MINUIT À PÉKIN - France Catholique
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Noël : Dieu fait homme
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MINUIT À PÉKIN

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Longtemps, très longtemps, jusqu’à l’invention de l’écriture, la famille fut pour l’homme la mesure du temps. Les grands-parents, au plus les arrières-grand-parents, bornaient l’imagination dans le passé. Au-delà c’était la nuit de la légende. Jules César pouvait affirmer sans rire que sa famille remontait à Vénus. Le grand-père de Platon visitant l’Égypte fut vexé d’entendre les prêtres du Nil railler les ascendances divines alléguées par les familles nobles d’Athènes, nombre de générations à l’appui. − Si tu disais vrai, alors vos dieux habitaient encore la Grèce bien après que ces pyramides furent construites. Nos ancêtres n’ont jamais remarqué ce divin voisinage1. J’ai recueilli de la bouche d’une mourante la plus ancienne tradition orale que je connaisse en France. Son grand-père lui avait rapporté le récit, recueilli de son propre grand-père, de l’exécution d’une aïeule à la guillotine, sous la Terreur. Ma propre famille a gardé pieusement le nom de la maison où selon sa tradition, elle avait vécu avant de venir habiter le village où je suis né. Quand était-ce ? « II y a longtemps ». II a fallu la dernière révision du cadastre, c’est-à-dire d’un document écrit, pour faire sortir ce nom d’un passé fabuleux et du même coup dater notre exode, un petit exode de douze kilomètres : la fin du XVIIe siècle. Sans les registres paroissiaux précédant le cadastre napoléonien, cet événement minime serait resté, quoique transmis, aussi douteux que l’ascendance vénusienne du grand Jules, perdu dans la foule des générations oubliées2. Au-delà de trois ou quatre générations, le temps perd sa profondeur. Il ressemble à ces tableaux primitifs où tous les lointains voisinent sur un même plan derrière les personnages. Et cependant ces temps inaccessibles restent présents en nous. La famille avec ses trois générations coexistantes transmet sans le savoir ce que le triple chevauchement empêche de mourir : les habitudes profondes de la pensée qui persistent dans la troisième génération quand elle devient à son tour adulte et ensevelit le corps périssable de la première3. Comme dans l’inoubliable chanson d’Édith Piaf Les trois cloches, tout petit homme grandit, devient homme, vieillard et meurt, Car toute chair est comme l’herbe Elle est comme la fleur des champs Épis, fruits mûrs, bouquets et gerbes, Hélas, tout va se desséchant. Le glas qui sonne, sonne, sonne, ne mesure pas le visible. Mes petits-enfants n’imaginent qu’un fantôme quand je leur raconte ma grand-mère. Pour un bref instant je suis à mon tour pour eux l’éphémère chaînon de la parole qui supplée à l’oubli, qui prolonge le souvenir par delà la mort. Et je sais qu’en leur parlant je leur transmets plus que ma parole ne dit. Comme tous les grands-pères de France, je contribue au grand mystère de l’identité historique, dont on s’est mis à parler tant depuis quelques années, à juste titre4. Cette identité qui se perpétue à travers la nuit des temps n’a pu en effet devenir si consciente, jusqu’à la douleur, qu’en découvrant sa différence au contact d’autres identités par la TV, les médias, les migrations massives. La famille, dit-on, se désagrège. Et c’est vrai si l’on entend par là la forme des liens où nous avons grandi. Ces liens-là sont détruits par le changement des mœurs, la fragilité du couple, la dispersion des âges, l’engagement des femmes dans la vie sociale, professionnelle, politique. Ces changements frappent l’esprit, qui ne voit que le visible. Nous croyons sans réfléchir que ces changements détruisent des coutumes antiques, qui auraient porté par dessus les siècles une permanence désormais menacée de mourir. Mais c’est là une illusion née de notre oubli. Pensons-nous jamais à ce que nous dirions si, sous l’effet d’un changement social quelconque, 80 % des familles françaises se mettaient à habiter une seule pièce, se perpétuant dans une totale promiscuité ? Ne penserions-nous pas que cet état détruirait les mœurs à leur source même ? Cependant ce fut là notre sort jusqu’à ces derniers siècles, jusqu’au début de ce siècle même dans quelques régions de France, et curieusement les plus traditionalistes comme la Bretagne, le Queyras, d’autres encore. Ainsi ont vécu les constructeurs de nos milliers d’églises campagnardes, si proches de notre