Chaque fois que le Saint-Père fustige les « idéologies du non-sens », je me félicite d’entendre cette voix venue d’ailleurs, de plus loin, de plus haut que l’histoire1.
Car tout, et d’abord la science, pointe vers le non-sens en cette fin de siècle. Le principe même de la science actuelle, son paradigme2, comme on dit, vise à tout expliquer en excluant jusqu’à la possibilité d’un sens.
Quel est ce paradigme ? Celui de la causalité univoque, dirigée du passé vers le futur, consistant à ne retenir, comme cause de ce qui est et sera, rien d’autre que ce qui a été. L’essence de la science est la prédiction de ce qui vient après par ce qui vient avant. L’idée d’un but, donc d’une signification, est par là exclue par principe et méthode. Comme l’écrivait Monod, c’est là toute l’« éthique de la science »3.
Et cette éthique est évidemment fatale à l’essence de l’homme. Vu par la science, l’homme est, et n’est que, le produit des infinis hasards qui l’ont précédé. Comme l’écrit un autre grand biologiste, Georges Pasteur de Montpellier, il eût suffi qu’un hasard ait exterminé une certaine petite espèce aussi insignifiante que l’écureuil il y a trente millions d’années pour que l’espèce humaine fût effacée du futur. Or, la disparition de petites et grandes espèces de la surface de la terre, c’est un incident qui ne cesse de se produire depuis la naissance de la vie, infatigablement, des millions et des millions de fois. C’est un fait aussi banal que la chute d’une feuille ou d’une goutte de pluie. À certains moments même on a l’impression, à considérer les fossiles empilés dans leurs strates géologiques, que presque tout a été exterminé, que seules quelques espèces ont survécu.
Le géologue américain Raup s’est intéressé à l’une de ces époques, la fin du permien, dernière de l’ère primaire4. En comparant les fossiles du permien finissant à ceux qui lui succèdent, juste au-dessus, au début de l’ère secondaire, il évalue à 5 % le nombre des espèces survivantes : 95 % de tout ce qui vivait à la fin de l’ère primaire (le permien) a disparu au début de l’ère secondaire. Nos ancêtres se trouvent parmi les heureux et rares survivants. Le déluge de Noé, qui sauva un couple de chaque espèce, fut sans comparaison plus miséricordieux.
De même, comme on sait, la fin de l’ère suivante (secondaire) vit l’extermination totale des dinosaures et de tous les animaux pesant plus de 20 ou 25 kilos. Encore une fois, le « hasard » voulut que la lignée d’où un jour sortirait notre espèce passât au travers de cette Saint Barthélemy de la Nature.
Alors, ne peut-on, ne doit-on pas conclure que l’homme est fils du hasard ? qu’il n’est que le très fortuit rescapé d’un long chaos de catastrophes ? et que sa présence finale n’a pas de sens, puisqu’il eût suffi d’une infime circonstance différente pour que sa lignée disparaisse comme tant d’autres ?
Tout cela est vrai et indiscutable au regard de la science.
Mais on oublie, quand on arrive à ces décourageantes évidences, que dans le cadre d’investigation posé dès le départ, il était par définition impossible que l’on découvrît autre chose.
Si, par exemple, l’interminable catastrophe que constitue l’histoire de la vie sur la terre obéit à un dessein, c’est-à-dire à un but, à une cause finale, l’« éthique » de Monod exclut que l’on puisse le remarquer. Et ce n’est pas à Monod qu’il faut l’imputer, car il n’a fait qu’exprimer clairement une loi de recherche dont on ne peut dévier sans s’égarer dans l’incontrôlable, donc l’incertain, le rêve, l’anti-science. La science est et ne peut-être que : telles conditions étant données maintenant et sachant ce que je sais, je prédis que… Et si ce que j’ai prédit ne se produit pas, je ne peux chercher la cause de mon erreur que dans les conditions antérieures mal observées, ou dans mes connaissances supposées, qui étaient erronées : toujours dans le passé, cause de l’avenir.
Comment nous apparaîtrait un univers développant un plan où chaque événement serait providentiel ?
Il nous apparaîtrait exactement tel que nous voyons cet univers où nous sommes, car, notre esprit étant tel qu’il est, nous n’y découvririons que les lois de la science ordinaire5.
Si mon esprit ne savait reconnaître d’autres fruits que les prunes, je ne pourrais, mis devant un pommier, que déclarer : il n’y a aucune prune sur cet arbre.
On peut déplorer que la science soit incapable de reconnaître le but des choses.
