et non M. Slater. Passons sur un débat secondaire (savoir si le singe de telle ou telle photo était bien Naruto, ce que la primatologue Antje Engelhardt, qui étudie Naruto depuis sa naissance, assure sans hésiter pour certaines mais nie pour d’autres, car les primatologues savent distinguer les singes par leur seul visage) et allons à l’essentiel : comme la législation sur le droit de copie ne reconnait pas aux animaux le statut d’auteur d’une œuvre, le tribunal fédéral américain chargé de l’affaire rendit un verdict défavorable au PETA en janvier 2016. Mais le PETA fit appel et je viens d’apprendre à la radio ce matin (16 septembre 2017) qu’une décision plus favorable venait de lui être rendu par la Cour d’Appel de San Francisco : 25 % des droits d’auteur iraient aux défenseurs de l’animal, le propriétaire de l’appareil photo gardant le reste. Le Compendium of U.S. Copyright Practices qui stipule que seuls les humains peuvent être des auteurs, ce qui exclut à la fois « les œuvres produites par la nature, les animaux ou les plantes » et celles d’origine « divine et surnaturelle » (mais pas celles « inspirées par un esprit divin »), devra-t-il être modifié ?
- Le chapitre X du livre, intitulé « Des démolitions nécessaires et des reconstructions à entreprendre » résume la position de Chauvin sur la théorie synthétique de l’évolution. La notion de sélection des individus les mieux adaptés utilisée par la théorie est délicate à manier car il est « extrêmement difficile de distinguer ce qui est adapté et ce qui ne l’est pas ». D’où le risque de tautologie, le darwinisme postulant « la survivance des survivants » ! Concernant l’œil des mammifères ou des oiseaux, Chauvin écrit : « Si l’on peut s’y tenir, il faut admettre que les premières taches pigmentaires qui apparaissent chez les animaux inférieurs et qu’on peut considérer comme des ébauches de l’œil confèrent à leur porteur un avantage (qui n’est d’ailleurs pas mesurable). Mais comment expliquer que les mutations portent aussi et en même temps sur les muscles, le développement des cônes et des bâtonnets, celui de la couche pigmentée et sur le branchement nerveux si complexe chez l’homme ? (…) [C]ette suite de hasards fabuleux n’est pas impossible (…). Ce n’est pas impossible c’est seulement excessivement improbable. C’est une distinction qu’on ne fait pas souvent ou, en tout cas, pas d’une manière assez explicite : l’hypothèse néo-darwinienne est d’une énorme improbabilité. » (Cet argument a été développé par le mathématicien Marcel-Paul Schützenberger et j’y reviendrai à l’occasion d’une autre chronique). Rémy Chauvin donne ensuite plusieurs exemples (parmi des milliers d’autres) d’une évolution concordante chez un insecte et une plante, comme celui de la guêpe Ophrys (voir la chronique n° 125, Une recette pour ne pas penser). Ces mécanismes « extravagants » de fécondation des fleurs auraient pu être remplacés par d’autres beaucoup plus simples donc plus probables : or, un mécanisme « infiniment plus improbable a été choisi ». « Toute mon argumentation, explique Chauvin, se ramène non pas à refuser une explication qui est possible mais à en douter parce qu’elle est très improbable. » Il précise : « Proposons-nous de substituer une autre théorie à la théorie néo-darwinienne ? En aucune façon ! Nous n’avons rien à proposer pour l’instant, ce qui est fort inconfortable. Mais faut-il, d’emblée et tout de suite, dès l’instant présent, avoir une théorie explicative toute prête ? Cette théorie peut n’être achevée que dans dix ou cent ans, pourquoi pas ? » Chauvin préconise donc un changement d’attitude : « essayer de regarder le monde vivant sans aucun préjugé explicatif, tel qu’il est, et d’en tenter une description sans théorie préalable. » C’est difficile, admet-il, mais c’est ce qu’on fait les éthologistes avec succès en étudiant les animaux sans se soucier des théories de la psychologie expérimentale… Cette position signifie-t-elle que Chauvin dénie toute validité à la théorie néo-darwinienne ? Non, ce serait passer d’un extrême (je sais tout) à un autre (je ne sais rien), ce qui