LES APOCALYPSES DU PASSÉ - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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LES APOCALYPSES DU PASSÉ

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Luis W. Alvarez, Prix Nobel de Physique en 1986, qui vient de mourir, est de ces savants universellement réputé parmi leurs collègues et dont le public apprend l’existence en lisant leur notice nécrologique. Qui connaissait Luis Alvarez avant que sa mort fût annoncée au journal télévisé ? Ne répondons pas tous à la fois1. Cependant je me trompe peut-être. Car Alvarez, bien après son Prix Nobel, acquit une certaine gloire en un jour grâce au plus inattendu des impresarios : le dinosaure. Très involontairement, en se livrant à des recherches n’ayant aucun rapport avec le populaire monstre, il fut amené à formuler une hypothèse qui… Mais je parlerai d’abord de ces recherches. Elles sont exemplaires de ce qui se passe souvent en sciences quand une recherche aboutit : elle aboutit à une nouveauté très différente, à laquelle personne n’avait pensé2. Luis Alvarez a un fils, Walter, professeur de géologie à l’université de Berkeley. Au cours des années 70, Walter et son père se mirent à réfléchir ensemble à un problème de géologie : quand on creuse la terre, on tombe sur les couches superposées, les strates ; ces strates se sont formées par sédimentation dans un passé plus ou moins lointain selon qu’elles sont plus ou moins profondes3 ; elles sont aussi plus ou moins épaisses ; mais que signifie leur épaisseur ? que la sédimentation dura plus longtemps ici, où elle était plus épaisse, moins là, quand la strate était plus mince ? Ou qu’elle fut plus ou moins rapide, ou encore quelque autre fait inconnu ? Pour répondre à ces questions (auxquelles j’invite le lecteur à méditer un peu avant de lire la suite pour mieux apprécier ce qu’est l’imagination scientifique4), il fallait arriver de quelque façon à coller contre la superposition des strates une échelle chronologique permettant de compter les années. Mais comment retrouver les années, ou même les siècles ou milliers de siècles dans une roche si ancienne?  Je ne sais qui du père ou du fils, eut l’idée de la solution. Elle est d’une simplicité admirable, et la voici. Chaque jour, sans interruption et en moyenne sans variation, il tombe sur la terre plusieurs centaines de kilos de poussières venues de l’espace. En étudiant ces poussières dans la profondeur des glaciers polaires, on a pu chiffrer exactement cette chute et s’assurer qu’elle est invariable depuis les temps les plus anciens5. Donc, la pluie cosmique étant constante, il suffit de mesurer la densité de poussière dans une strate pour connaître sa vitesse de sédimentation. Une strate mince et une strate épaisse auront mis le même temps à se déposer au fond de leurs mers respectives si elles contiennent la même quantité de poussière. Si une strate contient deux fois plus de poussière qu’une autre, c’est qu’elle aura mis deux fois plus de temps à se déposer. Et ainsi de suite. Idée géniale, car les laboratoires de physique savent parfaitement identifier les plus infimes traces d’une substance quelconque. Il suffit donc de choisir une substance n’existant que dans les poussières météoritiques et d’en mesurer la densité pour obtenir une horloge très précise de toutes les strates et de leur superposition. Précisément il existe un métal, l’iridium que l’on ne trouve que dans ces poussières. Voilà donc les deux Alvarez et leurs assistants lancés à la chasse de l’iridium. Il s’agissait d’abord de vérifier la méthode en s’assurant, sur des sites géologiques dont on connaissait déjà la chronologie par d’autres méthodes, que les résultats obtenus par l’iridium étaient bien conformes à cette chronologie, ce qui fut fait avec succès : l’idée initiale était correcte. Cependant, en visitant de nombreux sites géologiques dans le monde entier, ces savants remarquèrent un fait étrange : sur la limite de deux strates, toujours les mêmes, vieille de 65 millions d’années, il y avait trop, beaucoup trop d’iridium : trente fois trop dans une certaine roche de l’Apennin, et jusqu’à cent soixante fois trop dans une autre roche du Danemark. Cet excès d’iridium s’observait-il dans le monde entier au niveau correspondant à 65 millions