Le déplorer, oui, mais y remédier, comment ? Dans sa recherche de la vérité, la science procède par hypothèse et vérification. On est bien obligé de convenir qu’il est impossible d’imaginer des expériences où l’on vérifierait aujourd’hui l’effet de causes qui seraient assemblées demain par l’expérimentateur. Ou d’assembler aujourd’hui des causes pour modifier quelque chose dans les événements d’hier !6
Nous sommes pris dans le déroulement du temps, telle est notre destinée. Nous sommes empêchés de reconnaître la finalité des choses par cela même qui nous rend maîtres de la nôtre. C’est-à-dire notre liberté à qui le futur seul appartient. Parce que ce que je fais maintenant agit sur le tout à l’heure et le demain, et jamais sur le hier, je suis à la fois libre et obligé de vieillir. Obligé de me déplacer toujours dans le même sens de la durée, vers le futur.
Je rêve parfois que je joue avec mes enfants et ma jeune femme. Puis je me réveille, et c’est toujours vingt ans plus tard que le temps de mon rêve.
On voit donc qu’en éduquant ses adeptes à ne reconnaître que le vérifiable, la science est de mauvaise fréquentation pour les esprits faibles7. À force de ne voir que les prunes sur leur arbre de connaissance, ils finissent par ne plus croire à la pomme. Le mot « expérience » tend à ne signifier plus qu’« expérience répétable dans le monde physique », où le temps s’écoule du passé seul connu vers le futur conjecturé, excluant toute idée de but, de fin, de sens. L’expérience religieuse, intérieure par nature, est mécaniquement rejetée parmi les fantasmes. Tel est l’aveuglement propre à notre temps.
Cependant, notre seule existence d’être pensant devrait nous avertir que la science est borgne.
Car pas plus que le but, le je ne trouve sa place dans le paradigme actuel8. Cette absence est assez énorme pour avoir un moment, au milieu du 20e siècle, tourmenté tous les théoriciens de la physique sous le nom de « problème de la mesure » : il n’y a pas de mesure sans quelqu’un qui mesure. Ils se sont échinés à sortir de ce paradoxe, dont la résistance a fini par les décourager. Mais peu à peu on oublie le problème de la mesure comme on a oublié l’expérience religieuse. C’est insoluble, eh bien, c’est insoluble, n’en parlons plus, laissons cela aux métaphysiciens9.
Le je étant absent et l’expérience religieuse reléguée parmi les rêveries, que reste-t-il de scientifiquement solide ? Le hasard, et la mécanique statistique qui en découlent : tout ce qui est singulier est inconnaissable, peut-être même inexistant10.
Le je, le moi inexistants ? On s’étonne alors de ne pas trouver parmi les idées régnantes celle de l’inanité humaine. Si l’homme n’a ni sens ni but, ni peut-être même réalité, pourquoi respecterait-on cette chimère ? Sur quoi fonder les droits de la chimère ? Quel fait reconnu invoquer pour proclamer l’identité et l’égalité des hommes, pour condamner le racisme et sa suite logique, la Shoah ? En bonne logique il faudrait au contraire généraliser la Shoah et déclarer propres à l’équarrissage tout homme et toute collectivité humaine reconnus embarrassants : chômeurs, pauvres, incapables, vieillards, malades, peuples attardés, exilés… Il y a là, au fond de ce que nous appelons notre civilisation, une absolue incohérence qui, soyons-en sûrs, sera un jour résolue, je tremble de savoir comment.
En réalité non, je ne tremble pas. « N’ayez pas peur ! » Ce n’est pas de savoir qui nous dévoie, c’est de croire que savoir est l’ultime valeur. C’est de ne pas reconnaître ce qui se dérobe à un savoir aveugle aux fins et aux sens11.
La connaissance du monde matériel ne nous cachera pas toujours notre ignorance de ce qui l’anime. Nous aimons vivre, que voulez-vous ! Tôt ou tard nous apparaîtra cette évidence : que le monde découvert par la science n’a pas besoin de nous ; que ce n’est donc pas de lui que nous devons attendre justification, consolation, amour.
La modernité est un départ. Nous avons créé ce désert, mais l’homme y est un étranger. Déjà la soif le travaille12.