ne serait en rien conforme au pragmatisme scientifique (que sais-je ?). Dans tous les domaines de la science, celui de l’évolution biologique comme les autres, les théories évoluent. À chaque étape de cet incessant développement, le scientifique s’efforce d’apporter sa pierre en s’appuyant sur un acquis multiséculaire tout en gardant présent à l’esprit ses imperfections (ce que la théorie décrit mal) et son inachèvement (ce qu’elle ne décrit pas du tout). Une bonne expression de ce développement est fournie par Olivier Costa de Beauregard qui se fonde sur l’histoire de la physique mais vaut pour les théories des autres disciplines : « il y a quelque chose de biologique dans le développement de la théorie, dans sa manière d’enserrer le roc obscur des faits, de s’y infiltrer, de le faire éclater. Ses mutations ressemblent à la métamorphose d’une larve en un papillon ou à la transformation d’un gland en un chêne : l’écorce est abandonnée à la pourriture, mais l’essence vitale du nouveau phénix procède vraiment de la cendre du précédent » (lettre à France catholique, n° 1503 du 3 octobre 1975, page 2, suite à la chronique n° 218, La physique en proie aux particules monopôles – Nous ne savons rien au regard de ce qui reste à découvrir). (Les discussions en cours sur la diaspora humaine résumées en note 3 fournissent une belle illustration, entre mille autres, de ce développement des théories).
- Il s’agit de Wolfgang Wickler, spécialiste des communications animales, qu’Aimé Michel a rencontré à l’Institut Max Planck de Physiologie du Comportement à Seewiesen en Bavière, à l’occasion d’une visite à Konrad Lorenz, prix Nobel (voir note 2 de la chronique n° 249, Saint Hasard – La sélection naturelle et la théorie neutraliste de Motoo Kimura, 23.03.2015). La position de Wickler est dominante. Deux citations, l’une d’un biologiste, l’autre d’un philosophe, tous deux darwiniens convaincus, peuvent aider à comprendre pourquoi. Voici la première : « La théorie de l’évolution par sélection naturelle cumulative est la seule théorie que nous connaissons qui soit en principe capable d’expliquer l’existence de la complexité organisée. Même si elle était démentie par les faits, elle serait encore la meilleure théorie disponible. » (Richard Dawkins : L’Horloger aveugle, Robert Laffont, Paris, 1999, p. 367). Et la seconde : « Lorsque les savants sont confrontés avec ce qui apparaît comme une objection puissante contre l’hypothèse de sélection naturelle, ils sont conduits à raisonner ainsi : je ne peux pas encore imaginer comment on peut réfuter cette objection ou résoudre cette difficulté, mais puisque je ne peux imaginer comment il pourrait y avoir une autre cause de ces effets que la sélection naturelle, je tiendrai pour acquis que l’objection est vide ; d’une manière ou d’une autre, la sélection naturelle doit suffire à expliquer ces effets. » (Daniel Dennett : Darwin est-il dangereux ?, Odile Jacob, Paris, 2000, p. 54). Ces citations sont importantes parce qu’elles montrent clairement qu’en deçà de toutes les discussions factuelles, il y a une position de principe à rapprocher de celle de Richard Lewontin sur le matérialisme méthodologique tel qu’il est pratiqué en science (voir note de la chronique n° 13, La physique en panne). Cette position est confortée par l’histoire des sciences. Elle présente l’avantage d’obliger les contradicteurs à apporter des preuves solides, mais aussi des inconvénients graves quand elle conduit à ne pas reconnaître ses ignorances et à bloquer les discussions. Pour quiconque ne se sent pas tenu de défendre mordicus la seule sélection naturelle, la position d’un Rémy Chauvin par exemple paraîtra plus prudente, celle du juste milieu. Mais rien n’est plus malaisé que le juste milieu. On voit sur cet exemple que l’exercice de l’activité scientifique peut conduire à des choix délicats, engageant bien d’autres éléments que ceux ponctuellement en débat, et comparables en cela à des choix éthiques.
- Il s’agit de la chronique n° 362, Dupont n’est pas Durand, est-ce là le secret de l’évolution ? mise en ligne fin juillet.
