Plus notre connaissance des origines de l’homme s’élargit, et plus s’aggrave la perplexité des savants. Le 7 juillet dernier (a), j’avais exposé ici les résultats obtenus tout récemment par le paléontologiste Philip V. Tobias en classant par ordre d’ancienneté et par ordre de volume tous les crânes d’hominidés fossiles connus. J’avais notamment souligné que toute une famille de crânes préhistoriques (ceux de Boskop, Fish Hock et Matjes Rivers) sont plus « évolués » que nos crânes à nous, plus éloignés anatomiquement que nous des formes animales anciennes ! J’avais à ce propos cité le mot du paléontologiste américain Loren Eiseley : « L’homme du futur a vécu il y a plus de douze mille ans en Afrique du Sud, puis il a disparu (b). »1 Une récente découverte, présentée ce mois-ci à Londres par le Pr. Richard Leakey (fils et successeur du fameux Louis Leakey qui découvrit le zinjanthrope), vient encore d’ajouter à la confusion.
Le 27 août dernier, en fouillant sur un site déjà très riche de la rive orientale du lac Rodolphe2, au Kenya, Leakey junior mettait à jour un crâne vieux de quelque deux millions six cent mille années brisé en petits morceaux. Ces morceaux s’ajustant si bien les uns aux autres, le crâne, comme un puzzle, put être reconstitué en quelques semaines. Leakey et sa femme, qui a pris une part essentielle à ce travail, eurent alors la plus grande surprise de leur vie3.
Des charognards sans feu ni lieu
Pour mesurer cette surprise (et la partager), rappelons d’abord quelques faits :
Les fossiles vraiment humanoïdes les plus anciens connus jusqu’ici sont ceux des divers australopithèques. Dans la fameuse gorge d’Olduvai, la couche la plus profonde avait livré à Leakey père, il y a une quinzaine d’années, des ossements vieux d’environ deux millions d’années. C’étaient ceux d’un être tout à fait humain, marchant sur ses deux jambes, bien verticalement, et se servant de ses mains. Seulement, sa capacité crânienne moyenne était au plus d’environ 650 centimètres cubes. Souvent elle n’atteignait pas 500 centimètres cubes. En d’autres termes, elle égalait à peine celle d’un enfant de trois mois, ou encore celle d’un gorille actuel (Tobias donne pour cet animal une vingtaine de mesures qui s’échelonnent autour de 500 centimètres cubes).
Aux restes de l’australopithèque, les préhistoriens associent généralement des traces d’activité artisanale qu’ils désignent sous le nom d’olduvaïen (c). Ce sont des morceaux d’os, de corne, de dents et de cailloux très sommairement aménagés en vue d’une utilisation grossière. Les pierres, par exemple, sont des galets taillés sur une ou deux faces (choppers, chopping tools), que l’on peut saisir par leur extrémité non taillée, soit pour cogner, soit pour déchirer. Bordes estime que ces ancêtres de l’homme, très primitifs, étaient probablement des charognards et qu’ils chassaient de petits animaux. Ils ignoraient le feu.
Dans le tableau admis jusqu’ici, les australopithèques avaient donc été les rois de la création pendant un million et demi d’années, jusqu’à l’apparition du pithécanthrope, il y a un million d’années environ4. Le nouveau venu, plus grand, plus fort, était aussi plus intelligent : on retrouve ses restes associés à des outils beaucoup plus élaborés, et surtout au feu. Et cependant, sa capacité crânienne dépasse rarement 900 centimètres cubes. La liste des 17 crânes de pithécanthropes analysés par Tobias va de 750 à 1 250 centimètres cubes, ce dernier chiffre, tout à fait exceptionnel, étant celui d’individus de très grande taille du gisement chinois de Chou Kou-tien, tenus pour des sortes de géants par certains spécialistes. La moyenne se situe autour de 850 centimètres cubes.
Il y a seulement un an, comme en témoigne la mise au point de Tobias (p. 98), on pouvait donc établir un graphique très plausible et très parlant à l’œil, montrant l’expansion accélérée du cerveau depuis les plus anciens australopithèques jusqu’à l’évolution humaine. La capacité crânienne passait progressivement et avec beaucoup de logique de 430 centimètres cubes, il y a deux millions et demi d’années, à 680 centimètres cubes un million d’années plus tard, puis à 850 centimètres cubes avec les premiers pithécanthropes, 1 200 avec les derniers, enfin à 1 300 et plus avec l’homme moderne. Il y avait bien, je l’ai dit, l’homme de Boskop, et aussi l’homme de Néandertal, quoique celui-ci rentre dans l’ordre si l’on ne considère que la partie antérieure, « noble », du cerveau. Mais enfin, grosso modo, on était en possession d’un tableau satisfaisant de notre lente et discrète entrée dans ce monde, un tableau conforme, par-dessus le marché, aux lois quantitatives de l’évolution de Cayeux-Meyer5.
