Feuilletez-vous parfois de vieux livres de piété ? Par exemple les sermons du Grand Siècle, prêchés par des célébrités comme Bossuet, Massillon, Fléchier, Fénelon ? C’est très instructif, et, franchement, on croit rêver. On y est requis de mourir au monde, voire de s’en « retirer », et alors que les armées françaises souvent commandées par des dévots se conduisaient au Palatinat comme des Khmers rouges ou peu s’en faut (« allez, mes enfants, pillez, brûlez, tuez… »), nos prédicateurs tonnaient contre les péchés de la chair et comparaient Louis XIV au saint roi David.
Oui, on croit rêver. Qu’est-ce donc que le catholicisme s’il peut, à trois siècles de distance, montrer des visages si divers ? Enseigner des morales contradictoires ? Contradictoires sinon dans les empyrées du discours savant, du moins dans les églises ou les confessionnaux où s’orientaient les consciences ? On croit rêver, et l’on se demande si Bossuet, au lieu d’encourager la Révocation de l’Édit de Nantes et de fulminer son Histoire des variations des Églises Protestantes, n’eût pas été mieux inspiré d’élargir un peu son propos en supprimant le dernier mot du titre1.
Sans doute n’était-il qu’évêque de Meaux. Mais son éloquence sans égale, approuvée par les plus hautes autorités ecclésiastiques françaises, ne nous parlait guère des droits de l’homme et notamment celui de désobéir au tyran, voire de s’en débarrasser.
Quand deux autorités se contredisent, fussent-elles a priori également redoutables (j’entends au sens religieux), ce ne peut être évidemment que parce que l’une d’elles se trompe, ou les deux.
Où est ici l’erreur ? Sans doute le fidèle ne peut-il s’avancer sur la mince glace de son jugement personnel sans une certaine témérité. Mais il y est encouragé par les textes sacrés eux-mêmes : « vous connaîtrez la Vérité, et la Vérité vous fera libre » ; « rendez à César… » ; « mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes »2.
L’interprétation de ces textes appartient à l’Église enseignante. C’est donc vers elle qu’il convient de se tourner. Remarquons d’abord (ce qu’aucun sujet du roi Soleil ne pouvait manquer de faire) qu’au moment où celui-ci commandait ses atrocités dans la vapeur de l’encens, les catholiques allemands, eux, trouvaient auprès de leur clergé consolation et appui. Ce n’était donc pas une affaire d’Église, mais d’hommes d’Église, pécheurs comme nous tous, ambitieux et prêts à pécher par orgueil et lâcheté. Pour retrouver la vérité falsifiée par ces faiblesses, disons franchement par ces criminelles faiblesses, il fallait se recueillir et regarder plus haut, à la recherche de l’enseignement invariable.
Cet enseignement existait, il était connu de tout pasteur, et c’était lui, lui seul, que tout pasteur était requis de répandre dans le secret de la Pénitence. J’ai pu le retrouver dans un vieux Traité de Morale en latin, tel qu’on l’étudiait jadis dans les séminaires, appuyé sur l’analyse de saint Thomas d’Aquin (que je regrette de ne pas posséder pour le citer directement ; la référence est IIa, 2a, quo 57). Sur les droits respectifs de l’État et du citoyen, voici ce que je lis : « La Cité (l’État) n’a pas été instituée pour détruire les droits du particulier et de la famille, mais pour les protéger et les choyer (fovenda) ». Un peu plus haut, l’auteur démontre que les droits du particulier et de la famille sont antérieurs logiquement et chronologiquement à ceux de la Société constituée.
Sur la légitimité de la guerre, il est dit qu’elle n’existe qu’à trois conditions (même référence, question 64) : a) une mûre délibération de l’autorité civile suprême ; b) une cause juste, pour un motif grave, ou plutôt « le plus grave » (ou très grave), et ici l’auteur rappelle que toute guerre produit des crimes et des destructions innombrables3.