- Nombreuses sont les chroniques qui font état des travaux et livres de Rémy Chauvin, notamment les n° 40, Quand les chiffres plébiscitent la famille (sur les surdoués), n° 62, Cancer et société (sur l’effet de groupe), n° 84, La poule et l’âge de raison (sur l’empreinte), n° 107, La question de Ponce Pilate (sur la parapsychologie et la nature de la science), n° 152, L’araignée au plafond (sur l’instinct et une expérience de Lecomte sur l’araignée), n° 219, La mère « stressée » (signale le manuel sur l’Éthologie, étude biologique du comportement animal). Voir aussi à propos de l’expérience mystique et du livre de Chauvin, Dieu des savants Dieu de l’expérience, la note 5 de la n° 253, Au cœur de l’inconnu (suite et fin) – Ceux qui portent au mystique un mépris « scientifique » sont des ignorants et la note 1 de la n° 404, Errance – Après avoir chassé Dieu qui est en nous, nous l’accusons de son absence, 19.09.2016. Dans un article intitulé « Un savant indocile : Rémy Chauvin » (Question de n° 9, 4e trimestre 1975, p. 81 ; http://www.aime-michel.fr/wp-content/themes/theme_am/pdf/un-savant-indocile-remy-chauvin.pdf), Aimé Michel raconte avec humour sa première rencontre avec Rémy Chauvin (1913-2009) dans son laboratoire de l’Inra, à Bures-sur-Yvette (laboratoire aujourd’hui disparu que j’ai bien connu à une époque où l’attachant souvenir de Chauvin était encore très présent). Cette rencontre, que Michel qualifie de l’une des plus importantes de sa vie, fut le point de départ d’une indéfectible amitié entre les deux hommes. C’était en 1956. « J’entretenais, à l’époque, avec la science et ses coryphées, écrit Michel, des rapports de frustration et de mépris respectueux (le respect n’étant que de mon côté). Je ne croyais qu’à la science, mais mes relations avec elle étaient mauvaises. Je n’avais jusqu’ici, à deux exceptions près, rencontré que des savants bornés. » Dans l’antichambre d’un éditeur son regard tombe sur un livre austère au titre peu aguichant Vie et mœurs des insectes signé Rémy Chauvin. « J’ouvris distraitement le livre du coryphée des insectes, convaincu que je savais ce que j’allais y lire. Dès la première phrase de l’introduction, je sursautais : “À des milliers d’années-lumière, mais aussi entre deux brins de mousse, s’agite le mystérieux univers.” Une phrase, c’est peu. Celle-là, cependant, je compris sur-le-champ qu’on ne pouvait l’avoir écrite sans une certaine vision des choses. Un homme qui, d’emblée, affirmait le mystère de l’univers et que ce mystère est le même entre deux brins de mousse et dans l’immensité cosmique, cet homme-là, pour sûr, appartenait à une certaine famille d’esprit, celle précisément que je cherchais. » « Ce dont je voudrais surtout témoigner c’est qu’à l’époque Chauvin était presque le seul homme de science français, et certainement aussi un des seuls au monde, à avoir déjà une pleine conscience des idées qui maintenant s’imposent comme une évidence : que l’univers est infiniment mystérieux, que rien ne se réduit à rien de façon simpliste, que la science ne fait que commencer, qu’il faut être très attentif à ce qu’on ne comprend pas, à ce que l’imagination et la logique sont impuissantes à saisir, que la pensée n’est pas le privilège de l’homme, qu’il existe des formes de pensée différentes, qu’elles sont à l’œuvre sous nos yeux dans la nature vivante ; et, inversement, qu’ils sont en plein délire scolastique ceux qui persistent dans les illusions légiférantes du XIXe siècle et vont répétant comme des somnambules qu’une physique quasi achevée explique tout et qu’il faut nier sans examen ce que cette physique, peut-être en panne, risque de ne pas expliquer. » Tout est dit là, je crois, des lignes de force qui sous-tendent les écrits tant de Chauvin que de Michel et qui leur ont si souvent valu la hargne de ceux qui ne veulent pas entendre parler de ce mystère-là.