cœur, sans parler des cathédrales et de tout ce qui fait l’inimitable charme français menacé, croyons-nous, par les présentes métamorphoses5. « Il faut tuer papa », ai-je lu un jour de 1968 sur une porte de la Sorbonne. II se trouve que je venais de rencontrer dans la rue des Écoles mon vénérable ami Georges Dumézil, le plus éminent connaisseur du passé lointain de l’Europe6. Nous allâmes prendre une chope au plus proche café. « Tout semble s’effondrer, lui dis-je. Tuer papa, ce n’est qu’un meurtre. Mais l’auteur de ce graffiti veut dire beaucoup plus : il veut tout rejeter. » Sa réponse me frappa : « – Moi, dit-il avec un sourire sceptique, ce qui vraiment me chagrine, c’est que plus personne ne garde la bibliothèque de la Sorbonne. J’ai vu tout à l’heure une jeune fille en sortir un cabas plein de livres. » Il avait raison. Rien ne s’est effondré en 1968, ni depuis. J’aurais dû me rappeler n’importe laquelle des affreuses cohues du passé, les récits de Grégoire de Tours, les Armagnacs et les Bourguignons, la Guerre de Cent ans, la Terreur, l’Année Terrible. Nous avons traversé tout cela. La Sorbonne était en déconfiture, mais le bistrot du coin fonctionnait comme à l’accoutumée. De Gaulle sonna la fin de la récréation, et les Français, consultés, élirent la Chambre la plus férue d’ordre qu’aient vue les gens de mon âge, et même Dumézil. Vingt ans plus tard, on lit sans étonnement que la plupart des jeunes Français se sentent bien chez eux, qu’ils aiment leurs parents, qu’ils cherchent du travail et que le bachot connaît des succès sans précédent. Une minorité de jeunes Français rejettent tout cela. Cette minorité a toujours existé. Il y a toujours eu un âge ingrat. Il passe, mais en se renouvelant. C’est le temps qui passe, loi de fer. Pourtant, dit-on, ce que nous voyons, c’est du jamais vu : la pilule, l’avortement légalisé, la mère porteuse, l’insémination artificielle… II n’y a rien dans le christianisme qui ait prévu tout cela7. Si l’on veut dire qu’on ne trouve rien de tout cela dans le passé, d’accord. Si l’on sous-entend que le christianisme est tout entier dans le passé… mais peut-on le dire, alors que la Révélation s’achève par un livre sur le futur, et que ce livre est incompréhensible ? Quel est le sens évident de l’Apocalypse, notre seul livre prophétique, et aussi notre seul livre impénétrable ? Que l’avenir est à Dieu8. Tous les Apôtres sont morts sans soupçonner qu’à l’autre bout du monde une immense civilisation durait depuis des millénaires. L’autre soir, suivant, sur France-Culture, l’admirable série d’émissions « Cet hiver en Chine » de François Maspéro9, j’ai pu, comme sans doute beaucoup d’entre vous, entendre chanter à pleine voix Minuit chrétien dans leur cathédrale, au cœur du plus malheureux des pays communistes. Écoutant ces voix venues de la nuit, je me disais : « Qu’est-ce qui est impossible ? » Oui, quoi ? Qu’aurait pensé l’apôtre Pierre, s’il avait pu dans son martyre entendre ce que j’entendais, venant d’un futur inconcevable ? Mais en vérité il savait. Non pas sans doute l’existence de cette Chine lointaine. Mais que son enseignement, reçu et transmis, durerait jusqu’à la fin du monde, que sa lumière ne s’éteindrait jamais, qu’elle éclairerait tous les siècles à venir, parmi tous les peuples à naître, quoi qu’il advienne. Devant cette vérité tous nos problèmes sont petits. Si nous ne savons pas, Quelqu’un sait. Si nous ne traversions notre vie dans l’inquiétude et l’angoisse, alors la foi n’aurait plus de sens10. Aimé MICHEL Chronique n° 423 parue dans France Catholique – N° 2071 – 12 septembre 1986 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 4 décembre 2017

 

  1. Aimé Michel m’avait laissé entendre que ce récit était dans Hérodote mais ce n’est pas le cas. Au demeurant, l’allusion au grand-père de Platon visitant l’Égypte suggère une erreur de mémoire (qu’Aimé Michel avait pourtant excellente) car, vérifications faites, je n’ai pas trouvé d’indication que le grand-père paternel de Platon, Aristoclès, ait été en Égypte, non plus que son grand-père maternel. Toutefois, la raillerie de ce prêtre égyptien en rappelle une autre, rapportée par Platon dans le Timée. Ce récit présente plusieurs similitudes avec l’anecdote contée ici par Aimé Michel, ce qui pourrait suggérer le télescopage de plusieurs souvenirs. Bien que, comme pour beaucoup d’hommes illustres de l’Antiquité, on sache peu de choses sûres de sa vie, il parait assuré que Platon appartenait aux plus anciennes et nobles familles d’Athènes. Par son père Ariston, il remontait au légendaire Codros fils de Mélanthos (vers 1000 av. J.