Sur la rébellion, il est rappelé que l’Église l’a de tout temps réprouvée quand elle s’exerce contre une autorité civile légitime, mais que dans certains cas « on la jugeait licite pour tuer (interimere) un usurpateur se conduisant comme un tyran ». Mais à quoi reconnaît-on ce tyran au pouvoir usurpé ?4
Il se trouve que j’ai aussi parmi mes vieux livres une édition du catéchisme du concile de Trente imprimée à Cologne en 1689 (le Palatinat a été transformé en désert l’année précédente, de janvier à juillet 1688)5. Ce catéchisme était aussi celui des Français, enseigné à tous les prêtres de France. Page 247 (début de la 3e partie), il est expliqué que la loi naturelle a été donnée par Dieu dans le Décalogue et au paragraphe IV, que l’on ne saurait gouverner au mépris de cette loi.
Je me demande quel idéologue a pu se croire, après cela, l’inventeur d’une loi naturelle plus respectueuse de l’homme que la pure tradition catholique. Reprenant la fameuse prosopopée de Jean-Jacques, on est fondé à se dire qu’« il eût épargné bien des crimes, bien des guerres, etc., celui qui » … non pas « celui qui, ayant enclos un terrain, déclara : ceci est à moi »6, mais celui qui eût tout simplement observé l’enseignement traditionnel de l’Église, tel qu’il est exposé dans le catéchisme du concile de Trente7. C’était la vérité, là seulement et non pas dans les éloquentes envolées de l’évêque de Meaux, grand écrivain français mais lecteur distrait du catéchisme enseigné aux curés de ses paroisses. Il savait écrire, que n’a-t-il su lire aussi bien !
Mais je n’avais pas entrepris d’enseigner rétrospectivement la lecture à M. de Meaux : plutôt de rechercher d’où vient que l’erreur puisse se glisser là même où nous cherchons la vérité, et comment la discerner, nous autres qui fûmes confiés aux douze et à leurs successeurs. La règle d’or existe. Elle est simple.
C’est au corps de l’Église assemblée en concile et au successeur de Pierre qu’il faut regarder en cas de doute. Toutes les erreurs ont fleuri sur les bords de cette route bien balisée depuis vingt siècles. Le cahot, voire l’accident, surviennent quand on s’en éloigne. Ne fûmes-nous pas avertis par l’épisode de la tempête ? « Maître, nous coulons ! »8. Notre histoire est une longue traversée de tempêtes et de sauvetages miraculeux. Mais ce miracle est la règle, voilà l’enseignement de ces vingt siècles.
« Mais cette fois, me disait l’autre jour un ami, nous ne savons vraiment plus où nous allons ». Et de citer les mille énigmes posées par le monde moderne et dont il n’est (croyons-nous) pas question dans la Révélation.
Puis, après un silence : « il est vrai que l’on pourrait en dire autant de toutes les péripéties et de toutes les aventures vécues par nos prédécesseurs. À peine l’Église eut-elle été organisée dans l’Empire de Rome que Rome s’effondra. À peine se fut-elle accommodée des Barbares qu’ils ressuscitèrent l’Antiquité, puis la dépassèrent. L’Église était toujours là. » « Dans vingt ans, elle aura vécu », annonçait Voltaire. Voltaire meurt, le monde de Voltaire s’effondre. Elle est toujours là. Et maintenant c’est l’Occident lui-même qui peut-être disparaît dans une nouvelle culture née de sa dissolution. On voit des cardinaux noirs, d’autres orientaux, comme les Rois Mages. C’est un perpétuel recommencement.
Un perpétuel recommencement… Mais si cela nous effraie, si c’est autre chose que nous eussions dû attendre, alors pourquoi les gronderies de Jésus quand ils lui demandaient de leur montrer le Royaume du Père ? Lui qui savait, savait aussi que le futur est par nature indescriptible. Faut-il nous étonner que le bébé éprouvette, la télévision, les mères porteuses, le nazisme, le marxisme et toutes nos merveilles plus ou moins terrifiantes n’aient pas été expliquées aux pêcheurs du lac de Tibériade ?