Aimé MICHEL
Chronique n° 452 parue initialement dans France Catholique – N° 2171 – 9 septembre 1988
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 4 février 2019
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 4 février 2019
- J’ai voulu savoir en quelles circonstances Jean-Paul II avait utilisé l’expression « idéologies du non-sens » et ce qu’il avait dit à ce propos. Je pensais n’avoir guère de difficulté à y parvenir avec le moteur de recherche disponible sur le site du Vatican. J’ai été déçu : je n’ai pas trouvé cette expression dans ses discours, homélies ou encycliques. Voici ce que j’ai trouvé de plus proche : « Je crois très profondément qu’aujourd’hui, comme à tant d’époques de l’histoire ecclésiale, beaucoup de jeunes sont capables d’être séduits par le Christ et de se consacrer exclusivement à leurs contemporains. Ceux-ci semblent souvent égarés comme des brebis sans pasteurs au milieu d’une civilisation nouvelle qu’ils ont du mal à comprendre et même à supporter, tant les véritables valeurs, qui donnent un sens à la vie et à l’histoire de l’humanité, sont bousculées et remplacées par un étalage séduisant de faux bonheurs, quand ce n’est pas par l’enseignement du non-sens de l’existence. » (En visite aux évêques de Belgique, samedi, 18 septembre 1982). « Notre société a un immense besoin de ce témoignage, les jeunes en ont besoin plus que jamais, eux qui sont souvent tentés par les mirages d’une vie facile et confortable, par la drogue et l’hédonisme, pour se trouver ensuite dans la spirale du désespoir, du non-sens, de la violence. Il est urgent de changer de route en direction du Christ, qui est aussi la direction de la justice, de la solidarité, de l’engagement pour une société et un avenir dignes de l’homme. » (Clôture des Journées mondiales de la Jeunesse à Tor Vergata, le dimanche 20 août 2000).
- Cette notion de paradigme a été introduite par l’historien des sciences Thomas Kuhn dans un livre qui a eu un grand retentissement, La structure des révolutions scientifiques (1962, disponible dans la coll. Champs science, Flammarion). Il y montre par des exemples choisis (Copernic, Newton, Lavoisier, Einstein) comment les sciences physiques au sens large ont traversé des crises successives durant lesquelles des théories bien établies ont été remplacées par d’autres. Ces crises, ou révolutions scientifiques, ont introduit chaque fois de nouveaux points de vue, de nouveaux problèmes à résoudre et de nouvelles visions du monde, autrement dit de nouveaux paradigmes. Kuhn montre en outre que la science ne se développe pas dans un splendide isolement, mais en osmose avec la société et sa culture. (Les idées de Kuhn ont été largement discutées et parfois corrigées, voir A. F. Chalmers, Qu’est-ce que la science ?, Le livre de poche, Biblio essais, 1990). Dans la chronique n° 308, Aimé Michel note à propos de l’expression « changement de paradigme » que « seuls les physiciens sont à même de la comprendre vraiment parce qu’ils ont été les premiers et jusqu’ici les seuls à en avoir besoin. » (Cela veut-il dire qu’il n’y a pas eu de changement de paradigme en biologie ? Je laisse cette question aux historiens des sciences mais il me semble qu’on peut parler de changements de paradigme à propos, par exemple, de l’abandon du fixisme, de la génération spontanée et d’un principe vital non physico-chimique). Quoi qu’il en soit, A. Michel ajoute : « Changer de paradigme, cela veut dire tout simplement que l’on se met à admettre comme normal quelque chose que tout le monde jusqu’ici tenait pour rigoureusement impossible et absurde. » Dans la chronique n° 419, Une idée nouvelle : la providence…, qui peut servir d’introduction historique et logique à celle-ci, il complète Kuhn en quelque sorte en montrant que le premier changement de paradigme scientifique a eu lieu dans la Grèce antique. Puis il saute directement du deuxième changement (Copernic) à un troisième qui à son avis se dessine relatif au temps et à la finalité. Qu’un tel changement de paradigme soit imminent ou non, il imprègne la conception qu’il se fait de la science, à savoir que des temps viendront où certaines choses que nous tenons pour impossibles ou absurdes seront admises comme normales et peut-être même évidentes. Il est douteux que Jacques Monod, qui va maintenant nous occuper, aurait partagé une proposition aussi radicale !