-C.), tenu pour descendants de Neptune, et par sa mère Périctione, il se rattachait au poète et homme d’État Solon (vers −600). Or, au début du Timée, l’un des interlocuteurs de Socrate, Critias d’Athènes, raconte une histoire qu’il dit tenir de son grand-père : Solon avait fait un voyage en Égypte. À Saïs, dans le delta du Nil, il avait rencontré les prêtres de ce lieu. Voici la suite : « Arrivé à Saïs, Solon, comme il nous l’a raconté lui-même, fut fort bien reçu ; il interrogea les prêtres les plus instruits sur l’histoire des temps anciens, et il reconnut qu’on pouvait presque dire qu’auprès de leur science, la sienne et celle de tous ses compatriotes n’était rien. Un jour, voulant engager les prêtres à parler de l’antiquité, il se mit à leur raconter ce que nous savons de plus ancien, Phoronée dit le Premier, Niobé, le déluge de Deucalion et de Pyrrha, leur histoire et leur postérité, supputant le nombre des années et essayant ainsi de fixer l’époque des événements. Un des prêtres les plus âgés lui dit : O Solon, Solon, vous autres Grecs vous serez toujours enfants ; il n’y a pas de vieillards parmi vous. » (C’est moi qui souligne ; traduction de Victor Cousin, http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/cousin/timee.htm). Je pourrais arrêter là cette citation, car je ne voulais parler que de la raillerie d’un vieil Égyptien à l’égard d’un jeune Grec. Poursuivons un peu cependant, car les explications données par ce prêtre ne manquent pas d’intérêt : « − Et pourquoi cela ? répondit Solon. − Vous êtes tous, dit le prêtre, jeunes d’intelligence ; vous ne possédez aucune vieille tradition ni aucune science vénérable par son antiquité. En voici la raison. Le genre humain a subi et subira plusieurs destructions, les plus grandes par le feu et l’eau, et les moindres par mille autres causes. Ce qu’on raconte chez vous de Phaéton, fils du Soleil, qui, voulant conduire le char de son père et ne pouvant le maintenir dans la route ordinaire, embrasa la terre et périt lui-même frappé de la foudre, a toute l’apparence d’une fable ; ce qu’il y a de vrai, c’est que dans les mouvements des astres autour de la terre, il peut, à de longs intervalles de temps, arriver des catastrophes où tout ce qui se trouve sur la terre est détruit par le feu. » Cette fois, omettons la suite, pour intéressante qu’elle soit, car elle nous entrainerait trop loin (c’est l’histoire mythique de l’ile Atlantide, de son impérialisme tyrannique, de sa guerre avec Athènes, de sa disparition finale sous les flots) , même si elle ne nous éloignerait guère de notre propos sur la mémoire et l’oubli…
  2. On trouvera une relation plus précise de cette tradition familiale dans l’article « La fin de la civilisation villageoise » (Planète n° 7, nov.-déc. 1962, pp. 12-23, reproduit sur http://www.aime-michel.fr/wp-content/themes/theme_am/pdf/la-fin-de-la-civilisation-villageoise.pdf). Aimé Michel y donne d’autres exemples. L’un d’eux concerne une histoire de gerbes volées la nuit au clair de lune dont l’origine a pu être retrouvée par le récit consigné dans une archive paroissiale : elle remonte à François 1er, soit quatre siècles. Quant aux « traditions inconscientes liées au dialecte local, à la patronymie, à la toponymie, au folklore », elles peuvent trouver leur origine dans des faits remontant bien plus loin dans le temps : à dix, vingt, voire trente siècles. La comparaison avec les tableaux primitifs de la phrase suivante est également explicitée dans ce même article : « Je me suis souvent demandé, devant les paysages naïvement étalés des primitifs flamands ou italiens, si ce qui nous apparaît maintenant comme une sorte d’infirmité de l’œil à distinguer entre eux les plans plus ou moins éloignés ne s’expliquait pas en réalité par une conception de l’ailleurs construite sur une idée de l’espace semblable à celle du temps villageois : ce qui est inaccessible est inaccessible et l’éloignement géométrique n’est qu’une rêverie intellectuelle. » (On trouve d’autres exemples de cette façon de penser dans l’ouvrage de Jean Fourastié cité en note 5). Comme j’ai déjà eu l’occasion de le signaler, car je tiens cette observation pour essentielle, Aimé Michel connaissait fort bien, en raison de ses origines paysannes, les anciennes visions du monde qui se sont perpétuées jusqu’au siècle dernier et dont certains aspects remontaient probablement au néolithique.