La seule réponse possible à leurs questions leur fut donnée en toute clarté : Qui me voit voit mon Père9. Et sur le Royaume : « il est comme un grain de sénevé » 10 – c’est-à-dire germant, fleurissant, mourant et ressuscitant à l’éternel changement des saisons.
Qui me voit voit mon Père répond aux doutes modernes sur le dieu des philosophes et des savants : ce dieu-là est le dieu de Platon et de Laplace, le dieu-horloger de Voltaire, ce n’est pas le Dieu vivant que l’on voit en voyant l’humanité du Fils. Ce n’est pas celui qui répond à Moïse dans le Buisson Ardent, qui rugit sur le Sinaï, qui appelle Samuel, qui promet, qui se réjouit en son cœur, qui même, comme nous, se repent. Celui que l’on voit en voyant le Fils est le Sans Nom qui nous fit à son image et ressemblance, nous qui ne sommes ni une Hypothèse, ni une Idée, ni le résultat d’une équation. Il est celui qu’attendait notre solitude et qui parle à notre cœur. Quelques hommes au cœur brûlant l’ont appelé bien avant que son Fils naisse dans une étable, éprouvant son absence comme un vertige, n’osant même pas espérer sa venue. Ainsi Euripide dans son Hippolyte11 :
« …car ce quelque chose d’autre plus aimé que la vie,
Des ténèbres l’enveloppent, le cachent au sein des nuées.
Nous sommes comme des apparences gémissant
Après ce quelque chose qui resplendit dans le monde,
Aveugles à toute autre vie
Et à la révélation des réalités occultées par la terre,
Vainement emportés dans une marée de fables ».
C’est une nourrice qui parle ainsi, quatre siècles et demi avant le Prologue de l’Évangile de saint Jean annonçant la lumière qui s’allumait dans les ténèbres. Le quelque chose d’autre plus aimé que la vie, invisible, resplendissant dans le monde, s’est manifesté de la seule façon que nous pouvions comprendre en apparaissant une fois dans l’histoire, discrètement, à l’ombre de César, nous laissant la promesse d’être près de nous jusqu’à la fin des temps.
Il est toujours là, puisque nous sommes là.
Quant au futur indescriptible où nous avançons sur sa trace, nous le traverserons comme nous avons traversé le passé, qui lui aussi fut un futur, pas moins inconnu que le nôtre, pas moins angoissant, moins beau peut-être.
Aimé MICHEL
Chronique n° 416 parue dans F.C. – N° 2051 – 18 avril 1986
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 5 février 2018
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 5 février 2018
- Illustre le propos de l’économiste et sociologue Jean Fourastié sur « ces organismes terrestres et souvent abusifs qui s’appellent les Églises » (Essais de morale prospective, Gonthier, 1966, p. 192). Les exemples donnés dans cette chronique susciteront de vives réactions de la part de certains lecteurs qui feront l’objet du prochain texte qui sera mis en ligne dans deux semaines.
- Ces trois citations du Nouveau Testament proviennent respectivement de Jean 8, 32 (voir les chroniques n° 361, Le pain et le scorpion, et n° 404, Errance), Luc 20, 25 et Actes 5, 29.