d’années ? On alla voir en Espagne, en Nouvelle Zélande, au Montana, en Afrique du Nord, on examina même des carottages remontés de fonds marins : partout, à une certaine profondeur correspon­dant toujours à la même date, il y avait un énorme excès d’iridium. En mesurant cet excès et en le multipliant par la surface de la terre, les deux Alvarez purent calculer la quantité de poussières tombées d’un coup il y a 65 millions d’années. Ce qu’ils trouvèrent n’était plus une pluie de poussière, mais bien plutôt (ce fût là leur hypothèse) un bloc gigantesque, grand comme Paris, pesant des dizaines de milliards de tonnes6. Il se serait donc passé sur la terre quelque catastrophe à cette date éloignée ? Oui, justement. Depuis le début du siècle dernier, les géologues savent que la limite des deux strates suspectes marque la fin de l’ère secondaire, qui durait depuis 160 millions d’années, et l’avènement de l’ère tertiaire, qui allait durer 62 millions d’années environ. Et cette limite se signale bel et bien par des événements que l’on peut qualifier de catastrophiques : tous les êtres vivants pesant plus de vingt ou vingt-cinq kilos disparurent en un éclair de la terre, du ciel et des mers (et parmi eux les dinosaures, grands favoris de la presse) ; ce que nous appelons maintenant les cinq continents, qui jusque-là n’en formaient qu’un, commencèrent à se séparer; les Alpes, l’Himalaya, les Andes s’élevèrent au-dessus des plaines ; le climat changea, et de nombreuses espèces nouvelles apparurent parmi lesquelles, environ vingt millions d’années plus tard, les primates… Au moment de la Grande Extinction C/T (c’est ainsi que les géologues nomment l’événement survenu il y a 65 millions d’années, C signifiant crétacé, dernière époque de l’ère secondaire, et : tertiaire7), les reptiles dominaient le monde depuis très longtemps, et si les plus gros d’entr’eux mar­quaient peut-être un recul démographique, ce qui est discuté, les moins monstrueux se portaient fort bien et prospéraient sous toutes les formes. Il existait déjà aussi des mammifères, et même peut-être un proche ancêtre des primates, une bestiole grosse comme un écureuil appelé purgatorius par les géologues, parce que le premier fut trouvé sur une colline appelée Le Purgatoire, aux États-Unis (Purgatory). Ces mam­mifères auraient-ils remplacé les reptiles sans la grande extinction C/T ? On peut méditer sur les desseins et moyens de la Providence. Au cours d’une conférence, Luis Alvarez attira un jour l’attention de ses auditeurs sur ce point : – Si cet énorme bolide n’était pas venu frapper la terre et y exterminer les trois quarts des vivants, c’est peut-être un dinosaure qui prononcerait cette conférence devant d’autres dinosaures8. Aux dernières nouvelles certains géologues proposent une autre explication : la grande extinction aurait été provoquée non par le bolide des Alvarez, mais par une explosion volcanique tout aussi gigantesque. Ce qui ne change rien à la grande extinction, que tout le monde admet9. Je n’ai pas de préférence entre ces deux apocalypses, ou d’autres auxquelles on pensera peut-être. La précarité de notre être sur cette planète est une découverte récente de la science. Elle met un point final au rêve d’une destinée matérielle de l’homme. Ce qui est advenu est possible, ce qui est possible adviendra encore, fût-ce dans un avenir lointain. « Je viendrai comme un voleur », vérité pour chacun de nous, mais aussi bien pour tout ce qui vit. Colette disait se consoler de mourir à la pensée de laisser après elle des êtres plus aimés que sa vie, beau sentiment, idée désormais limitée. « Je vis, donc quelque chose vit depuis toujours, quelque chose vit depuis toujours, donc quelque chose vit éternellement ». Oui, mais pas en ce monde10. Chronique n° 453 parue initialement dans France Catholique – N° 2175 – 07 octobre 1988 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 4 mars 2019

 