  3. Quelle était l’efficacité de la « mémorisation d’avant l’Écriture par reprogrammation des cerveaux à chaque génération » se demande l’historien Pierre Chaunu. Voici sa réponse : « Il ne semble pas que ce mode de transmission permette de dépasser une portée de quatre siècles, soit dix à quinze générations. Ce qui peut remonter au-delà cesse d’avoir tout caractère d’histoire même de mythe-histoire, il s’agit de messages totalement inintelligibles pour ceux qui en sont les inconscients vecteurs. » De cette conclusion, en bon accord avec celle d’Aimé Michel, Chaunu fournit une illustration frappante, celle des communications maritimes entre Mexique et Pérou. On a des preuves archéologiques et philologiques de ces échanges, qui ont atteint un sommet entre le Xe et le XIe siècle, avant la formation des empires aztèque et inca. Pourtant, il n’en reste plus aucun souvenir au XVIe siècle : rien n’en subsiste dans les chroniques aztèque, inca et espagnole. L’ignorance réciproque est totale, au point « qu’Atahualpa, dix ans après le malheur arrivé à Moctezuma est, face à l’envahisseur espagnol, dans le même degré d’ignorance que son lointain voisin du Nord. (…) Les sociétés pourtant très nombreuses, riches et complexes de l’Amérique indienne des plateaux confirment la loi. Une histoire orale reprogrammée de génération en génération ne porte jamais, d’une manière tant soit peu intelligible, au-delà de quatre siècles. » (Histoire, science sociale, SEDES, Paris, 1974, p. 30)
  4. L’historien médiéviste Patrick Boucheron, professeur au Collège de France et directeur de L’histoire mondiale de la France (Seuil, Paris, 2017) rappelle, dans une interview par Béatrice Bouniol dans La Croix, les circonstances dans lesquelles est apparue cette notion d’« identité historique dont on s’est mis à parler tant depuis quelques années » (https://www.la-croix.com/France/Lidentite-France-nous-obsede-depuis-temps-2016-09-23-1200791018). Selon lui, la question de « l’identité de la France » a remplacé dans notre conscience collective celles de progrès et d’égalité. Il confirme qu’elle nous « obsède » depuis peu de temps puisqu’elle n’est apparue qu’au milieu des années 1970, portée par la gauche, en lien avec la défense « “des” identités, minoritaires et régionales ». François Mitterrand en 1981 centre sa campagne électorale sur cette question de l’identité française, « entendue d’emblée comme diverse et ouverte, mais dont l’origine culturelle est à défendre, dans un contexte d’anti-américanisme très fort ». (Son affiche, la plus célèbre des affiches électorales, le montre sur fond d’un petit village de la Nièvre, https://communicationpolitiqueaudrey12sdp.wordpress.com/2012/10/21/une-affiche-electorale-emblematique-la-force-tranquille-de-francois-mitterrand/). Puis la droite, assure Patrick Boucheron, a « confisqué » le sujet : tandis que s’affirme la lutte contre le multiculturalisme, le Club de l’horloge publie en 1985 L’identité de la France. L’année suivante, Fernand Braudel publie sous le même titre, un livre qui « définit l’identité comme une construction très lente, le contraire d’une France éternellement identique à elle-même ». Aujourd’hui, estime P. Boucheron, les « crispations identitaires » qui confondent l’identité qui distingue et l’identité qui fige, concernent également la gauche puisqu’on la trouve tant chez Manuel Valls que chez Jean-Luc Mélenchon. Le livre posthume du célèbre historien Fernand Braudel (1902-1985) demeure aujourd’hui le plus cité à ce sujet (l’Identité de la France en trois tomes – 1. Espace et histoire, – 2. Les hommes et les choses I et II, est disponible au format poche, dans la collection Champs Histoire, Flammarion, Paris). Ne l’ayant pas lu, je me contenterai de renvoyer à l’interview (décevante) de Braudel peu avant sa mort (http://www.lemonde.fr/societe/article/2007/03/16/l-identite-francaise-selon-fernand-braudel_883988_3224.html) et surtout à la recension du livre par Maurice Aymard (http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1988_num_43_1_283477_t1_0111_0000_001). J’y relève une phrase saisissante sur « le milliard d’hommes qui ont, depuis l’aube de l’humanité, habité le territoire de la France actuelle et qui “ont vécu, travaillé, agi, laissant, si peu que ce soit, des héritages incorporés à notre immense patrimoine” ». Ces héritages sont toujours actifs comme le montrent les sociologues Hervé Le Bras et Emmanuel Todd dans le Le mystère français (Seuil, Paris, 2013 ; livre dont j’ai déjà parlé dans la note 4 de la chronique n° 270, C’est la « chute finale » ? – Comment Emmanuel Todd démontra que l’URSS était un pays sous-développé). Ces auteurs révèlent « l’activité souterraine mais puissante de facteurs sociaux oubliés ». De manière surprenante, des « structures familiales et des croyances métaphysiques que l’on croyait en voie de disparition guident toujours le changement social et économique, ancrées dans des territoires, perpétuées par une mémoire des lieux. Nous avons même senti un renforcement du rôle des fonds anthropologiques et religieux dans un contexte de crise et de doute. » (pp. 308-309).
  5. En France, cette promiscuité séculaire n’a disparu qu’au cours des Trente Glorieuses (1945-1975), c’est-à-dire très récemment. Pourtant ces deux faits majeurs, la promiscuité et sa disparition, sont déjà presque complètement oubliés. D’après Jean Fourastié (Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible, coll. Pluriel, 2009, p. 137 ; remarquez le sous-titre), au recensement de 1946, plus d’un logement sur cinq n’avaient encore que deux pièces dont la cuisine, et on comptait en moyenne 1,15 personnes par pièce. « Les communes rurales du Morbihan avaient le record, avec 3,2 personnes par pièce : chiffre qui donne une image valable de la France rurale au XIXe et au début du XXe siècle ». Le nombre de logements a été multiplié par 2,7, passant de 13 millions dans les années 1930 à 21 millions en 1975 et à 35 millions aujourd’hui, alors que la population n’a augmenté que de 60 %, durant cette période, mettant fin à la promiscuité. Et il ne s’agit ici que de promiscuité ! La condition humaine en France était jusqu’à une époque récente autrement tragique (et elle l’est encore, en d’autres pays). On a beau savoir que l’espérance de vie à la naissance n’était que de 25 à 26 ans au XVIIIe siècle, il s’agit là d’une connaissance abstraite qui masque les duretés d’un monde limité où dominent les contraintes, les brutalités, les rationnements, les disettes et les famines. Nul, à ma connaissance, ne l’a mieux compris et expliqué que Jean Fourastié, notamment dans ses Essais de morale prospective (Gonthier, Paris, 1966). « Si avec une technique de production donnée, sur un sol de qualité donnée, il faut deux hectares pour nourrir un homme, et s’il y a déjà un homme sur ces deux hectares, il n’y a plus de place pour un autre » (ce qui correspond à une densité maximum de 50 habitants par km2, soit une population de l’ordre d’une vingtaine de millions d’habitants sur le territoire actuel de la France). Dans une telle société « il ne peut y avoir de vie que par les privilèges et dans les privilèges. Si vous n’êtes pas privilégié, vous pouvez végéter pendant quelques années, mais vous serez emporté à la prochaine disette (prix du blé supérieur à 100 salaires horaires) ou à la prochaine famine (prix du pain supérieur à 250 ou 300 salaires horaires). Et comme il y a une famine tous les 15 ou 20 ans, ça n’ira pas loin… Ou bien vous avez un privilège et vous avez des chances de subsister ; je ne dis pas que vous subsisterez sûrement ; si vous n’êtes qu’un tout petit artisan, un tout petit propriétaire, un petit métayer, vos chances sont faibles, mais enfin, vous aurez des chances qu’un certain nombre de vos descendants passent à travers les famines, les épidémies, et donc sauvent votre souche. Si vous n’avez aucun privilège, si vous êtes un journalier, un “brassier”, un homme qui n’a que ses bras, que son corps, vous périrez inéluctablement, quel que soit