- L’enseignement de l’Église catholique sur la guerre est exposé dans les paragraphes 2307 à 2309 de son Catéchisme (Pocket n° 3315, Paris, 1998), sous le titre « Éviter la guerre ». Il est relatif au cinquième commandement « Tu ne commettras pas de meurtre » (Ex 20, 13) et à sa généralisation par Jésus (Mt 5, 21-22) : 2307 Le cinquième commandement interdit la destruction volontaire de la vie humaine. À cause des maux et des injustices qu’entraîne toute guerre, l’Église presse instamment chacun de prier et d’agir pour que la Bonté divine nous libère de l’antique servitude de la guerre (cf. GS 81, § 4). 2308 Chacun des citoyens et des gouvernants est tenu d’œuvrer pour éviter les guerres. Aussi longtemps cependant “que le risque de guerre subsistera, qu’il n’y aura pas d’autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes, on ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifiques, le droit de légitime défense” (GS 79, § 4). 2309 Il faut considérer avec rigueur les strictes conditions d’une légitime défense par la force militaire. La gravité d’une telle décision la soumet à des conditions rigoureuses de légitimité morale. Il faut à la fois : 1 – Que le dommage infligé par l’agresseur à la nation ou à la communauté des nations soit durable, grave et certain. 2 – Que tous les autres moyens d’y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces. 3 – Que soient réunies les conditions sérieuses de succès. 4 – Que l’emploi des armes n’entraîne pas des maux et des désordres plus graves que le mal à éliminer. La puissance des moyens modernes de destruction pèse très lourdement dans l’appréciation de cette condition. Ce sont les éléments traditionnels énumérés dans la doctrine dite de la “guerre juste”. L’appréciation de ces conditions de légitimité morale appartient au jugement prudentiel de ceux qui ont la charge du bien commun. (http://www.vatican.va/archive/FRA0013/_P7W.HTM) Les références GS renvoient à la constitution Gaudium et spes (Joie et espoir) « sur l’Église dans le monde de ce temps ». C’est l’un des principaux documents issus du concile Vatican II ; il fut promulgué le dernier jour du concile, le 8 décembre 1965. Son enseignement est le même en substance que celui de saint Thomas d’Aquin (1224-1274) auquel A. Michel fait référence.
- Le même Catéchisme reconnait le droit à éliminer physiquement un tyran dans le paragraphe 2243 : « La résistance à l’oppression du pouvoir politique ne recourra pas légitimement aux armes, sauf si se trouvent réunies les conditions suivantes : 1 – en cas de violations certaines, graves et prolongées des droits fondamentaux ; 2 – après avoir épuisé tous les autres recours ; 3 – sans provoquer des désordres pires ; 4 – qu’il y ait un espoir fondé de réussite ; 5 – s’il est impossible de prévoir raisonnablement des solutions meilleures. » (http://www.vatican.va/archive/FRA0013/_P7R.HTM) C’est une application du quatrième commandement « Honore ton père et ta mère » (Ex 20, 12). Le lien est explicité au paragraphe 2199 : « Ce commandement implique et sous-entend les devoirs des parents, tuteurs, maîtres, chefs, magistrats, gouvernants, de tous ceux qui exercent une autorité sur autrui ou sur une communauté de personnes. »
- La datation « janvier à juillet 1688 » est erronée : le sac du Palatinat commença en décembre 1688 et se poursuivit de janvier à octobre 1689. Le concile réclamé par Luther en 1518 et 1520, approuvé par Charles Quint puis par le pape Paul III en 1534, retardé par la guerre entre Charles Quint et François 1er et la difficulté de trouver une ville pour l’accueillir, se réunit enfin dans la cathédrale de Trente en décembre 1545. Il aurait dû être celui de la réconciliation des chrétiens d’Occident mais il vint trop tard. Son déroulement fut interrompu plusieurs fois d’abord par la peste (le concile dut se déplacer à Bologne en 1547), puis par une brouille entre le pape et Charles Quint (de 1549 à 1551), enfin par la guerre (de 1552 à 1562). Les principales décisions furent prises au début (1546-1551) par jamais plus de 72 votants dont les trois-quarts étaient Italiens. Toutefois, l’ensemble fut avalisé en 1563 par 255 votants représentant l’ensemble du monde resté catholique. En ce qui concerne la doctrine le concile repoussa les thèses protestantes de la « Bible seule » (elle doit être éclairée par la tradition), de l’absence de libre arbitre (l’homme n’est pas sujet passif de l’action divine) et de la prédestination. Il insista sur la valeur des sacrements et sur la présence réelle du Christ dans le pain et le vin de l’eucharistie. Par contre, le concile donna raison à Luther sur la réforme de l’Église en remettant au centre l’annonce de l’Évangile et en demandant l’application de règles antérieures non appliquées concernant les évêques ; ceux-ci devaient être choisis pour leurs compétences et ils étaient tenus de résider dans leur diocèse et de le visiter régulièrement ; il renforça leur autorité pour qu’ils puissent mettre de l’ordre dans un clergé absentéiste, concubinaire ou malhonnête. Il décida la création de séminaires diocésains pour la formation des prêtres. Il réforma aussi le clergé régulier par des mesures telles que celles-ci : les réguliers ne doivent rien posséder en propre, les supérieurs doivent être élus sans fraude et âgés de plus de 40 ans, la profession religieuse doit se faire après un an de noviciat à seize ans révolus, ceux qui contraignent une femme à entrer en religion ou l’en empêchent seront excommuniés. Dans son article sur le Concile de Trente de l’Encyclopaedia Universalis, Jean Delumeau, professeur au Collège de France, en dresse un bilan. Côté positif, « il donna un nouveau souffle à l’Église catholique, qui connut du milieu du XVIe siècle au début du XVIIIe un extraordinaire dynamisme » ; « en dépit des routines, des inerties et des oppositions politiques, les décrets tridentins furent assez largement appliqués, de sorte que le visage de l’Église catholique changea ». Par contre, « figeant le dogme, structurant trop rigidement l’Église romaine, il a gêné à partir du XVIIIe siècle l’insertion catholique dans le monde moderne ». Paradoxalement, la réforme du clergé n’eut pas toujours les effets attendus. L’historien Georges Minois, dans sa thèse Un échec de la réforme catholique en Basse Bretagne : le Trégor du XVIe au XVIIIe siècle (1984, résumée dans La Bretagne des prêtres en Trégor d’Ancien Régime, Éditions Beltan, 1987) montre que dans le diocèse de Tréguier (Côte d’Armor), la population essentiellement rurale qui se satisfaisait d’un clergé bon vivant, parfois médiocre et moralement déficient, mais en qui il se reconnaissait, en vint à rejeter le clergé à la morale austère imposé par une hiérarchie conquise à l’idéal tridentin et, qui plus est, venu d’une culture francophone étrangère. « Alors que les réformateurs se proposaient de renforcer, d’éduquer, de spiritualiser et d’épurer la foi des fidèles afin d’assurer le salut éternel, ils n’aboutissent à la fin du XVIIIe siècle qu’à obtenir un conformisme de façade maintenu par la contrainte et la peur de l’Enfer ». Exemple significatif, ce clergé tridentin voulut épurer la fête traditionnelle, qui était le lieu d’un syncrétisme sacré-profane, en désacralisant la fête pour ne garder que le culte : il fit ainsi disparaitre une manifestation du sacré et se rendit impopulaire. « Vouloir dissocier (…) le profane et le sacré, commente G. Minois, c’est (…) rendre impossible l’unanimisme ; c’est promouvoir (…) un christianisme minoritaire, élitiste, rejoignant par bien des côtés le protestantisme. Il n’y a là en soi rien de condamnable, mais l’erreur consistait à vouloir imposer à la fois unanimisme et séparation profane-sacré : les deux sont incompatibles et, dans le Trégor, le deuxième aspect devait éliminer le premier. »