  1. Luis W. Alvarez (1911-1988) est un physicien expérimentateur, « l’un des plus brillants et productifs du XXe siècle » selon son collègue Charles G. Wohl (American Journal of Physics, 75, 968-977, 2007, disponible sur la Toile). Fils et petit-fils de médecins (son grand-père presque homonyme, Luis F. Álvarez, 1853-1937, était d’origine espagnole), étudie la physique à Chicago et se passionne pour le compteur de particules ionisantes que Hans Geiger vient d’inventer ; il en construit un par lui-même et s’en sert pour étudier les rayons cosmiques (avec le prix Nobel Arthur Compton qui vient d’arriver à Chicago) ; il découvre ainsi en 1933 que ce qu’on appellera ensuite le vent solaire est probablement fait de protons. En 1936, il est embauché par Ernest Lawrence à l’université de Californie (sa sœur est la secrétaire de Lawrence). Il se forme alors à la physique nucléaire. C’est le moment où Hans Bethe publie un gros travail résumant ce qu’on sait dans ce domaine et prédisant ce qu’on ne sait pas encore, en particulier que l’hydrogène 3 (tritium) serait stable et l’hélium 3, radioactif. En utilisant le cyclotron de Lawrence, Luis montre en 1939 que c’est l’inverse qui est vrai, « juste pour prouver que j’avais tort » comme l’écrira Bethe plus tard ! Sur ce survient la guerre, où Luis démontre son génie inventif dans diverses applications technologiques (radar, atterrissage sans visibilité, détection de sous-marin en trompant ce dernier sur la distance de l’avion détecteur, détonateur de la bombe atomique au plutonium, mesure de l’énergie des bombes atomiques, etc.). De retour dans le laboratoire de Lawrence, en 1946, il se lance dans un projet d’accélérateur qui est finalement abandonné pour des raisons économiques (la découverte de suffisamment d’uranium naturel). D’abord démoralisé, il rebondit grâce à un nouveau projet : la mise au point des chambres à bulles pour la détection des particules chargées ; il dirige alors plusieurs centaines de personnes. Il s’ensuit la découverte de nombreuses particules nouvelles et de leurs relations (qu’on appellera l’Octuple Voie et qui conduira à la découverte des quarks, voir chronique n° 267, note 3). Ces contributions lui valent le prix Nobel de physique en 1968. Il se détourne ensuite de la physique des particules pour s’intéresser aux monopôles magnétiques (1963, 1970) et à d’autres sujets… Peut-être certains trouveront-ils un peu ennuyeux le résumé qui précède (inspiré d’une biographie de Peter Trower, http://www.nasonline.org/publications/biographical-memoirs/memoir-pdfs/alvarez-luis-w.pdf) ? Je voudrais me rattraper en évoquant trois autres contributions plus surprenantes de ce savant sûr de lui et un peu excentrique en dépit des apparences. Elles sont joliment racontées dans l’article de Charles Gosh que j’ai cité au début et je regrette de n’en donner qu’une version affadie. La première concerne la pyramide de Khéphren, aisément reconnaissable au parement de calcaire qui couvre son sommet. On se demandait si cette pyramide ne cachait pas, comme celle de Khéops, une ou plusieurs chambres secrètes en plus de la chambre funéraire située à sa base, juste à la verticale du sommet. Alvarez eut l’idée d’utiliser les rayons cosmiques pour sonder la pyramide de la même façon qu’on sonde le corps avec des rayons X. Avec son équipe formée d’Américains et d’Égyptiens, il disposa un détecteur de muons (ces muons sont créés dans la haute atmosphère par la désintégration des protons des rayons cosmiques) agencé de manière à ne tenir compte que des muons de haute énergie dont la trajectoire est rectiligne. La méthode fut testée avec succès : elle permettait de « voir » en détail le parement calcaire de 2 m d’épaisseur du sommet. Cependant, les comptages de muons faits sur plusieurs mois montrèrent peu de différence avec un modèle prédictif fondé sur l’absence de chambre cachée et une grande différence avec le même modèle doté d’une chambre semblable à celle de la pyramide de Khéops (Alvarez et col., Science, 167, 832-839, 1969). Ce fut bien sûr une déception mais quand on disait à Luis : « C’est un échec, vous n’avez pas trouvé de chambre », il répondait « Non, nous avons trouvé qu’il n’y avait pas de chambre. » Certains en doutent toujours, arguant que le modèle utilisé est inexact (la pyramide pourrait n’être pas faite seulement de blocs de calcaire mais aussi de blocs de granite) ou en se fondant, comme l’architecte Gilles Dormion, sur des anomalies micro-gravimétriques qui indiquent selon lui la présence d’une grande cavité. La seconde contribution, plus surprenante, concerne l’assassinat de Kennedy le 22 novembre 1963. Le principal document