C’est dans ce beau tableau que le crâne découvert cet été par Leakey junior vient jeter le désordre et la consternation. Car, d’une part, le possesseur de cette anatomie vivait certainement il y a plus de deux millions et demi d’années, c’est-à-dire à une époque où les australopithèques les mieux dotés avaient un cerveau de 500 à 600 centimètres cubes. Et, d’autre part, son crâne fait presque 900 centimètres cubes (880), soit plus que celui des plus anciens pithécanthropes, apparus plus d’un million d’années plus tard !
De quelque façon que l’on prenne cette découverte, et si Mme Leakey ne s’est pas trompée en reconstituant son puzzle, ce qui est à peu près exclu, ce nouveau venu est très embarrassant6. Certes, de nombreux savants (Dart, Mason, Robinson, von Koenigswald, Torskeep, Tobias lui-même) s’étaient depuis toujours demandé si toutes les traces d’artisanat découvertes sur les sites à australopithèques étaient bien le produit de son activité, ou si elles n’étaient pas plutôt mêlées à celles d’un être plus évolué encore à découvrir.
Dans ce cas, c’est-à-dire si l’australopithèque n’était pas notre ancêtre, cela signifierait que pendant un million et demi d’années au moins, il y eut sur la terre au moins deux espèces humaines très différentes, toutes deux déjà capables de se servir d’outils, l’espèce la plus évoluée sachant seule tailler les cailloux7. Dans le cas contraire, ce serait, mais au tout début de notre préhistoire, une préfiguration de l’aventure de l’homme de Boskop : l’espèce la plus « évoluée » aurait disparu prématurément et nous serions les descendants de l’autre lignée !
Ces bipèdes humanoïdes
En un sens, ce nouveau crâne embarrassant vient confirmer un soupçon maintes fois exprimé au cours des discussions des paléontologistes et des préhistoriens depuis une vingtaine d’années : à savoir que nous sommes les survivants d’une véritable cohue d’hominidés. Peu après la guerre, la découverte à Fontechevade, dans les Charentes, d’un crâne qui, vu son âge, aurait dû être celui d’un homme de Néandertal, mais qui n’en était pas un, avait déjà posé le problème de l’origine de l’Homo sapiens. H.-F. Valois avait alors émis l’hypothèse que, peut- être, l’homme de Néandertal n’était pas notre ancêtre.
Puis ce fut l’homme de Boskop. La même question renaît une fois de plus à propos de nos origines les plus lointaines. Plus les découvertes s’amoncellent et plus nous avons d’ancêtres. Nous en avons maintenant beaucoup trop ! Tous ces êtres bipèdes et verticaux fabriquaient des outils et probablement parlaient un peu puisque leur cerveau comporte déjà esquissées les aires du langage. Étaient-ce des hommes ? A partir de quand doit-on appeler « homme » un être vivant ?
Ce que nous enseignent leurs os pétrifiés est clair sur un seul point : c’est que l’apparition de l’homme, ou plus exactement d’un homme, d’une espèce humaine ou d’une autre, était inévitable, compte tenu de toutes ces préhumanités que l’on voit se bousculer et se disputer la suprématie dans la nuit des siècles. L’une d’elles l’a emporté. Mais il fallait bien que l’une l’emportât8.
Aimé MICHEL
(a) France catholique, n° 1334.
(b) Loren Eiseley : l’Immense Voyage (Denoël, Planète, 1965).
(c) François Bordes : le Paléolithique dans le monde (Hachette, 1968) p. 38-39.
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 7 mai 2012
(*) Chronique n° 122 parue dans France Catholique − N° 1357 − 15 décembre 1972
- La chronique rappelée par Aimé Michel est la n° 99, Le futur antérieur, que j’ai sous-titrée « Sur la pluralité des mondes, l’Incarnation et un “homme du futur” tôt disparu », parue ici le 31.10.2011. Comme je l’ai rappelé en marge de cette chronique, cette interprétation de l’homme de Boskop par Loren Esiseley est aujourd’hui contestée. On considère que ces crânes de grand volume proviennent de la sélection arbitraire des plus grands spécimens dans un ensemble de crânes répartis selon une distribution gaussienne (la courbe en cloche si fréquente dans la nature).