- Rousseau, Discours sur l’Inégalité, publié en 1755. Aimé Michel avait peu d’estime pour Jean-Jacques, voir par exemple la chronique n° 305, Anniversaire 1778-1978 : Voltaire et Rousseau – Le railleur contre le faiseur de système. Jean Fourastié, tout aussi défiant à son égard, résume bien l’origine de son succès, à savoir la « confusion de la raison raisonnante et de l’intelligence expérimentale sous le seul nom de Raison » : « On “démontra” que cette raison avait toujours été présente et était toujours présente en chaque homme, mais que la superstition, l’obscurantisme religieux, l’avait occultée dès les premiers âges et continuait de l’occulter. On en déduisit qu’il suffisait d’affranchir l’homme de cet obscurantisme pour qu’il découvre le vrai, le beau et le bien. (…) Certes, quelques esprits lucides virent la contradiction, par exemple Voltaire. Mais ils n’en décelèrent pas la nature profonde et ne purent convaincre le grand public de son existence. (…) Pourtant, la ficelle de Rousseau est grosse. Elle est accrochée à un clou absolument arbitraire, une affirmation gratuite, de quoi se déduira “rationnellement” quantité de conséquences : “L’Homme naît bon, c’est la société qui le déprave” (…). Qui vous prouve que l’homme naît bon ? que veut dire naître bon ? Pour Rousseau et ses lecteurs, cela n’a pas à être prouvé, cela n’a pas à être défini : c’est la certitude de base de la Raison. Ainsi raisonne la raison raisonnante ! La ficelle est grosse ; mais elle est solide (…). C’est le trait majeur de la raison raisonnante de poser des axiomes dont la réalité n’est pas discutée et dont les conséquences logiques éblouissent. C’est le trait majeur de la raison raisonnante de raisonner imperturbablement sur des prémisses péremptoires, fausses ou incomplètes. » (Ce que je crois, Grasset, Paris, 1981, pp. 133-134). Revenons au droit de propriété. Plusieurs paragraphes du Catéchisme sont relatifs à ce droit. En voici quatre qui sont des commentaires du septième commandement « Tu ne voleras pas » (Ex 20, 15 ; Mt 19, 18) : 2402 Au commencement, Dieu a confié la terre et ses ressources à la gérance commune de l’humanité pour qu’elle en prenne soin, la maîtrise par son travail et jouisse de ses fruits (cf. Gn 1, 26-29). Les biens de la création sont destinés à tout le genre humain. Cependant la terre est répartie entre les hommes pour assurer la sécurité de leur vie, exposée à la pénurie et menacée par la violence. L’appropriation des biens est légitime pour garantir la liberté et la dignité des personnes, pour aider chacun à subvenir à ses besoins fondamentaux et aux besoins de ceux dont il a la charge. Elle doit permettre que se manifeste une solidarité naturelle entre les hommes. 2403 Le droit à la propriété privée, acquise ou reçue de manière juste, n’abolit pas la donation originelle de la terre à l’ensemble de l’humanité. La destination universelle des biens demeure primordiale, même si la promotion du bien commun exige le respect de la propriété privée, de son droit et de son exercice. 2404 “L’homme, dans l’usage qu’il en fait, ne doit jamais tenir les choses qu’il possède légitimement comme n’appartenant qu’à lui, mais les regarder aussi comme communes : en ce sens qu’elles puissent profiter non seulement à lui, mais aux autres” (GS 69, § 1). La propriété d’un bien fait de son détenteur un administrateur de la Providence pour le faire fructifier et en communiquer les bienfaits à autrui, et d’abord à ses proches. 2405 Les biens de production – matériels ou immatériels – comme des terres ou des usines, des compétences ou des arts, requièrent les soins de leurs possesseurs pour que leur fécondité profite au plus grand nombre. Les détenteurs des biens d’usage et de consommation doivent en user avec tempérance, réservant la meilleure part à l’hôte, au malade, au pauvre. (http://www.vatican.va/archive/FRA0013/_P85.HTM) Comme toujours dans les enseignements du christianisme, la voie bonne est en tension difficile entre deux pôles, ici entre bien commun de l’humanité et bien privé des personnes. Le XXe siècle a éprouvé les malheurs de l’exaltation, initiée par Rousseau, du premier pôle au détriment du second. Le XXIe risque fort de connaître les malheurs de l’exaltation boulimique du second pôle.