- Ce paragraphe exprime de manière brève et claire le paradigme qui sert de fondement à la science actuelle. Il fait référence à l’illustre biologiste et prix Nobel Jacques Monod (1910-1976) car ce dernier l’a exposé avec conviction dans son célèbre ouvrage Le Hasard et la Nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne (Seuil, Paris, 1971), traduit en toutes langues, souvent cité et commenté. Bien des livres ont été écrits avant et après par des scientifiques pour défendre la thèse d’un univers sans finalité et sans Dieu (par exemple Russell, Dawkins, Weinberg, Hawking, Atkins, Jacob…) mais aucun, à ma connaissance, n’a la lucidité, la vigueur intellectuelle et la sombre grandeur de celui de Monod. En métaphysique, J. Monod est la presque parfaite antithèse d’A. Michel. Il n’est donc pas surprenant que ce dernier l’ait longuement médité, ce qu’on voit à sa réaction critique dès la sortie du livre (n° 33) puis aux nombreuses références qu’il y fait par la suite. En dépit de sa brièveté coutumière et de son apparente simplicité relâchée, la présente chronique est l’aboutissement de cette méditation sur le paradigme scientifique moderne que Monod a si lucidement présenté et défendu. La pensée de Monod se fonde sur deux notions liées qu’il appelle « postulat d’objectivité de la Nature » et « éthique de la connaissance ». Essayons d’en préciser le contenu pour mieux comprendre les objections qu’on peut leur opposer : 1/ « La pierre angulaire de la méthode scientifique, écrit Monod, est le postulat de l’objectivité de la Nature. C’est-à-dire le refus systématique de considérer comme pouvant conduire à une connaissance “vraie” toute interprétation des phénomènes donnée en termes de causes finales, c’est-à-dire de “projet” » (p. 32). « [L]e postulat d’objectivité est consubstantiel à la science, il a guidé tout son prodigieux développement depuis trois siècles. Il est impossible de s’en défaire, fût-ce provisoirement, ou dans un domaine limité, sans sortir de celui de la science elle-même. » (p. 33). Le monde que découvre ainsi la science est « un univers glacé de solitude » (p. 185) contraire au « rêve millénaire » de l’homme. « S’il accepte ce message dans son entière signification, il faut bien que l’Homme enfin se réveille de son rêve millénaire pour découvrir sa totale solitude, son étrangeté radicale. Il sait maintenant que, comme un Tzigane, il est en marge de l’univers où il doit vivre. Univers sourd à sa musique, indifférent à ses espoirs comme à ses souffrances ou à ses crimes. » (p. 186) 2/ Monod pressent le danger de cette idée « austère et froide » et d’une « puritaine arrogance », « qui ne propose aucune explication mais impose un ascétique renoncement à toute autre nourriture spirituelle », si bien qu’en trois siècles « la science, fondée par le postulat d’objectivité, a conquis sa place dans la société : dans la pratique, mais pas dans les âmes. » (p. 185). La réaction des hommes ne va-t-elle pas être : si c’est cela la science, eh bien mieux vaut y renoncer ! C’est ce qu’il évoque à mot couvert : « C’est alors que l’homme moderne se retourne vers ou plutôt contre la science dont il mesure maintenant le terrible pouvoir de destruction, non seulement des corps, mais de l’âme elle-même. » (p. 186). Monod tente d’y répondre de la manière suivante : « Le postulat d’objectivité, pour établir la norme de la connaissance, définit une valeur qui est la connaissance objective elle-même. Accepter le postulat d’objectivité, c’est donc énoncer la proposition de base d’une éthique : l’éthique de la connaissance. » (p. 191). À la différence des éthiques « animistes » (je précise plus bas ce que Monod entend par « animisme ») où les valeurs sont imposées à l’homme du dehors, ici l’homme s’impose « axiomatiquement » une valeur (p. 191). Cette éthique « austère, abstraite, orgueilleuse » (p. 192) peut-elle être comprise et acceptée par les hommes ? Monod n’en est pas sûr mais relève en sa faveur qu’elle définit « une valeur transcendante, la connaissance vraie » et qu’elle est un « humanisme » car « car elle respecte dans l’homme le créateur et le dépositaire de cette transcendance. » (p. 192). À partir de ces deux postulats (ou axiomes) de départ – objectivité de la nature et valeur de la connaissance objective – Monod développe une critique très large de toutes « les idéologies religieuses », de « la plupart des grands systèmes philosophiques » et de nombre de théories qui sont fondées sur une finalité ; il vise ainsi Bergson, Teilhard, Spencer, Hegel, Marx, Engels, Driesch, Elsässer, Polanyi. Il critique en particulier les théories de l’évolution des êtres vivants qui supposent une finalité en ce sens que « l’invariance est protégée, l’ontogénie guidée, l’évolution orientée par un principe téléonomique initial, dont tous ces phénomènes seraient des manifestations » (p. 38 ; Monod appelle téléonomie la propriété des êtres vivants d’être « des objets doués d’un projet », p. 22, ce qui n’implique nullement à ses yeux l’existence d’un quelconque projet de la nature ou « principe téléonomique »). Une seule théorie de l’évolution échappe à ce reproche : la théorie sélective néo-darwinienne. Comme chez F. Jacob, R. Dawkins, G. Lecointre, P. Tort et bien d’autres, le succès présumé de cette théorie scientifique tient une place centrale dans le rejet de toute finalité et partant de tout Dieu. Toutefois, Monod ne la place qu’en seconde ligne, comme à l’abri de ses choix axiomatiques. (D’ailleurs il n’utilise que deux fois le mot Dieu et jamais athée, sans doute pour mieux marquer leur inutilité). J’admire la lucidité de Jacques Monod qui dévoile en creux (et parfois explicitement) les faiblesses de ses prises de position comme pour mieux les livrer aux critiques du lecteur attentif et lui permettre d’exprimer lucidement son désaccord. Les voici en bref : il se fonde sur une science inachevée dont la méthode même interdit d’atteindre aucune certitude dans le domaine métaphysique ; il lie indissolublement mais sans nécessité la science à des conceptions métaphysiques qui peuvent entrainer le rejet de celle-ci (Monod lui-même semble prêt de l’admettre comme on vient de le voir) ; enfin, il ignore les difficultés profondes que rencontrent toutes les sciences en leur cœur intime en supposant implicitement qu’elles seront résolues dans la pure et simple continuité du passé, c’est-à-dire sans changer de paradigme. Dans cette chronique, A. Michel discute surtout le premier et le dernier argument ; j’y reviens plus en détail dans les notes 5 (pour le premier argument) et 6, 8 et 9 (pour le second).