- Ce lac fut baptisé Rodolphe (Rudolf) en 1888 en l’honneur du prince héritier de l’Empire austro-hongrois Rodolphe de Habsbourg-Lorraine. Il a été renommé lac Turkana en 1975. Il est situé à l’extrémité nord de la vallée du rift dans une zone aride. Long de 300 km, ce lac se trouve pour l’essentiel au Kenya. Seule son extrémité septentrionale est en Ethiopie sur une quarantaine de km.
- Le crâne fossile qui fait l’objet de cette chronique est très célèbre car il s’agit d’une des grandes découvertes de l’anthropologie. Il est connu sous son nom d’inventaire KNM-ER 1470 où KNM désigne le Muséum National du Kenya et ER sa localisation (Est du lac Rodolphe). Il a été découvert par Bernard Ngeneo, l’un des membres de l’équipe dirigée par l’anthropologue Richard Leakey et son épouse, la zoologiste Meave Leakey, à Koobi Fora sur la rive est du lac Rodolphe. Richard Leakey avait repéré ce site en 1967 lors d’observations aériennes. Il y commença les fouilles en 1969.
Le crâne 1470 était brisé en 150 fragments disséminés qui furent recueillis par tamisage. Dans les semaines qui suivirent Meave Leakey et Bernard Wood commencèrent sa reconstruction. Richard avait renoncé : « il y avait trop de morceaux, ils étaient trop petits, il existait trop de possibilité d’assemblage. Mais Meave, travaillant lentement et avec d’infinies précautions, réalisa une reconstitution, chaque pièce en place diminuant la perplexité causée par les fragments restants. » (D. Johanson et M. Edey, Lucy, une jeune femme de 3 500 000 ans, trad. par Odile Demange, Laffont, Paris, 1983, p. 160). Le crâne reconstitué était presque complet et son aspect était remarquablement humain.
Richard Leakey et son père Louis, qui vit le crâne 1470 quelques jours avant sa mort, considéraient qu’il appartenait au genre Homo. Pour Louis ce fut une grande joie car cela confirmait son idée que le genre Homo était très ancien. Mais de quelle espèce ? Ils ne se prononcèrent pas. Richard déclara qu’il se contentait de trouver des fossiles et qu’il laissait aux spécialistes le soin de les nommer. Ceux-ci n’y manquèrent pas et certains n’hésitèrent pas à attribuer le crâne 1470 à l’espèce Homo habilis, ainsi nommée par Louis Leakey à la suite de sa découverte en 1964 de trois fossiles (incomplets donc discutés) datés de 1,5 à 1,8 millions d’années (Ma) dans la gorge d’Olduvai en Tanzanie.
Mais ce fut l’âge de 1470 qui suscita une émotion considérable à l’époque. En effet on le trouva sous une couche de tuf volcanique (dit tuf KBS car cette couche fut découverte par une jeune femme nommée Kay Behrensmeyer). Or on sait dater les tufs par la méthode du potassium/argon. Deux spécialistes anglais, Fitch et Miller, s’en étaient chargés : selon eux le tuf KBS avait 2,6 millions d’années, ce qui posait de nombreux problèmes… à juste titre car cette date était fausse ! Mais n’allons pas trop vite et laissons Aimé Michel poursuivre l’exposé des faits tels qu’on les percevait à l’époque avant de présenter en note 6 l’état actuel de la discussion.
- Les australopithèques, dont on connaît cinq espèces différentes, sont des hominidés qui vivaient en Afrique entre 4,5 et 2,5 Ma. Ils habitaient des savanes arborées. Leur squelette locomoteur montre qu’ils marchaient debout et se déplaçaient peu dans les arbres. Leur volume crânien était compris entre 380 et 500 cm3.
Le terme pithécanthrope (singe-homme) est tombé en désuétude car il est fort inapproprié. Aujourd’hui on préfère parler d’Homo erectus (homme debout). Ces hommes debout vécurent à partir de 1,5 Ma en Asie, Afrique et Europe. Leur volume crânien est celui indiqué par Aimé Michel (moyenne vers 850 cm3). Voir aussi la chronique n° 109, Le petit roi de l’univers (L’espèce humaine en évolution), parue ici le 27.02.2012.
- Sur les lois quantitatives de l’évolution de Cayeux-Meyer voir la chronique n° 7, Chaos ? « Pantouflage » ? Course aux astre ? La fin de l’histoire vue par un géologue, parue ici 03.08.2009. Ces lois établissent que les phénomènes évolutifs biologiques et culturels croissent au cours du temps selon des courbes d’allure exponentielle. L’évolution de la capacité crânienne dans la lignée des hominidés depuis 35 Ma en est une belle illustration. La loi de Moore en informatique en est une autre (voir la chronique n° 50, La troublante loi de Good, Quand l’intelligence des machines aura commencé d’échapper à la nôtre, parue ici le 6.12.2010).