- Aimé Michel m’écrit le 10.06.1986 (on trouvera sur ce point des compléments à la fin de la note 8 de la chronique n° 389, Son nom est Marie) : « Il y a des choses dans le christianisme [il écrit Xme] que je ne peux avaler. Je n’aime pas les martyrs, ou plutôt je les aime mais avec méfiance, car l’histoire subséquente semble montrer que la violence acceptée sur et contre soi avec tout l’héroïsme qu’on voudra, admirable certes, finit toujours par justifier celle infligée aux autres (…). Il y a dans le Xme historique et dans le consensus qui s’en est dégagé quelque chose d’effrayant qui n’est pas dans l’Évangile. Et pourtant on le trouve quand on le cherche (“Je ne suis pas venu apporter la paix mais la guerre”, à concilier avec “Paix aux hommes de bonne volonté”, etc.). De même il y a des “saints” qui ne m’emballent pas, chasseurs d’hérétiques, contempteurs du “monde”, etc. (…) À côté de ces doutes et perplexités il y a la beauté sans égale du dogme, qui éclaire tout ce qu’il y a de plus obscur et misérable dans une destinée moyenne, la délivrance du mal, promise, le “corps mystique”, le Dieu souffrant avec ses créatures, le fait que toutes les hérésies aberrantes n’aient jamais dévoyé l’ensemble, la tradition, tant d’autres choses qu’on ne trouve que là, la présence cachée de la Divinité, bref le dogme. Et aussi le fait de la naissance cachée, historiquement, de tout cela, si conforme à nos désirs profonds, comme si l’événement était venu combler l’attente, comme si c’était sorti du rêve de l’espèce, tout naturellement, venant de la même main. Évidemment je suis plein d’incohérences, n’arrivant pas à professer franchement le système existant, évitant les curés et autres cardinaux tout en approuvant toujours le Pape ! (…) Ce qu’il y a de plus profondément chrétien en moi, c’est l’espérance. Ma foi, c’est qu’on est fondé à faire confiance entière au je ne sais Qui ou quoi qui a inventé notre aventure incompréhensible, l’homme, les singes, les étoiles. Savoir si cela suffit, je n’en sais rien et passe ma vie à me le demander. » Même appréciation chez Fourastié : « D’une manière générale, la tradition catholique (…) abonde en images mystérieuses, soit conceptuelles (ciel, enfer, purgatoire, immaculée conception, péché originel, incarnation, rédemption, résurrection…), soit existentielles (saints, élus, damnés… anges, archanges, trônes, dominations…), soit sacramentelles, entérinant les grands types de situations que connaît la condition humaine (naissance, puberté, état de péché, état de grâce, mariage, maladie, souffrance, mort)… (…) Loin de déconsidérer, comme on semble généralement le croire aujourd’hui, l’image du surréel qui nous est proposée, ce fourmillement d’éléments mystérieux et même rationnellement incohérents, me paraît nécessaire à l’évocation de la complexité du fantastique surréel dont nous sommes un élément infime, et à la vie spirituelle de l’homme moyen qui doit l’accueillir. » (Ce que je crois, op. cit., p. 210).
- « Survient une violente bourrasque ; les vagues se jetaient dans la barque, au point que déjà la barque s’emplissait. Et lui, à la poupe, sur le coussin, dormait. Ils l’éveillent et lui disent : Maître, cela ne te fait rien que nous périssions ! » Marc 4, 35-41 ; Matthieu 8, 23-27 ; Luc 8, 22-25
- Jean 14, 8, réponse à la demande abrupte de Philippe : « Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit. » Cette parole est également commentée dans la chronique n° 498, Bac 1992 (à paraître).