pour tenter de reconstruire l’évènement est le film pris par Abraham Zapruder (on le voit dans le film JFK d’Oliver Stone sorti en 1991 dont c’est un des rares éléments factuels). La 313e image du film de Zapruder montre l’éjection vers l’avant de sang et de fragments de cerveau indiquant que la balle a été tirée de l’arrière. Or, l’examen attentif montre que la tête du président a d’abord avancé de 5 cm avant d’être rejetée en arrière sur les images qui suivent la 313e, d’où l’idée que deux coups ont été tirés, le premier de l’arrière (par Lee Harvey Oswald) et le second de l’avant (par un tireur inconnu), ce qui alimente la thèse d’une conspiration. Luis, expert en matière photographique, en raison de son travail sur les chambres à bulles, s’intéresse au film en 1966. Il remarque un certain nombre de choses qui ont échappé aux analystes du FBI. La plus importante concerne les mouvements de la tête. Est-il possible qu’elle se soit déplacée vers le tireur ? Oui assure-t-il, bien que ce soit contre-intuitif, et il le montre par le calcul et par l’expérience (avec un melon) (Alvarez, Am. J. Phys., 44, 813-827, 1976 ; toutefois il ne montre pas que le mouvement initial vers l’avant est bien dû à l’effet de la balle au moment de l’impact, il aurait donc fallu qu’il poursuive l’expérimentation…) Pour la troisième contribution, la plus célèbre et de bien plus grande portée, je cède la parole à Aimé Michel qui l’a fort bien racontée…
  2. La découverte accidentelle de quelque chose alors qu’on cherchait autre chose est si fréquente qu’on lui a donné un nom : sérendipité. Ce néologisme a été inventé par l’écrivain et homme politique anglais Horace Walpole en 1754. Il l’explique ainsi dans une lettre à un ami où il le remercie d’une trouvaille qu’il vient de faire : « J’ai lu autrefois un conte de fées saugrenu, intitulé Les Trois Princes de Serendip : tandis que leurs altesses voyageaient, elles faisaient toutes sortes de découvertes, par accident et sagacité, de choses qu’elles ne cherchaient pas du tout : par exemple, l’un des princes découvre qu’un chameau borgne de l’œil droit vient de parcourir cette route, parce que l’herbe n’a été broutée que sur le côté gauche, où elle est moins belle qu’à droite. » Ce néologisme a piqué ma curiosité pour une autre raison : il montre que l’histoire des mots est bien curieuse et donne lieu à des interprétations bien délicates. On nous dit que le mot « sérendipité » est un anglicisme et que les Anglais le tiennent pour un des mots les plus difficiles à traduire de leur langue. Anglicisme ? Oui, en un sens, puisque son inventeur est Anglais et que des anglophones en ont assuré le succès. Mais est-ce tout ? En fait, Walpole a lu ce conte dans la traduction anglaise, Travels and Adventures of Three Princes of Sarendip (1722), d’un livre français de Louis de Mailly, filleul de Louis XIV, Voyages et aventures des trois princes de Serendip, publié en 1719. Ce dernier est lui-même traduit de Peregrinagio di tre giovani, figliuoli del re di Serendippo, ouvrage italien d’un certain Cristoforo Armeno publié en 1554 (ou 1557) par le célèbre éditeur vénitien Michele Tramezzino. Nul ne sait qui était ce Cristoforo Armeno et peut-être même n’existait-il pas (ce serait un pseudonyme de Michele Tramezzino, voir https://www.editionsdelondres.com/Armeno-Cristoforo). Quoi qu’il en soit, ce conte est d’origine persane ou indienne, et « Serendip » ou « Sarendip » provient du sanskrit : c’est le nom en vieux-persan et en arabe de l’île de Ceylan (Sri-Lanka depuis 1972). Alors, anglicisme, persianisme ou walpolisme ? Et faut-il parler de difficulté de traduction ou de difficulté d’une définition brève ? « Sérendipité » introduit une nuance de sens qu’aucun autre mot ou expression des langues occidentales (y compris l’anglais) ne rend. Les efforts pour lui trouver un équivalent qui ne soit pas dérivé du persan revu par Walpole sont intéressants mais ne sont-ils pas un peu vains ? (En anglais Walpole a parlé de « sagacité accidentelle » et en français on a proposé entre autres : « découverte par mésaventure » ou « zadigacité » d’après le Zadig de Voltaire qui s’est inspiré du conte ; l’équivalent le plus simple est fortuit avec ses dérivés fortuité et fortuitude, voir l’article « Sérendipité » de Wikipédia).