votre courage, après avoir vu mourir de faiblesse, d’épidémie ou de faim votre femme et vos enfants. » (pp. 21 et 22). Il en résulte une « morale de la misère » dont « le problème premier est de maintenir l’état de vie », ce qui exige d’être dur car « il n’y a pas de vie possible pour tout le monde » ; en conséquence, une société pauvre est plus intolérante qu’une société riche (p. 65). Dans ces conditions, pas question de se marier par amour car c’est le patrimoine qui dicte la survie. Pas question non plus d’avoir un enfant hors mariage : « s’il est conçu, il ne doit pas naître ; s’il naît, il doit disparaître. » (Dans son village de Douelle dans le Lot, sur 3 000 naissances entre 1725 et 1910, Fourastié ne relève que 3 naissances conçues hors mariage, p. 17, ce qui peut apparaitre à peine croyable de nos jours). « L’équilibre démographique fondamental est le suivant : un homme parvenu à 65 ans a eu 6 à 7 enfants en moyenne ; de ses enfants, seuls 2 sont parvenus à l’âge du mariage ; le garçon succédera au père, la fille épousera le fils d’un pair. S’il y a quelque excédent, la solution est le couvent ou le célibat au foyer de l’aîné. Et si l’on laisse aller, dans l’euphorie des bonnes années, à marier des cadets ou plutôt à les laisser se marier, ce sont jeux de luxe et d’impudence, qui accroîtront les douleurs de prochaines disettes, des inéluctables mortalités. » (p. 25). (Pour un exemple de crise alimentaire en Europe au XIXe siècle, voir la note 4 de la chronique n° 269, Cassandre « mourra idiote »). Ce passé plus que millénaire dort maintenant dans l’oubli. Les derniers témoins de ces comportements hérités d’un lointain passé les ont rapportés sans les comprendre. Fourastié donne l’exemple de François Mauriac qui décrit dans ses mémoires, en 1965, la dureté en morale et en « affaires » de sa mère et de sa grand-mère, dureté dont il a été le témoin dans sa jeunesse mais que déjà il ne comprend plus. Il en va de même de faits dramatiques plus récents, par exemple ceux rapportés dans l’Irlande des années 1950 par le livre et le film Philomena (http://www.parismatch.com/Culture/Cinema/La-veritable-histoire-de-Philomena-et-Anthony-Lee-544610), dont les ressorts nous sont devenus impénétrables. Mais il y a une autre forme d’oubli plus surprenante, celle des savants eux-mêmes, tant passés que présents. « Ces femmes, ces enfants, ces hommes sans travail, sans gîte, sans nom, errant à travers les provinces en quête de pain noir et de racines, dont les laboureurs pourchassaient les maraudes, et que l’on retrouvait raidis dans les fossés des routes ou dans quelque cabane de branchages, n’ont pas laissé de trace dans la morale des savants » (p. 22 ; c’est moi qui souligne). Quand Fourastié tente de connaître et comprendre la « morale du peuple » il constate qu’elle « n’a jamais été codifiée ni même étudiée dans son ensemble » et que les « morales savantes » des écrivains et des philosophes des trois ou quatre derniers siècles, n’en sont que des « images partielles, aléatoires, sporadiques » (p. 11). Les dernières décennies n’ont pas réparé ces lacunes. Pour autant que je sache, les historiens contemporains n’ont pas pris la mesure du problème. « De gros livres seraient nécessaires » pour traiter le sujet « dans son ampleur cohérente », note Fourastié, mais « ces livres n’existent pas » (p. 36). Tout au plus peut-il renvoyer à Arnold Van Gennep (Manuel de Folklore français contemporain, en 7 volumes), auteur « consciencieux » mais qui ne fournit aucune synthèse, et à André Varagnac, auteur essentiel dont nous avons déjà parlé (voir note 5 de la chronique n° 210 et note 7 de la chronique n° 394). Même le livre si éclairant de Fourastié n’est plus disponible depuis longtemps et rarement cité. En conséquence de cette formidable lacune, l’histoire qui parvient jusqu’à nous est essentiellement celle des privilégiés, des lettrés, peu ou pas celle du peuple. Le monde de la majorité de nos ancêtres nous est devenu plus étranger que celui d’un pays exotique.
