L’unité nationale qui s’est manifestée dès l’embrasement de la cathédrale, ne vient-elle pas démontrer que l’idéologie diversitaire est encore loin d’avoir gagné ?
Nous avons sans aucun doute connu un grand moment de communion. Tout le monde s’est senti touché, bouleversé, car nous était arrachée une part fondamentale de ce pays et de notre civilisation. En d’autres mots, les peuples résistent à leur décomposition même si le régime diversitaire travaille à leur dissolution. C’est que les peuples ne sont pas des constructions sociales artificielles, comme le soutient une certaine vulgate universitaire: ils existent et possèdent – comme le disait Paul Ricoeur – un noyau éthico-mythique fondamental. C’est ce noyau qui a été touché au cœur et s’est d’un coup réactivé. On pourrait dire les choses autrement : une nappe profonde d’identité française est remontée à la surface. Dans un monde friable, qui ne se cesse de se décomposer, Notre-Dame incarnait la continuité de la France. Cet incendie nous rappelle que les constructions humaines les plus lumineuses et les plus remarquables peuvent s’effacer devant nous. On les voudrait immortelles, mais telle n’est pas la condition de l’homme et de ses œuvres sur cette terre.
Avez-vous été surpris par l’émotion manifestée par de nombreuses personnalités, peu suspectes d’indulgence à l’égard du monde catholique ?
C’est la part d’optimisme que l’on peut déduire de ce drame. Face à des événements de cette nature, la meilleure part de l’homme rejaillit, elle resurgit. C’est la vertu paradoxale des grandes épreuves qui permettent aux peuples de refaire leur unité, ou du moins, de la ressentir. Lorsque l’histoire redevient tragique, la société des individus déliée peut s’effacer alors que la nation réapparaît. Les peuples refont leur unité autour de grandes épreuves. Sur le plan symbolique, affectif et culturel, nous venons de traverser une grande épreuve qui rappelle aux hommes ce qui les unit au-delà de ce qui les divise. Les jours ordinaires et les divisions vont revenir. La politique est ainsi faite, la démocratie aussi. Mais pour quelques heures, quelques jours, peut-être quelques semaines, s’impose très vivement le sentiment d’appartenir à cette patrie commune et millénaire qu’est la France.
Vous parlez de la dimension symbolique, affective et culturelle de Notre-Dame. Que dire de sa dimension spirituelle ?
L’aspiration à la transcendance est constitutive de toute culture même si chacune la traduit ensuite à sa manière. Une société qui n’est plus capable de placer au cœur de son existence historique la transcendance est une société à qui il manque quelque chose. C’est une société qui fonctionne à l’étouffement des âmes. Et c’est un simple fait qu’il faut rappeler : depuis deux millénaires, en quelque sorte, c’est a travers la religion chrétienne que nos sociétés ont poursuivi cette quête spirituelle, et ont cherché à s’immortaliser, même à s’éterniser. Naturellement, la foi est une question personnelle. Mais qui ne comprend rien au christianisme se condamne à ne pas comprendre grand-chose de notre civilisation. Devant Notre-Dame, j’ai tendance à croire que n’importe quel homme est appelé à méditer sur les choses éternelles, sur cette part de la condition humaine qui échappe à la vie sociale et qui se présente à la raison sous le signe du mystère. Une chose est certaine toutefois: on a beau croire ou ne pas croire, c’est la foi qui a poussé les hommes à créer autant une cathédrale d’une telle beauté. Et c’est peut-être aussi un la foi qui poussera à sa reconstruction.
Certains ont dit que c’est l’âme de la France qui était touchée. Est-ce une figure de style ou une réalité ?
Même l’incroyant le plus militant ne peut pas se sentir étranger à un tel événement. Une de mes amies québécoise, athée irréductible, a écrit un court texte dans lequel elle disait voir en Notre-Dame ce que le christianisme a pu produire de plus beau et ce qui pouvait donner envie de croire. Ne serait-ce qu’un instant. Notre-Dame incarne l’aspiration à la transcendance. Et si chacun utilise ses propres métaphores, celle de l’âme me semble particulièrement exacte.
On a néanmoins pu entendre ici et là qu’il serait logique que les catholiques assurent le financement des travaux de restauration, au nom d’un laïcisme inavoué…
Le catholicisme n’est pas qu’une religion parmi d’autres en France et en Occident. C’est le noyau spirituel et civilisationnel de nos pays. L’héritage catholique représente le substrat culturel de ce pays. Communautariser la situation, en affirmant que Notre-Dame n’est qu’un lieu de culte catholique, est absurde : tout le génie politique du catholicisme, si je puis dire, est d’avoir laissé une empreinte qui transcende les seuls catholiques. Notre-Dame est inscrite au cœur d’une civilisation dont le catholicisme est un élément fondateur et essentiel, sans l’épuiser pour autant.