  3. Cette description ne vaut bien sûr que pour les roches sédimentaires, formées de l’accumulation de matériaux divers issus d’autres roches ou du squelette d’organismes aquatiques. Il faut y adjoindre les roches magmatiques (volcans, etc.), celles d’origine biologique (stromatolithes, tourbe, tufs, travertins) et les roches métamorphiques (transformation de roches sédimentaires ou magmatiques sous l’action de la température et de la pression).
  4. Gerald Holton a analysé le rôle de l’imagination dans l’histoire de la physique dans un livre intitulé justement L’imagination scientifique (trad. J.-F. Roberts, M. Abeillera et E. Allisty, Gallimard, Paris, 1981). Ce professeur de physique et d’histoire de la physique à l’université Harvard défend la thèse que le froid empirisme rationaliste des scientifiques n’intervient que dans le contexte de justification des hypothèses de la « science publique ». La découverte elle-même, la formation de l’hypothèse, s’appuie sur les intuitions d’ordre esthétique et sur l’imagination souvent visuelle des chercheurs. Cette « science privée » contredit la conception de Gaston Bachelard qui séparait la raison de l’imagination et soutenait que la première (abstraite) devait surmonter l’obstacle de la seconde (imagée), qui était source d’erreurs. Elle rejoint par contre la conception d’Arthur Koestler qui avait déjà bien vu la parenté de l’acte de création chez le savant, l’artiste et l’écrivain (voir la chronique n° 154, Penser ensemble – Deux modes de pensée : algorithmique et heuristique, où l’heuristique correspond à la science privée et l’algorithmique à la science publique). À l’appui de sa thèse, Holton étudie la genèse des grandes découvertes de la physique chez des savants célèbres comme Kepler, Bohr, Einstein, Fermi, Weinberg… Il montre que ces découvreurs ont été guidés par des concepts « invérifiables, irréfutables, sans être pour autant arbitraires » (p. 266), autrement dit des préjugés ou croyances métaphysiques qu’il appelle des thèmes (ou themâta). Ces thèmes sont peu nombreux (Holton en dénombre une cinquantaine) et se présentent souvent en couples opposés comme atomisme et continuité, évolution et régression, constance et changement, complexité et simplicité, réductionnisme et holisme, hiérarchie et unité, analyse et synthèse, etc. (Il s’agit bien entendu de thèmes en physique, dans d’autres disciplines, biologie, psychologie, histoire, etc. les thèmes sont en partie différents). Fait remarquable : « On ne trouve pas, habituellement, de concepts thématiques dans les index des manuels, pas plus qu’ils ne sont déclarés, en tant que tels, dans les revues et débats de la profession. » Autrement dit, le cœur battant de la découverte scientifique demeure caché aux regards. Einstein en était pleinement conscient : « La science, comme [corps de connaissances] en existence, achevé, est la [chose] la plus objective, la plus impersonnelle, connue des êtres humains, [mais] la science comme chose venant à existence, comme projet, est aussi subjective et soumise aux considérations psychologiques que toute autre entreprise humaine (…). » (p. 184). Tout ceci justifie pleinement la distinction entre « science publique » et « science privée » et n’est pas sans conséquence sur l’image de la science. L’excès d’insistance sur le rationalisme de la science publique présente des effets négatifs qu’Aimé Michel a souvent déplorés. Holton, quant à lui, dénonce l’excès inverse : « Il est clair, désormais, que le combat mené par les grands prêtres de la contre-culture, dans leur assaut contre une science taxée de rationalisme outrancier, tient pour une large part du simulacre : il s’agit essentiellement d’un combat contre un fantoche de leur invention. » (p. 400).
  5. De la matière venue de l’espace tombe en permanence sur la Terre sous forme de cailloux (les météorites) et de poussières (les micrométéorites). On évalue à 30 000 tonnes par an la masse des micrométéorites qui entrent dans l’atmosphère dont la plus grande partie est volatilisée mais 8 000 tonnes par an atteignent le sol (quelques dizaines par mètre carré). Les météorites (de quelques grammes à 1 kg) ne représentent que quelques dizaines de tonnes par an. Par contre, sur des durées longues de plusieurs dizaines ou centaines de milliers d’années, il faut tenir compte de bolides plus gros et alors la masse totale apportée devient comparable à celle des micrométéorites. Ces cailloux et poussières d’origine extraterrestre ont pris une grande importance car ce sont des témoins de ce qui s’est passé aux commencements du système solaire, de la Terre et de la vie sur Terre.