  6. Nous avons déjà parlé un peu de Georges Dumézil (1898-1986) dans les chroniques n° 227 (note 2) et n° 394 (note 1). Linguiste hors-norme, historien et spécialiste de l’étude comparée des mythes, il est l’auteur d’une œuvre considérable. Normalien, professeur de lycée, il enseigne ensuite dans plusieurs universités étrangères (Varsovie, Istanbul, Upsala). À son retour en France, il enseigne à l’École pratique des Hautes-Études (1935-1968) et au Collège de France (1949-1968) avant d’être nommé membre de l’Institut (1970) puis élu membre de l’Académie Française (1978). La thèse qui l’a rendu célèbre concerne l’organisation sociale en trois classes des divers peuples indo-européens, à savoir les prêtres, les guerriers et les éleveurs-cultivateurs. Il a pu démontrer, avec ses collègues et continuateurs, que cette organisation sociale, remarquablement persistante en Inde et qui se retrouve en Iran, en Grèce, à Rome, en Gaule, structure la mythologie indo-européenne. Ses travaux ont eu une influence considérable en France et à l’étranger. L’indo-européaniste américano-irlandais, James P. Mallory, estime qu’il a « produit un vaste corps de preuves qui a apparemment formé une assise d’interprétation suffisamment solide pour résister non seulement à ses critiques les plus acerbes mais même aux fréquents excès de ses supporters trop zélés. » (In search of the Indo-Europeans, Thames & Hudson, New York, 1989, p. 131). L’archéologue Colin Renfrew de l’université de Cambridge reconnait « l’immense érudition de Dumézil » et « la grande richesse de ses sources » tout en critiquant ses thèses d’un point de vue archéologique (L’énigme indo-européennes, Flammarion, Paris, 1990, chap. 10).
  7. Doit-on s’étonner de ce que « la pilule, l’avortement légalisé, la mère porteuse, l’insémination artificielle », etc., posent des problèmes dont la résolution est laissée à notre appréciation ? En schématisant on peut dire que le christianisme énonce les préceptes mais nous laisse le soin d’en spécifier les décrets d’application (voir chronique n° 411, Les besoins du temps – Le christianisme est la religion de l’homme inachevé). La vraie question est : « Comment puiser dans la Foi des réponses à ces problèmes nouveaux dressés devant nos pas comme une jungle hostile et impénétrable ? » (Chronique n° 414, Avancer en rechignant – Le renouvellement perpétuel de toutes choses est inscrit au cœur de la Création). À ce propos, Fourastié note que, lors d’une conférence « récente » (en 1965 ou 66 donc) du Centre catholique des intellectuels français, la plupart des intervenants avaient admis que « la religion catholique n’enseignait pas d’autre morale que ce qu’ils appellent la morale naturelle ». Il cite à l’appui William Durant qui écrit dans son Histoire de la civilisation que « la fonction morale de la religion consiste à maintenir les valeurs reconnues plutôt qu’à en créer de nouvelles ». (Essais, op. cit., p. 27). Fourastié lui aussi relève que « L’expansion des pouvoirs de l’homme sur la matière, sur le végétal, l’animal et l’homme même, suscite de partout des nouveaux possibles, donc de nouveaux objectifs et de nouveaux moyens. L’univers des choix éclate de partout » (régulation des naissances, droit spatial, ordre mondial, organisation des territoires, urbanisme, planification économique, morale médicale, etc.). La méthode de résolution qu’il préconise repose sur des études par des groupes de recherche, soumises à l’opinion publique et délibérées devant des assemblées nombreuses et informées (p. 175). C’est plus ou moins ce qui s’est fait par la suite, bien qu’on soit encore loin de la société scientifique (et bien entendu démocratique) qu’il appelait de ses vœux, dans laquelle ce « devoir d’information » est un devoir moral (p. 149). Aimé Michel, de son côté, est souvent revenu sur ce qu’il appelle le « fardeau » de notre liberté : « les découvertes les plus importantes (…) tendent à nous révéler le poids de notre liberté » (chronique n° 45, Le cou de la girafe ou le poids de la liberté) ; « plus la science progresse et plus elle alourdit le fardeau de notre liberté » (n° 190) ; ou encore : « L’homme est irrémédiablement l’être qui participe à la création. Il doit s’habituer à cette pensée. Il doit apprendre à regarder en face l’apocalypse molle lentement libérée par ses mains et d’où il sortira transformé physiquement et mentalement pour le meilleur ou pour le pire. Selon son choix. ». (n° 2, L’eugénisme ou l’Apocalypse molle).