Ce moment d’unité sera peut-être, disiez-vous, une parenthèse dans le projet diversitaire qui se déploie actuellement… Quels en sont les ressorts ?
À partir des années 60, un basculement s’est opéré au terme duquel la société n’est plus considérée dans son unité – dans la figure du peuple, de la nation, de la patrie – mais comme une tyrannie de la majorité qu’il convient de combattre et de déconstruire. Dans la pensée progressiste, les minorités prennent le relai de la classe ouvrière qui n’avait pas voulu faire la révolution. Progressivement, la critique du capitalisme est remplacée par celle de la civilisation occidentale et de tous les systèmes normatifs considérés comme des générateurs d’aliénation. Il faut déconstruire la nation, la civilisation, la famille ou l’école, pour permettre aux minorités de s’épanouir, de s’affranchir et de se désaliéner. La valorisation de ces minorités à travers l’identité victimaire doit permettre de mener à terme cette désaliénation. Le projet diversitaire suppose ainsi la disparition des normes communes nouées dans l’histoire et l’éclatement infini des appartenances reconnaissable dans le morcellement ubuesque de la subjectivité en une myriade d’identités. Pour s’inscrire dans l’espace public, il est désormais obligatoire d’instruire le procès de la norme commune, de l’héritage partagé et de la continuité historique. Être une victime, si possible de l’homme blanc hétérosexuel de plus de cinquante ans, désigné salaud universel, devient la marque d’une supériorité morale médiatiquement reconnaissable.
La communautarisation et la conflictualisation de la société apparaissent comme les fruits du projet diversitaire. Mais qui a intérêt à cela ?
Rechercher un coupable n’a guère de sens. Je me tiens loin de toute forme de conspirationnisme. Nous sommes plutôt devant le déploiement d’une idéologie qui ne sait plus s’arrêter, et qui entend pousser la dynamique de la déconstruction jusqu’à son terme, comme si l’homme devait en ressortir délivré d’un héritage trop pesant, entravant son aspiration à la liberté. Mais c’est une erreur anthropologique grave. Nos héritages, nos appartenances, nos identités sont des médiations essentielles car elles densifient notre humanité et l’inscrivent dans un monde de sens. Paradoxalement, l’État, qui devrait être le gardien de la nation historique et de nos libertés, est dévoyé, et se donne se donne aujourd’hui pour mission de reconstruire tous les rapports sociaux pour les faire rentrer dans la matrice du contractualisme diversitaire. Il entend dès lors faire évoluer les mentalités, pour le dire avec les mots de la novlangue, ou pour le dire plus clairement, il entend, à travers les méthodes de l’ingénierie sociale et identitaire, nous convertir au multiculturalisme et aux autres doctrines associées à l’idéologie diversitaire. Voilà pourquoi je parle du régime diversitaire. Heureusement, l’être humain n’est pas qu’un être social: demeure en lui une part d’irréductible comme l’aspiration à la transcendance, le désir d’appartenance ou le besoin d’enracinement. C’est sur ce noyau existentiel irréductible que se fonde l’aspiration à la liberté.
Peut-on dire que le projet diversitaire passe par la substitution de la morale au politique ?
Plutôt que d’une substitution, je parlerais d’une absorption du politique par la morale. Le politique demeure, mais il est mis au service de la moralisation des comportements individuels et de notre conversion aux catégories mentales de la société diversitaire. Une certaine conception de la morale prétend moraliser intégralement l’existence et veut s’appuyer sur les pouvoirs publics pour y parvenir. Par exemple, ceux qu’on associe à la majorité sont invités à reconnaître leur culpabilité historique, et à expier leurs péchés en contestant leurs privilèges supposés. Ceux qui refusent de participer à cette entreprise seront disqualifiés moralement, décrétés infréquentables, et qualifiés de réactionnaires. C’est un processus fascinant, dont témoigne la prolifération des lois et des interdictions. Nous basculons peu à peu dans l’État-thérapeutique, qui entend non plus gouverner un peuple, mais en fabriquer un nouveau, conforme à l’idéal diversitaire.
Qui sont les agents du projet diversitaire ?