  6. Le cratère créé par l’impact de cet astéroïde a été localisé au Mexique : on l’a nommé cratère de Chicxulub d’après la ville de la péninsule du Yucatan située au plus près de l’impact. Les circonstances de sa découverte illustrent la part de hasards heureux et malheureux, d’obstination et de découragement qui favorise ou retarde toute découverte. Les premiers indices de l’existence de ce cratère ont été découverts par Glen Penfield, un géophysicien de la Pemex, la compagnie pétrolière nationale du Mexique. Il fut intrigué par les données magnétiques et gravitaires du Yucatan qui révélaient des structures souterraines circulaires. Il fut autorisé à présenter ses résultats à une conférence en 1981 mais sa communication passa inaperçue parce que les géologues intéressés étaient à une autre conférence et qu’elle ne donnait pas de preuves directes d’un impact. Des forages faits par la Pemex dans la région indiquaient la présence de roches qui auraient pu résulter de la chaleur et de la pression de l’impact ; Penfield chercha à en obtenir des échantillons mais on lui répondit qu’ils n’avaient pas été conservés si bien qu’il abandonna la partie. À la même époque, stimulé par l’hypothèse des Alvarez, Alan Hildebrand, un étudiant de l’université d’Arizona, entreprit de localiser le lieu d’impact. Il identifia dans les Caraïbes plusieurs signes d’impact comme les cristaux de quartz « choqués » (soumis à de fortes pressions) et les tectites (silicates fondus). En 1990, il rencontra Penfield dont un journaliste lui avait signalé le travail. Les deux hommes trouvèrent finalement deux échantillons des forages de la Pemex à la Nouvelle-Orléans. Hildebrand montra qu’ils contenaient des quartz choqués. En 1991, Hildebrand et Penfield purent rendre publique la nouvelle que le cratère prédit par Alvarez père et fils et leurs collègues avait enfin été trouvé. Mais Luis Alvarez n’eut pas la chance de vivre assez longtemps pour l’apprendre.
  7. Cette extinction dorénavant appelée Crétacé-Paléogène (C/Pg ou K/Pg) s’est produite à la limite des ères Mésozoïques et Cénozoïques (autrefois appelées secondaire et tertiaire) il y a 66 Ma (millions d’années ; voir note 9). C’est la dernière des cinq grandes extinctions reconnues depuis les débuts du Phanérozoïque (ex-ère primaire). Les quatre premières ont eu lieu à la fin de l’Ordovicien (−440 Ma), du Dévonien (−360 Ma), du Permien (−245 Ma) et du Trias (−215 Ma).
  8. L’idée d’une telle évolution des reptiles a été défendue notamment par le paléontologiste Dale Russell. Elle est motivée notamment par la découverte qu’il fit des restes fossilisés d’un intriguant reptile : « Un jour d’août nuageux, raconte-t-il, un éleveur de l’Ouest canadien m’a conduit aux os fragmentés d’un petit dinosaure décédé en Alberta il y a 75 millions d’années. La créature marchait de toute évidence sur ses pattes postérieures et possédait des mains à trois doigts dont le doigt extérieur se fermait contre les deux autres comme un pouce. Ses yeux étaient grands et dirigés vers l’avant du crâne, suggérant un champ de vision stéréoscopique. De manière plus significative, les hémisphères cérébraux de l’animal étaient agrandis, dépassant ceux de tout reptile vivant en taille relative et équivalents à ceux de certains mammifères actuels. Ce petit dinosaure était une manifestation de la tendance générale des organismes à devenir plus intelligents au cours des temps géologiques. » (Life in the universe, sous la direction de John Billingham, MIT Press, Cambridge MA et Londres, 1981, p. 259) Russell s’est interrogé sur ce que seraient devenus les descendants de cette créature s’ils n’avaient pas été éliminés par l’extinction K/Pg. Par un examen détaillé des conséquences multiples imposées par la tendance à l’encéphalisation croissante, il