  8. Cinq ans auparavant Aimé Michel avait précisé en ces termes le caractère impénétrable de l’Apocalypse de Jean : « Ce n’est pas par hasard que les derniers mots du Nouveau Testament “Reviens, Seigneur Jésusˮ se trouvent à la fin de cette Apocalypse où la raison se perd. Cela, je crois, veut dire que le propre de l’avenir (providentiel) est de sans cesse dépasser les rêveries de la raison. » (Chronique n° 332, La Providence et les microscopes… – Certaines ignorances sont providentielles ; voir aussi note 10 de la chronique n° 403, Les derniers mots du dernier livre – Comment prévenir la délinquance et où fonder la morale). Mais il avait également présenté ce livre sous des couleurs plus sombres en comprenant les réticences d’un esprit rationnel à scruter un texte où la « raison se perd ». C’est ce qu’il expliquait dans un article du Nouveau Planète en septembre 1968 où il imaginait les réactions qu’aurait pu avoir un lettré romain contemporain de Jean s’il avait lu un texte aussi étrange et éloigné de l’idéal du temps (voir la fin de la note 8 de la chronique n° 359, Échec à la « bof-philosophie » – L’enfant sur la plage n’est pas le naufragé d’une tempête absurde) !
  9. L’un des volets du documentaire « Cet hiver en Chine », diffusé initialement le 22 août 1986, est disponible sur https://podcloud.fr/podcast/les-nuits-de-france-culture/episode/documentaire-dete-cet-hiver-en-chine-5-la-brume-de-shanghai-1ere-diffusion-22-slash-08-slash-1986. Il s’agit du 5e volet, « La Brume de Shanghai », d’une durée de 45 mn. François Maspéro (1932-2015), né dans une famille cultivée (son grand-père paternel était égyptologue et son père sinologue, tous deux professeurs au Collège de France), a douze ans quand ses parents puis son frère, résistants, sont arrêtés par la Gestapo. Son frère est exécuté, son père meurt en camp de concentration, seule sa mère survit aux camps. À 23 ans, il devient libraire à Paris. En 1957, il ouvre sa seconde librairie « La Joie de lire », rue Saint-Séverin, qui le rend célèbre et devient la plus grande librairie parisienne avant l’ouverture de la Fnac. Il y vend et édite des livres révolutionnaires et anticolonialistes et y accueille toute la gauche de ces années là. Mais la santé financière de ses affaires, déjà compromise par les censures, amendes et interdictions, est aggravée par les vols de livres : sorte de sport pour certains, acte politique pour d’autres qui accusent Maspéro d’être un « commerçant de la révolution ». Il fait une tentative de suicide en 1973. La librairie doit fermer en 1976 mais les Éditions Maspéro continuent et connaissent le succès. En 1982, il passe la main et sa maison d’édition devient La Découverte. Par la suite, il se consacre à l’écriture : traductions d’ouvrages étrangers, romans plus ou moins autobiographiques publiés au Seuil, carnets de route, reportages en Bosnie, à Cuba, dans les Balkans, en Chine…
  10. Dans la chronique n° 420, Cet univers où nous passons – Apprendre à reconnaitre la délivrance du mal, Aimé Michel commentant les épitres aux Corinthiens (2, 7) et aux Colossiens (3, 10) distingue la foi (grec pistis) de la connaissance (grec doxan, epignôsis). Il interprète ainsi la pensée de Paul : il faut chercher pour reconnaître dans ce que l’on voit l’amour de celui qui a créé ce que l’on voit et accéder ainsi à la foi. L’article « Foi » de l’Encyclopaedia Universalis rappelle utilement qu’il s’agit d’un de ces mots dans lequel se sédimente la mémoire des siècles. Edmond Ortigues y explique que le français foi a recueilli en lui un triple héritage : le latin fides, le grec pistis et l’hébreu emounah. En se référant à Georges Dumézil (Idées romaines), il rattache les mots latins fides (foi) et foedus (pacte) et le mot grec pistis à une même racine indo-européenne beidh- qui suggère l’idée de confiance. Comme la confiance se donne et se reçoit, le sens du mot foi oscille entre un sens actif (faire confiance, avoir foi) et un sens passif (inspirer confiance, faire foi). Du côté hébreu, la foi a grandement évolué de son sens de fidélité d’un peuple à l’Alliance dans l’Ancien Testament à celui d’une adhésion individuelle dans le Nouveau…