- Ce livre passionnant, De l’extinction des espèces. Sur la cause de la disparition des dinosaures et de quelques milliards d’autres (trad. par M. Blanc, Gallimard, 1993) de David M. Raup, paléontologue statisticien à l’université de Chicago, est, je crois bien, le premier bilan des catastrophes connues dans l’histoire de la vie et de leur importance pour l’évolution. Il décrit notamment la catastrophe du Permien-Trias, la plus grande de l’histoire connue de la vie, qui s’est produite à la limite des ères Paléozoïque (primaire) et Mésozoïque (secondaire) il y a 252 millions d’années, et la catastrophe Crétacé-Tertiaire, à la fin du Mésozoïque, il y 65 millions d’années (elle est évoquée au paragraphe suivant ; on l’attribue généralement à la chute d’un astéroïde ; nous y reviendrons dans un mois, à l’occasion de la chronique n° 453 dont c’est le sujet). Raup estime que l’extinction des espèces est nécessaire à l’évolution et que la plupart d’entre elles se sont éteintes non parce qu’elles étaient mal adaptées (elles avaient de mauvais gènes) mais parce qu’elles se sont trouvées au mauvais endroit au mauvais moment (elles n’ont pas eu de chance). Il passe en revue les causes possibles d’extinctions, certaines traditionnelles qu’il qualifie d’anthropomorphiques (épidémies, compétitions entre espèces, changement du climat, variation du niveau des mers…) et d’autres proposées plus récemment (changement de composition chimique des océans ou de l’atmosphère, volcanisme, radiations cosmiques, chutes d’astéroïdes ou de comètes…). A propos de ces dernières, Raup et son collègue Jack Sepkoski ont avancé l’idée que les principales extinctions des 250 derniers millions d’années s’étaient produites tous les 26 millions d’années, ce qui suggère une cause astronomique (pluie de comètes) mais tous les spécialistes ne s’accordent pas sur cette périodicité. En outre, il n’y a pas de preuve que toutes les grandes extinctions sont dues à des bolides. Ainsi, le paléobiologiste Douglas H. Erwin, qui s’est focalisé sur la crise du Permien dans un ouvrage plus récent (Extinction. How life on Earth nearly ended 250 million years ago, Princeton University Press, Princeton et Oxford, 2006), note qu’on a bien trouvé un cratère en Australie mais il serait apparu 100 millions d’années avant l’extinction. Les causes de la crise permienne paraissent multiples et font toujours l’objet de vifs débats.
- Remarquons que J. Monod ne dit pas autre chose puisqu’il commente ainsi le postulat d’objectivité de la Nature (c’est-à-dire le refus de toute finalité, voir note 3) : « Postulat pur, à jamais indémontrable, car il est évidemment impossible d’imaginer une expérience qui pourrait prouver la non-existence d’un projet, d’un but poursuivi, où que ce soit dans la nature. » (p. 33). L’introduction de ce postulat témoigne de sa part d’un grand désir d’absolu mais on peut contester qu’il soit tant soit peu nécessaire à l’exercice de la méthode scientifique. Le scientifique admet comme règle du jeu de ne pas recourir à la finalité pour expliquer le monde mais c’est tout. La prudence scientifique, qui est une forme de rigueur bien comprise, recommande au contraire de n’affirmer ni l’existence ni l’inexistence d’un principe de finalité de la Nature. L’attitude de Monod ne parait donc guère recommandable du point de vue de la stricte méthodologie scientifique.
- Il est curieux qu’A. Michel admette qu’il est « impossible d’imaginer des expériences où l’on vérifierait aujourd’hui l’effet de causes qui seraient assemblées demain par l’expérimentateur ». En fait de telles expériences ont été non seulement imaginées mais même réalisées par de hardis expérimentateurs (ce qu’A. Michel sait fort bien). Nous en parlerons une autre fois. Aussi surprenant que cela puisse paraitre, la physique offre un cadre conceptuel à de telles expériences par deux voies différentes. En relativité, l’espace-temps de Minkowski à 4 dimensions (3 d’espaces et une de temps) est conçu comme un bloc où passé, présent et futur coexistent (voir n° 466, « Le temps déployé »). En physique quantique, à un niveau fondamental, certains phénomènes échappent même à l’espace-temps (voir par exemple n° 285, La dernière serrure – Un monde en dehors de l’espace et du temps). Pour ces raisons et d’autres, même la finalité peut trouver sa place en science comme l’ont remarqué de nombreux physiciens dans divers contextes, comme Kastler (n° 157 et 252), Desmaret et Lambert (note 9 de n° 451), d’Espagnat et Costa de Beauregard (note 7 de n° 471).