a pu reconstruire l’organisme qui aurait résulté de leur évolution. Ce « dinosauroïde », comme il l’appelle, ressemble étonnamment à un homme ne serait-ce que par sa posture érigée. La conclusion de son travail annonce celle exprimée vingt ans plus tard par Simon Conway Morris (voir note 5 de n° 291) : « Le dinosauroïde peut représenter une solution aux contraintes physiques et physiologiques imposées à l’organisme des vertébrés par un cerveau très hypertrophié dans un environnement terrestre. Si cela est vrai, sa forme générale pourrait avoir une signification biologique analogue, par exemple, à la forme des oiseaux, des chauves-souris et des ptérosaures (aviforme), à celle des poissons osseux, des requins et des marsouins (pisciforme), ou à celle des chevaux et de certains ongulés éteints d’Amérique du Sud, les litopternes (équiforme). La présence de cette forme corporelle chez Homo sapiens démontre que la solution existe. Cependant, il se peut qu’elle ne soit pas unique. Nous invitons nos collègues à identifier des solutions alternatives. » (D.A. Russell et R. Seguin, « Reconstructions of the small cretaceous theropod Stenonychosaurus inequalis and a hypothetical dinosauroid », Syllogeus n° 37, 1981). Ces convergences de forme imposées par des « contraintes physiques et physiologiques » montrent une fois de plus que les « régularités inscrites dans la structure de l’univers visible ne sont pas arbitraires » comme l’écrit Dale Russel dans son beau livre de synthèse Islands in the Cosmos. The evolution of life on land (Indiana University Press, Bloomington et Indianapolis, 2009, p. 32)
  9. Les causes de cette extinction K/Pg fait toujours débat. Tout le monde s’accorde sur la chute de l’astéroïde au Mexique et sur les éruptions volcaniques massives en Inde (ces dernières étudiées notamment par Vincent Courtillot, voir Courtillot et Fluteau, Science, 328, 973, 2010) mais pas sur leur importance relative dans l’extinction ni sur le rôle d’autres causes possibles. Toutefois, un travail publié par une équipe internationale dans Science en 2013 (Renne et al., 339, 683-687) propose une reconstruction fondée sur des datations précises qui lie les trois éléments (l’astéroïde, les volcans et l’extinction). Tout d’abord, la mesure de deux isotopes de l’argon de 14 échantillons, provenant d’Haïti, de tectites projetées hors du cratère leur a permis de dater très précisément l’impact : 66 038 000 ans. Ensuite, une datation par la même technique d’un échantillon de cendres volcaniques provenant d’une veine de charbon dans le Montana, située juste au-dessus de la couche enrichie en iridium et d’une couche riche en pollens de plantes contemporaines des dinosaures, suggère que l’extinction de masse eut lieu il y a 66 043 000 ans. Compte tenu de l’incertitude sur les deux mesures, l’impact à Chicxulub et l’extinction de masse sont séparées par au plus 32 000 ans et pourraient bien être contemporains. En tout cas, ces datations jettent un sérieux doute sur d’autres travaux qui assuraient que l’extinction avait eu lieu 300 000 ans avant la chute du bolide. D’autre part, il existe de nombreux indices d’une instabilité climatique au Crétacé ayant commencé un million d’années avant la limite K/Pg avec chute de la température moyenne et oscillations du niveau de la mer. Il en est résulté un affaiblissement des écosystèmes qui étaient adaptés à un climat de serre chaude. L’impact de l’astéroïde de Chicxulub a pu donner le coup de grâce. Les éruptions volcaniques des Traps du Dekkan en Inde sont la cause la plus probable de cette instabilité climatique. Leur datation n’est pas actuellement aussi précise que celles du cratère et de l’extinction mais elles ont clairement commencé avant la limite K/Pg (V. Courtillot et P. Renne, C.R. Geosci. 335, 111, 2003).