- La perplexité et l’embarras qu’Aimé Michel rapporte fort justement étaient dus à plusieurs difficultés mêlées qui ne trouvèrent leurs solutions que par la suite.
La première difficulté était la date. On nota rapidement que les fossiles animaux, notamment de cochons, trouvés juste au-dessus et en-dessous de la couche KBS datée de 2,6 Ma ne ressemblaient pas à ceux trouvés dans un autre gisement, celui de l’Omo, distant de 80 km. Si on prenait les fossiles de l’Omo comme référence, les animaux de Koobi Fora ne dataient pas de 3 Ma mais étaient un million d’années plus jeunes. On reprit donc les analyses potassium/argon. Fitch et Miller trouvèrent 2,4 Ma mais Garniss Curtis, le doyen de cette méthode à Berkeley, trouva 1,8 et 1,6 Ma pour les deux échantillons qu’on lui avait communiquées. Curtis et ses collègues montrèrent que la différence de 0,6 à 0,8 Ma entre les deux laboratoires était due à une contamination par des grains plus anciens qu’ils avaient été capables de distinguer de ceux de l’éruption volcanique. Ces arguments étaient convaincants et la datation confirmée par les fossiles de l’Omo. On retint donc la date de 1,9 Ma pour le crâne 1470 puisque situé en dessous du tuf KBS il devait être un peu plus ancien. Comme c’était l’âge d’H. habilis certains pensèrent que le problème était réglé et que l’appartenance du crâne 1470 à cette espèce était ainsi confirmée.
Mais les différences entre 1470 et les fossiles reconnus d’H. habilis, notamment au niveau de la mandibule et des dents, étaient trop grandes pour qu’on puisse sereinement les ranger dans la même espèce. En 1978, l’anthropologue russe V. P. Alexeev proposa de faire de 1470 une espèce distincte qu’il appela Pithecanthropus rudolfensis, nom modifié ensuite en Homo rudolfensis par Bernard Wood, en raison de l’abandon du genre Pithecanthropus au profit d’Homo. C’est la solution adoptée par la plupart des spécialistes. Toutefois, suite à la découverte en 1999 par Meave Leakey et ses collaborateurs d’un crâne de Kenyanthropus platyops (espèce ainsi nommée parce que sa face est plate), jugé très similaire à 1470, on a suggéré de ranger ce dernier dans le genre Kenyanthropus (homme du Kenya) sous le nom Kenyanthropus rudolfensis. Les discussions sur ce point ne sont donc pas terminées.
Quant à la capacité crânienne de 880 cm3 proposée en 1972 que rapporte Aimé Michel, elle était surévaluée. Ralph Holloway la corrigea à 752 cm3. Mais en 2007, Timothy Bromage, un anthropologue new-yorkais, et son équipe reconstruisirent 1470 à l’aide de méthodes informatiques. Ils conclurent que la reconstitution initiale de Meave Leakey était impossible car elle ne respectait pas certaines règles du développement crâno-facial découvertes depuis lors. Selon cette nouvelle reconstitution la face serait moins plate et le cerveau plus petit. Bromage aurait parlé d’abord d’une capacité crânienne de 526 cm3 mais dans son article publié en 2008 il est question de 700 cm3. Ce point est d’autant moins clair que la voute crânienne de 1470 (à la différence de la face) est bien conservée et que la critique de Bromage porte surtout sur la face. John Hawks, le paléoantropologue dont nous avons rapporté l’opinion sur l’homme de Boskop, estime que la détermination de 752 cm3 par Ralph Holloway est une des plus sûres qui soient. Elle est d’ailleurs en bon accord avec celles d’hominidés contemporains.
- Aujourd’hui on considère ce ne sont plus deux mais quatre espèces humaines qui ont cohabité en Afrique orientale entre 2 et 1,5 Ma : Homo (ou Kenyanthropus) rudolfensis, Homo habilis, Homo erectus et Paranthropus boisei (ce dernier est le zinjanthrope ou homme de Tanzanie dont la découverte par Mary et Louis Leakey en 1959 déclencha toutes les recherches ultérieures).
- Aimé Michel prend nettement partie en faveur de la thèse selon laquelle l’apparition d’une intelligence de niveau humain était inéluctable. Si ce n’avait pas été nous, une autre espèce à la capacité crânienne voisine ou supérieure aurait pris notre place.