- On remarquera ce renversement de perspective : ceux qui se targuent de ne s’attacher qu’à ce qui est expérimentalement vérifiable se qualifient eux-mêmes d’esprits forts. Non, assure Aimé Michel, ce sont des esprits faibles car ils sont aveuglés par une certitude non démontrée. Ce genre d’aveuglement s’appelle un préjugé et, comme le montre l’histoire des sciences, les préjugés sont l’un des obstacles les plus insidieux qui s’opposent à la recherche de la vérité. Encore une fois, la science n’est pas achevée et ce qui n’est pas aujourd’hui accessible à sa méthode le sera peut-être demain.
- En effet la conscience (le je, la pensée, la subjectivité) ne trouve toujours pas sa place dans le paradigme actuel. Monod n’est pas loin de l’admettre mais à titre provisoire seulement. Il insiste sur deux points : Premier point : il estime que toute démarche ne visant pas à réduire la conscience au fonctionnement du cerveau est vouée à l’échec : « Le vitalisme a besoin, pour survivre, que subsistent en biologie, sinon de véritables paradoxes, au moins des “mystères”. Les développements de ces vingt dernières années en biologie moléculaire ont singulièrement rétréci le domaine des mystères, ne laissant plus guère, grand ouvert aux spéculations vitalistes, que le champ de la subjectivité : celui de la conscience elle-même. On ne court pas grand risque à prévoir que, dans ce domaine pour l’instant encore “réservé”, ces spéculations s’avéreront aussi stériles que dans tous ceux où elles se sont exercées jusqu’à présent. » (p. 42). Second point sur lequel insiste Monod : c’est une erreur que de vouloir donner une place fondamentale à la conscience, attitude qu’il dénonce sous le nom d’animisme. « La démarche essentielle de l’animisme (tel que j’entends le définir ici) consiste en une projection dans la nature inanimée de la conscience qu’a l’homme du fonctionnement intensément téléonomique de son propre système nerveux central. C’est, en d’autres termes, l’hypothèse que les phénomènes naturels peuvent et doivent d’expliquer en définitive de la même manière, par les mêmes “lois” que l’activité humaine subjective, consciente et projective. » (pp. 43-44). La situation a beaucoup changé depuis que J. Monod et A. Michel ont écrit ces lignes. Physiciens, biologistes, psychologues et philosophes se sont saisis du problème de la conscience pour le discuter en tous sens dans une multitude d’articles et de livres. Il est devenu impossible de l’ignorer, comme ce fut longtemps le cas auparavant, et ce changement aurait beaucoup plu à A. Michel. Certains, en accord avec Monod, pensent que le problème de la conscience finira par se dissoudre comme les autres « mystères » résolus par la science, mais d’autres, en accord avec A. Michel, pensent que la conscience est irréductible à quoi que ce soit d’autre, car une telle réduction est inconcevable en principe. Les arguments de ces derniers sont précis et forts ; j’en ai rappelé quelques-uns en note 8 de la chronique n° 434. Je pense même qu’ils sont tellement forts, pour quiconque veut bien y réfléchir, qu’ils retirent à eux seuls toute crédibilité aux deux postulats de Monod et aux conséquences qu’il en tire.