  10. « Si tu ne veilles pas, je viendrai comme un voleur » (Apocalypse, 16 : 15). Comme souvent cette chronique s’achève sur une ample perspective mais celle-ci est particulièrement effrayante puisqu’elle n’implique rien moins que la disparition de l’humanité. Dans ces deux derniers paragraphes, Aimé Michel incite à un double effort de réflexion en vue, d’une part, de prendre conscience des faits et, d’autre part, de ne pas céder à une interprétation superficielle de ceux-ci. D’abord les faits : l’humanité, comme l’individu, est mortelle. On se souvient à ce propos de la fameuse tirade de Bertrand Russell : « tous les labeurs de tous les âges, toute la dévotion, toute l’inspiration, tout l’éclat du génie humain en son midi, sont destinés à disparaître dans la vaste mort du système solaire » (cité dans n° 432). En effet, d’après ce que l’on sait de l’évolution des étoiles et de l’âge du Soleil, dans un milliard d’années environ la biosphère terrestre sera détruite par l’augmentation du rayonnement solaire. Mais avec la découverte des Alvarez, une autre cause d’inquiétude plus immédiate est apparue, celle des astéroïdes, dits géocroiseurs, susceptibles d’entrer en collision avec la Terre. « Notre civilisation est-elle menacée par un “impacteur” cosmique dans un proche avenir ? » se demande l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet. « La réponse est oui (…). Bien que la probabilité de collision soit statistiquement très faible, la Terre finira tôt ou tard par être frappée par un gros bolide cosmique. » (Astéroïdes : la terre en danger, Le Cherche Midi, Paris, 2012, p. 229). Pour un bolide de 1 km de diamètre provoquant 100 millions de morts il suffit d’attendre 300 000 ans en moyenne et pour un bolide de 10 km (comme celui de Chicxulub), 100 millions d’années. Jean-Marie Brohm présente un intéressant bilan des menaces existantes dans « Catastrophes cosmiques et imaginaires de la fin du monde » (Outre-Terre, n° 35-36, 2013, https://www.cairn.info/revue-outre-terre1-2013-1-page-543.htm). Et encore ne parle-t-il ni des supernovae, ni des collisions de galaxies (selon une récente étude, le Grand Nuage de Magellan va entrer en collision avec notre Galaxie dans deux milliards d’années bien avant la collision de cette dernière avec la galaxie d’Andromède dans quatre milliards d’années, même si ces « collisions » n’ont pas de conséquences aussi dramatiques qu’on pourrait l’imaginer ; mais lorsque ces évènements surviendront la Terre sera déjà morte.) Bien sûr, on pourra peut-être retarder l’échéance, par exemple en déviant les astéroïdes géocroiseurs de leur course fatale ou en déplaçant l’humanité (ou la Terre) à plus grande distance du Soleil lorsque cela deviendra nécessaire (voir les projets de Gerard O’Neill, n° 296, 313 et 315), ce qui suppose déjà qu’on ait survécu aux dangers plus immédiats que sont les armes nucléaires et le changement climatique. Il n’empêche que la science mine radicalement l’idée d’un monde statique, où nous aurions l’éternité devant nous, pour la remplacer par un monde en constant changement voire bouleversement, où la survie de l’humanité cesse d’être assurée. En fait, la précarité de l’homme n’est pas une idée nouvelle. Certes, le XXe siècle en Occident a vu une régression de la précarité concrète (mortalité infantile, maladies, famines) et la prise de conscience croissante d’une précarité plus abstraite (changement climatique, géocroiseurs, etc.) qui ne menace plus seulement les individus mais l’humanité entière. Malgré tout, Jean-Marie Brohm rappelle utilement que le problème ainsi posé n’est pas nouveau : « Le 1er novembre 1755 Lisbonne était ravagée dans sa presque totalité par un tremblement de terre d’une magnitude estimée entre 8,5 et 9 sur l’échelle de Richter, à ce jour le séisme le plus important en Europe. Suivi d’un raz de marée avec des vagues de 5 à 15 mètres de hauteur et un gigantesque incendie, cet événement fit non seulement plusieurs dizaines de milliers de morts (entre 50 000 et 100 000 selon diverses estimations), mais il eut un retentissement considérable dans toute l’Europe des Lumières, provoquant d’âpres débats théologiques, scientifiques et philosophiques, notamment avec la critique voltairienne de la thèse leibnizienne du “meilleur des mondes possibles” et plus particulièrement de la supposée bonté de la providence divine. » Voilà le mot providence prononcé par lequel on entre dans l’interprétation métaphysique des faits. Je ne reviens pas sur la controverse entre Voltaire et Leibniz qui, contrairement à ce qu’on laisse souvent entendre, ne tourne pas nécessairement à l’avantage de Voltaire (il se peut que nous soyons dans le meilleur des mondes matériels possibles, voir la note 7 de n° 448). Franchissons un pas de plus : la vision scientifique du monde impose-t-elle de renoncer à la conception traditionnelle d’un monde régi par la Providence ? Non, répond encore une fois Aimé Michel (n° 419), les faits connus n’infirment en rien les Écritures. D’une part, l’évolution passée de la vie et l’histoire montrent à ses yeux que le monde monte effectivement vers la délivrance du Mal promise (n° 420). D’autre part, l’ignorance de l’humanité sur son destin, les épreuves qu’elle traverse, voire même sa disparition à venir, ne doivent pas incliner au désespoir (n° 426, voir aussi note 3 de n° 428) car le destin ultime de l’homme n’est pas en ce monde.