- « C’est bien la plus petite de toutes les semences, mais, quand il a poussé, c’est la plus grande des plantes potagères, et il devient un arbre (…) », Matthieu 13, 31-32 ; Marc 4, 30-32 ; Luc 13, 18-19. Dans une autre chronique (n° 406, Ce que je voudrais dire au grand corbeau – Conscience animale 1), Aimé Michel remarque qu’« [à] toutes les questions sur la nature du Royaume, la réponse est une métaphore évolutive : le levain qui lève, la graine qui germe… ». La comparaison à un arbre qui grandit lui sert au dernier chapitre de son livre Métanoia (Albin Michel, 1986, p. 252, réédité sous le titre Transfiguration. Les phénomènes physiques du mysticisme, Éditions du Relié, Paris, 2017) pour figurer l’évolution cosmique : « Nous nous demandions qui nous étions, et nous voilà le dernier produit d’un labeur aussi ancien que le Big Bang et aussi vaste que l’univers, fruit d’un arbre qui germa il y seize milliards d’années, qui s’étendit, grandit, poussa ses branches et ses fleurs, jusqu’à nous. Est-il plausible que cet arbre, ou son jardinier, nous enjoigne de l’aimer ? De l’aimer plus que tout ? » (p. 248). Il interprète donc la métaphore utilisée par le Christ sous ses deux aspects complémentaires d’évolution cyclique (dans la phrase que j’annote) et d’évolution linéaire (dans Transfiguration).
- Ce passage d’Hippolyte, vers 190-196, est également reproduit à la toute fin de Transfiguration (op. cit.), précédé de ses deux premiers vers : Toute souffrance est la vie de l’homme, Pas de trêve à sa peine, Car…. En voici une autre traduction (par M. Arthaud, 1842, http://remacle.org/bloodwolf/tragediens/euripide/hippolyte.htm) : « Toute la vie des hommes est remplie de douleurs ; il n’est point de relâche à leurs souffrances. Mais s’il est un autre bien plus précieux que la vie, un obscur nuage le couvre et le dérobe à nos regards. Nous nous montrons éperdument épris de cette lumière qui brille sur la terre, par inexpérience d’une autre vie et par ignorance de ce qui se passe aux enfers, et nous nous laissons abuser par de vaines fables. » On sait peu de choses de la vie d’Euripide. Il serait né vers 480 av. J.-C. à Salamine, le jour même de la bataille du même nom où les Grecs l’emportèrent sur les Perses, dans une famille modeste, ce qui s’accorde mal avec l’éducation coûteuse qu’il reçut auprès de sophistes comme Protagoras. Il fut l’ami de Socrate. De quelques années plus jeune que Sophocle et Eschyle, il aurait écrit 92 pièces dont 18 seulement nous sont parvenues intégralement. Hippolyte est l’une de ses premières pièces, datée de 428 av. J.-C. Dans celle-ci, le jeune et chaste Hippolyte, fils de Thésée et d’une amazone, voue un culte à Artémis (Diane), déesse de la chasse, en se détournant d’Aphrodite (Vénus), déesse de l’amour (« Je n’aime pas les dieux qu’on honore la nuit » dit-il) et livre une tirade contre les femmes. Aphrodite, furieuse, décide de se venger en rendant Phèdre, la belle-mère d’Hippolyte, amoureuse de lui. Elle avoue péniblement cet amour incestueux à sa nourrice. Hippolyte informé par la nourrice en est fort mécontent. Phèdre alors se pend en l’accusant de l’avoir violée. Thésée maudit son fils et en appelle à Poséidon (Neptune). Hippolyte en exil, blessé par un monstre marin, est apporté à son père. Artémis alors apparait, révèle la vérité à Thésée et promet à Hippolyte de le venger. Ce dernier pardonne son père et meurt. La version de Racine est fort différente : Hippolyte, adouci, y est amoureux et Phèdre, le personnage principal, devient une « épouse chrétienne » (dixit Chateaubriand) déchirée par une passion pècheresse mais saisie de remord et faisant pénitence (voir la chronique n° 280, L’âme perdue – Racine est-il le Freud du XVIIe siècle ?)