- En fait, le problème de la mesure en physique quantique n’est pas du tout oublié. Il est toujours là, plus présent que jamais dans les esprits et les discussions. Il n’est guère de semaine sans que paraisse un article scientifique à son sujet sur le site spécialisée https://arxiv.org/list/quant-ph. L’embarras ne vient pas de ce qu’il n’a pas de solution mais de ce qu’il en a trop ! Simplement, les physiciens ne sont jamais parvenus à se mettre tous d’accord sur sa solution depuis bientôt quatre-vingt-dix ans qu’ils en débattent à la suite du célèbre mathématicien et physicien d’origine hongroise John von Neumann qui l’a posé le premier en 1932. C’est là, il faut l’admettre, une situation bien curieuse et inattendue : un « mystère » au cœur de la reine des sciences de la nature ! Rappelons d’abord ce qu’est ce fameux problème dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises (la dernière fois c’était dans la note 6 de la chronique n° 455). Il se pose au cœur de la théorie quantique (la mieux vérifiée par l’expérience de toutes les théories scientifiques) où on l’appelle également « problème de la réduction de la fonction d’onde » (ou du « vecteur d’état »). Dans l’interprétation orthodoxe (c’est-à-dire majoritaire) de celle-ci, lors d’une mesure, se produit une discontinuité qui fait passer instantanément de l’onde étendue (décrite par la fameuse équation déterministe de Schrödinger) à la particule localisée en un point unique, point dont seule la probabilité peut être prévue (elle est donnée par le carré de l’amplitude de l’onde en ce point). En 2015 (voir note 2 de n° 284), j’ai fourni une liste incomplète de cinq solutions du problème de la mesure. Hormis les pragmatistes (qui calculent et n’interprètent pas), cette liste comporte l’interprétation de Bohr (la réduction modifie seulement la connaissance que nous avons du système physique que nous mesurons), celle de Heisenberg (elle modifie l’état de ce système, voir note 9 de n° 385), celle de de Broglie-Bohm (il n’y a pas réduction car l’onde et la particule coexistent), celle d’Everett (il n’y a pas de réduction car toutes les solutions prévues par la théorie sont réalisées simultanément mais dans des univers distincts et parallèles, voir note 7 de n° 420). On peut ajouter à cette liste : la solution de Penrose (la réduction est un phénomène objectif qui met en jeu la gravitation), celle de von Neumann (la réduction est provoquée par la conscience tenue pour une réalité non physique, voir note 10 de n° 385), et d’autres encore (que le lecteur intéressé trouvera, ainsi que les précédentes, décrites et discutées dans l’article de Wikipédia intitulé « Le problème de la mesure » avec les noms de quelques physiciens connus les ayant soutenues). Revenons à la remarque d’A. Michel « il n’y a pas de mesure sans quelqu’un qui mesure ». Elle est juste mais ne se confond pas avec le « problème de la mesure » en physique quantique. En effet, il n’y a de lien intime entre la mesure et le sujet connaissant que pour les tenants des interprétations de Bohr et de von Neumann. Selon les autres interprétations, le sujet connaissant ne joue aucun rôle et l’univers physique effectue spontanément des « mesures » en absence de toute conscience humaine, animale ou autre. Ces 90 ans de débats sur les fondements de la physique quantique peuvent donner l’impression d’un piétinement. Cependant de réels progrès ont été accomplis sur au moins deux points connexes : d’une part la preuve expérimentale du caractère non-local de la réduction de la fonction d’onde (expériences d’Aspect, voir n° 294, 341, 342, note 7 de n° 314) et d’autre part la théorie de la décohérence qui explique pourquoi l’état superposé (celui que décrit l’équation de Schrödinger) ne se maintient pas indéfiniment (voir note 4 de n° 471). Ces avancées donnent l’espoir en d’autres progrès qui rendront possible de concevoir des expériences nouvelles visant, sinon à résoudre le problème, du moins à restreindre le nombre de ses solutions possibles. Pour l’instant, et peut-être pour longtemps, subsiste au cœur de la physique une profonde difficulté irrésolue, un « mystère » en quelque sorte.
- « Tout ce qui est singulier est inconnaissable » écrit A. Michel. Cette réflexion fait également écho à celle de Monod. En effet, pp. 54 et sq. de son livre, ce dernier s’interroge sur ce que pourrait être une « théorie (scientifique) universelle » et sur ce que cette théorie pourrait « contenir », « envelopper », « prévoir », « déduire de ses premiers principes » (je prends bien garde ici d’employer les mêmes termes que lui pour ne pas trahir sa pensée). Il écrit : « Nous savons (…) que (contrairement à ce que croyait Laplace, et après lui la science et la philosophie “matérialiste” du XIXe siècle) ces prévisions ne pourraient être que statistiques. La théorie contiendrait, sans doute, la classification périodique des éléments, mais ne pourrait déterminer que la probabilité d’existence de chacun d’entre eux. De même elle prévoirait l’apparition d’objets tels que des galaxies ou des systèmes planétaires, mais elle ne pourrait en aucun cas déduire de ses principes l’existence nécessaire de tel objet, de tel événement, de tel phénomène particulier, qu’il s’agisse de la nébuleuse d’Andromède, de la planète Vénus, du mont Everest ou de