Étonnant Léon Daudet ! Je viens de relire, dans le recueil de ses chroniques littéraires, les deux articles qu’il avait consacrés à la publication de Sous le soleil de Satan, le premier grand roman de Bernanos. C’est simplement génial. Il a tout compris, tout annoncé : « Demain le premier livre, le premier roman d’un jeune écrivain, M. Georges Bernanos auteur de Sous le soleil de Satan, sera célèbre. Je dirai de lui, comme je le disais naguère de Marcel Proust – hélas ! – qu’une grande force, intellectuelle et imaginative, apparaît au firmament des lettres françaises. Mais cette fois synthétique, et non plus analytique, et dans un genre à ma connaissance encore inexploré et qui est le domaine de la vie spirituelle, des choses et des corps commandés par les âmes. » Tout serait à citer, non seulement pour apprécier l’exactitude et la profondeur de la critique mais pour restituer la vraie stature du fils d’Alphonse Daudet, trop souvent ramené à la caricature d’un polémiste sanguin.
Bernanos, qui le connaissait bien, en a fait un prodigieux portrait dans Les grands cimetières sous la lune, à un moment où, pourtant, il s’était fâché avec la famille politique de l’auteur des Morticoles. Dieu sait à quel point il s’agissait d’un grand vivant, qui goûtait les plaisirs honnêtes de la vie, mais il pouvait aussi atteindre les sueurs de sang de l’agonie spirituelle. Sa sensibilité charnelle s’équilibrait non seulement d’une ouverture intellectuelle sans cesse aux aguets, elle pouvait se dépasser dans une altitude spirituelle étonnante : « La vie spirituelle, avec ses délices incomparables, ses certitudes, ses aspects si vastes, universels et cependant précis, est, à la vie intellectuelle la plus altière, ce que le plain-chant est à la musique profane, mélodique ou symphonique : une souveraineté. Or, dans le roman de Georges Bernanos, qui est le développement d’une crise tragique, de la lutte de l’Ange et du Démon, il n’y a pas d’effets de théâtre. Il y a une rencontre de faits, sur une route, entre le héros du livre et le Malin, une conversation avec le Malin, qui est une des pages les plus étonnantes, je dirai les plus bouleversantes de toute notre littérature ; mais tout cela demeure pur et grave, comme dans un colloque pascalien, comme dans une allée de Port-Royal des Champs. Il n’y a même pas le subterfuge de la féérie, ni celui du sermonnaire. Cela est, parce que cela est. »
Bien sûr, nous sommes dans le registre littéraire, qui n’est pas exactement celui des spirituels, mais il s’y révèle une belle complicité. Daudet est capable de fulgurances, où, en quelques phrases, il arrive à faire surgir des pans complets de nos énigmes anthropologiques. Dans cet article, il retrouve spontanément les articulations tripartites de notre humanité, charnelle, intellectuelle, spirituelle à travers l’épaisseur de la littérature, avec des formules étonnantes. Ainsi à propos de la difficulté à « intellectualiser une situation dramatique, à faire sauter de la passion dans l’esprit » : « Un Meaeterlinck s’en est tiré, comme jadis Shakespeare, par la féérie laquelle, étant le réservoir de tous les possibles, de tous les jeux, y compris ceux de l’intelligence, prête à toutes les combinaisons symboliques. »
Précisément, le génie de Bernanos passe outre à la féérie : « Un roman de la vie spirituelle, et qui s’attache à suggérer l’invisible par le visible, surprend le lecteur contemporain, accoutumé à n’admirer que l’analyse, que les raffinements analytiques, que l’éparpillement brillant du mercure mental sous le choc de la métaphore. L’écrivain du Soleil de Satan déplace devant nous des quartiers de roc, des éboulements de préjugés grossiers et subtils, rebutants et séduisants, venus de Renan, de Taine, d’Anatole France. »
Le second article consiste principalement dans un éreintage de l’article de Paul Souday dans Le Temps, qui n’a rien compris à Bernanos et qui ne comprend généralement rien à rien : « Henri Heine parle quelque part des critiques qui empailleraient le clair de lune. Souday, lui, empaille le soleil, qu’il soit de Satan ou “des morts” » Et de réitérer son propre enthousiasme. Décidément, ce roman est un événement, au sens le le plus fort, pour la création littéraire, qu’en un raccourci à sa façon, Daudet met en perspective : « Ce livre, plein et fort, est ce que l’on peut imaginer de plus directement opposé à Mme Bovary, par exemple, qui commande toute l’intervention romanesque de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Car il y a encore du bovarysme, comme dit M. Jules de Gaultier, jusque chez Proust, chez Morand, chez Pierre Benoît » (Écrivains et artistes de Léon Daudet, aux éditions Séguier).