Je le redis, il n’y a là aucune conspiration. Mais certaines institutions produisent, il est vrai, cette idéologie. Évoquons notamment l’université, les médias, et le divertissement. Ne sous-estimons pas – c’est l’erreur d’une certaine droite bourgeoise – les innovations idéologiques les plus loufoques de la gauche radicale. Ceux qui élaborent ces théories les prennent très au sérieux et sont de redoutables militants. Ce qui nous fait sourire aujourd’hui nous sera présenté demain comme une avancée scientifique, avec études à l’appui. On est passé du marxisme scientifique à la science diversitaire ! Le système médiatique normalise ces évolutions en introduisant dans le langage commun des évolutions sémantiques. En témoigne la déclinaison à l’infini de la gamme des « phobies » pour décrire ce qui relevait autrefois de préoccupations politiques ou morales classiques, mais qui doit désormais apparaître dans l’espace public à la manière d’un dérèglement psychiatrique. La normalisation de la novlangue fonctionne de plus en plus vite. Des termes parés de guillemets, comme « cisgenre » ou « fluidité identitaire », en sont dépourvus deux ans après leur introduction dans la langue médiatique. On les utilise comme s’ils allaient de soi. Le divertissement, enfin, est façonné par l’idéologie diversitaire qui pénètre l’univers de la culture et transforme insensiblement notre rapport au monde.
Pourtant, on a le sentiment que les voix conservatrices sont de plus en plus audibles …
La gauche a été si longtemps dominante qu’il lui suffit d’être critiquée pour se croire assiégée et la droite a été si longtemps dominée qu’il lui suffit d’être entendue pour se croire dominante. C’est un double quiproquo et une illusion. Ceux qui acceptent, ou du moins, qui tolèrent la présence de penseurs conservateurs ou dissidents dans l’espace public se demandent – souvent publiquement – si l’on doit leur donner la parole. On se pose rarement les mêmes questions pour des penseurs socio-démocrates, écologistes ou féministes… Par ailleurs, le langage médiatique dominant demeure imprégné par l’hégémonie progressiste, comme en témoignent l’utilisation de termes comme « extrême-droite » – pour qualifier tout ce qui relève de l’identité, de l’appartenance, de la critique de l’immigration massive ou du multiculturel – « dérapage », « controversé », « polémique », « sulfureux », « nauséabond ». Tout ce vocabulaire demeure celui d’un progressisme inquisiteur.
Vous consacrez un passage à une figure clé : « l’humoriste de service ». Quel est son rôle dans le projet diversitaire ?
L’humoriste de service est une forme d’éditorialiste à la puissance intellectuelle light, mais au contenu idéologique lourd, qui provoque une forme de paralysie mentale. Son rôle est de désigner celui dont on doit rire. Il dit qui est le ridicule du moment. On pourrait trouver leur fonction intéressante, s’ils ne désignaient pas toujours les mêmes catégories. Leur fonction consiste à abolir la pensée par un moment d’hilarité obligatoire. La machine à rire devient paradoxalement une machine à faire taire. Et le rire est transformé en arme institutionnalisée pour ringardiser ceux qui n’applaudissent pas les bonnes choses. Le bouffon médiéval se permettait de rire du pouvoir, alors que le bouffon de la post-modernité accompagne le pouvoir et rit des dissidents.
Est-il exagéré d’affirmer que nous sommes entrés dans une logique totalitaire, non meurtrière ?
Bien heureusement, nous ne sommes pas en URSS. Nous vivons dans une démocratie libérale et nos sociétés bénéficient de verrous institutionnels protecteurs. Mais la tentation totalitaire, pour reprendre l’expression de Jean-François Revel, revient. Peut-être est-elle condamnée à toujours revenir dans la modernité ? Comme si, d’une certaine manière, elle en était une part que l’on peut contenir, mais jamais éradiquer. La tentation totalitaire, heureusement, n’a pas les moyens de se déployer pleinement. Mais quand elle a su s’institutionnaliser, par exemple au sein de l’université nord-américaine, on peut en observer les fruits inquiétants. Sur ces campus, des cabales orwelliennes se multiplient pour expulser des conférenciers indésirables… au nom même de la liberté d’expression, en l’occurrence celle des « dominés ». Heureusement, nos sociétés disposent d’une capacité de résistance institutionnelle, mais il ne faudrait pas sous-estimer la vigueur de cette tentation.
Mathieu Bock-Côté, L’Empire du Politiquement Correct, Paris : Le Cerf, 2019, 300 p., 20 €
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