l’orage d’hier au soir. D’une manière générale, la théorie prévoirait l’existence, les propriétés, les relations de certaines classes d’objets ou d’événements, mais ne pourrait évidemment prévoir l’existence, ni les caractères distinctifs d’aucun objet, d’aucun événement particulier. » Jusque-là je n’ai pas d’objection, mais ensuite Monod soutient que la vie est un tel « événement particulier, compatible certes avec les premiers principes, mais non déductible de ces principes. Donc essentiellement imprévisible. » Il ajoute : « La biosphère est à mes yeux imprévisible au même titre, ni plus ni moins, que la configuration particulière d’atomes qui constituent ce caillou que je tiens dans ma main. Nul ne reprocherait à une théorie universelle de ne pas affirmer et prévoir l’existence de cette configuration particulière d’atomes ; il nous suffit que cet objet actuel, unique et réel, soit compatible avec la théorie. Cet objet n’a pas, selon la théorie, le devoir d’exister, mais il en a le droit. » Sa conclusion est ferme : « une théorie universelle, si entiers que seraient ses succès par ailleurs, ne pourrait jamais contenir la biosphère, sa structure, son évolution en tant que phénomènes déductibles des premiers principes. » Monod soutient même à la fin de son livre que la Terre est seule à abriter une vie dans l’univers ; cette affirmation, encore plus aventureuse, reste bien entendu à démontrer… Pour ma part, je ne pense pas qu’on puisse faire de prédictions assurées sur ce que pourra ou ne pourra pas déduire la science future en ce domaine. J’admets que maints détails de la biosphère terrestres (et des biosphères extraterrestres si elles existent) resteront inaccessibles, mais, pour l’heure, je ne vois pas pourquoi il serait impossible, connaissant les conditions de milieu, d’en déduire les grandes caractéristiques des organismes capables d’y vivre, leur structure et leur évolution. Cela vient de ce que les êtres vivants obéissent aux lois de la physique. Dès maintenant, on peut déduire de ces lois et des conditions de milieu (notamment pesanteur terrestre et énergie reçue du Soleil) l’ordre de grandeur de certaines caractéristiques des êtres vivants sur Terre, telles que leur production d’énergie, leur vitesse de déplacement ou leur temps de réaction (voir par exemple l’article écrit avec ma collègue Nicole Meyer-Vernet de l’Observatoire de Paris « A quelle vitesse les organismes vivants se déplacent-ils : vitesses maximales des bactéries aux éléphants et aux baleines » dans American Journal of Physics, 83, 719-722, 2015 ; ce n’est qu’un début et, à l’avenir, on pourra certainement faire beaucoup mieux.) Revenons au problème de l’évènement singulier (unique) car il revêt une importance particulière en science. Aimé Michel en parle à nouveau quelques mois plus tard, dans la chronique n° 458, à propos du suaire de Turin. Comme « tout ne se produit qu’une unique fois », remarque-t-il, « que devient le déterminisme supposé par toute expérience scientifique, laquelle vise à prouver que les mêmes causes étant posées, on obtient le même résultat ? Mêmes, mêmes ! Où sont ces “mêmes”, quand tout ne se passe qu’une fois ? » Question troublante que Jean Fourastié avait examiné quelques années auparavant en l’illustrant d’exemples pour conclure que « Pratiquement, l’évènement unique est hors de la science ». Voilà au moins un point sur lequel tout le monde semble d’accord, ce qui est toujours bon à savoir, mais sans en tirer les mêmes enseignements. Fourastié propose une solution pour faire reculer cette limite de la science expérimentale et étendre son champ d’investigation aux évènements sinon uniques du moins rares : en faire un compte-rendu soigneux pour analyse ultérieure (voir note 7 de n° 458). Mais cette objectivité se heurte souvent en pratique à de très puissants préjugés dès lors que les évènements en question paraissent contraires au paradigme du moment, ce que Fourastié relève sobrement et qu’Aimé Michel a souvent déploré (voir par exemple note 10 de n° 421).
- Savoir n’est pas « l’ultime valeur ». Dans une précédente chronique (n° 447), Aimé Michel écrivait : « Nous vivons un siècle de science admirable mais tragique, payant très cher l’illusion que la science conduit à la connaissance et au souverain bien. La science ne peut qu’éveiller notre inquiétude religieuse par ses merveilles, sa puissance s’arrête là, sur une frontière, sur un seuil que seule la grâce franchit, et l’amour inspiré par elle. » La présente chronique permet de mieux comprendre le fossé qui sépare la science de la connaissance : c’est parce que la science est par construction aveugle « aux fins et aux sens » qu’elle ne peut répondre à elle seule aux aspirations de l’homme.
- La métaphore du désert et de la soif (qui renvoie à celle de l’eau vive dans l’évangile de Jean) était déjà présente dans une des toutes premières chroniques, en février 1971, n° 21, Le temps de la soif. Aimé Michel y résumait sa position en une phrase : « Une science qui ne nous donne que la puissance sans nous éclairer sur notre destinée et qui de surcroît se dérobe de plus en plus à notre contrôle, qu’est-ce d’autre qu’un cauchemar, si nulle lumière venue d’ailleurs ne nous avertit que nous pouvons faire confiance aux choses parce que leur ultime secret se nomme amour ? »