Dans son « Entretien avec Burman », Descartes fut peut-être le premier à poser clairement la question : y a-t-il, peut-il exister une pensée inconsciente ? Question qui, dit-il, lui semble « fort aisée à résoudre », et à laquelle il répond gaillardement par la négative.
Deux siècles et demi plus tard, Bergson pouvait répondre : « Nos idées conscientes ne sont que des feuilles mortes posées sur la surface d’un étang profond. » (a). Encore deux générations, et la conscience de l’inconscient, pourrait-on dire, a envahi toute notre vie. Elle imprègne non seulement la littérature, l’art en général, la politique, mais nos mœurs, notre comportement le plus quotidien. Des mots comme « complexe » ou « introversion » sont entrés dans le langage courant. Et même ceux qui ignorent les mots et n’ont jamais entendu parler de psychanalyse ont avec les autres et avec eux-mêmes des rapports qui ne sont plus les mêmes, car ils savent que tout comportement est toujours partiellement guidé par une activité psychique qui échappe au contrôle de la conscience et de la volonté.
Nous sommes trop familiarisés avec ces faits pour mesurer la portée de leur découverte. De plus, dans la mesure où nous y pensons, une sorte de synonymie réflexe s’est établie dans notre esprit entre les idées d’« inconscient » et de « psychanalyse » : il nous semble aller de soi que, l’existence de l’inconscient étant un fait acquis, son étude se soit imposée. Le mot « psychanalyse », croyons-nous, est le nom de cette étude. De plus, le mot « inconscient » évoque sur-le-champ le nom de quelques hommes-phares, Freud d’abord, puis, un peu en retrait, Jung, un peu plus loin encore, Adler, et derrière ces grands découvreurs, la foule des autres, plus ou moins connus, parmi lesquels des noms français sonnent à nos oreilles, Lacan, Foucault…
Ce tableau, notons-le, reflète assez fidèlement le consensus des historiens et des spécialistes ayant écrit jusqu’ici sur l’inconscient et la psychanalyse.
Après le livre monumental d’Henri F. Ellenberger (b), qui vient d’être publié en langue anglaise (c ) à New York, il va falloir, semble-t-il, opérer quelques révisions déchirantes. Pour la première fois, une histoire exhaustive de la découverte de l’inconscient est offerte aux savants en même temps (grâce au talent d’écrivain de l’auteur) qu’au public. Près de mille pages grand format, deux mille cinq cent quatre-vingt-neuf textes de toutes langues, dépouillés et analysés, des années de recherche sous les auspices du National Institute of Mental Health, de l’Université de Montréal, de la Direction des services psychiatriques du Québec, du British Council, des enquêtes approfondies sur place à Vienne, Zurich, Bâle, Berne, Genève, Nancy, Dornach, Paris, Le Havre, Strasbourg, Sofia, ainsi que dans de nombreuses villes du Nouveau Monde, résument le travail accompli par Ellenberger.
« Le but de ma recherche était triple, dit-il dans son introduction (d). Ma première tâche était de retracer l’histoire de la psychiatrie dynamique (1) aussi exactement que possible, évitant le « culte du héros » de certains livres précédents, sans pour autant me départir d’une rigoureuse impartialité et en m’abstenant de toute espèce de polémique.
« Ma deuxième tâche était de reconstruire et d’exposer les grands systèmes de psychiatrie dynamique.
« Ma troisième tâche était d’interpréter l’histoire de la psychiatrie dynamique et des grands systèmes. Cette histoire a donc dû être racontée dans une double perspective, à savoir comment les événements apparurent à ceux qui les vécurent, et comment ils nous apparaissent rétrospectivement (de nombreux faits qui parurent de peu d’importance aux contemporains se révèlent à nous comme cruciaux, et inversement). Cette façon d’écrire l’histoire impliquait une enquête approfondie au sein du contexte socio-économique, politique, culturel et médical, comme aussi l’étude de la personnalité des pionniers et de leur environnement, y compris leurs patients. »
Pourquoi cet immense labeur ? Écoutons encore Ellenberger (e ) :
« L’idée initiale de mon étude me vint à méditer le contraste entre l’évolution de la psychiatrie dynamique et celles des autres sciences. Aucun domaine de la connaissance n’a subi tant de métamorphoses que la psychiatrie dynamique (…). Qui plus est, ces diverses tendances ont traversé des vagues répétées de rejet et de faveur. Cependant la faveur n’a jamais été une acceptation sans équivoque comme c’est le cas pour les découvertes physiques, chimiques ou physiologiques, pour ne rien dire du fait que les enseignements des plus récentes écoles sont en grande part mutuellement incompatibles. Autre particularité frappante, les récits acceptés par l’histoire de la psychiatrie dynamique contiennent plus d’erreurs, de trous et de légendes que l’histoire de toute autre « science ». D’où la nécessité de retrouver enfin la réalité historique de cette histoire.
« L’histoire authentique des psychiatries dynamiques (dont la psychanalyse est le plus récent avatar) montre d’abord à travers la masse énorme de documents rassemblés et analysés qu’elles sont un fidèle reflet, une sorte d’épiphénomène de l’histoire, et plus précisément une péripétie de l’histoire des idées.
« (…) À la fin du XIXe et au début du XXe siècle, un renouveau du romantisme exerça une évidente influence sur les écoles en train de naître. On ne saurait s’étonner que les idées de Freud et Jung fussent si semblables aux enseignements des vieux psychiatres romantiques. Janet, par contraste, est le dernier représentant des « Lumières », de même qu’Adler à un moindre degré. Sous ce jour, les rivalités entre Janet, Freud, Adler, Jung et leurs disciples peuvent être considérées comme les remous lointains du combat qui opposa les Lumières au romantisme, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. »
Ellenberger montre de même combien l’activité intellectuelle du « psychiatre dynamique » ressemble à celle de l’artiste. Chaque « psychiatre dynamique », dit-il, a son sentiment spécifique de la réalité psychique, et ses théories sont influencées par les événements de sa vie.
Janet était un homme actif et froid, d’où son intérêt pour la découverte d’une sorte de psychologie du comportement. Son attitude détachée, bienveillante et doucement ironique se reflète dans sa psychothérapie rationnelle ; les mœurs laborieuses et économes de ses ancêtres revivent dans sa théorie du « budget des forces psychologiques ». Comme il ne se rappelait pas ses rêves, il n’était pas question pour lui d’écrire une interprétation des rêves, ce que fit Freud, qui était un bon rêveur. La crise religieuse de son adolescence, jamais résolue, lui inspira un intérêt répété pour la psychologie de la religion.
Freud (…), comme les grands écrivains, montra un intérêt profond pour les aspects secrets de la vie des peuples et des personnes et une maîtrise supérieure du langage. Sa notion de « complexe d’Œdipe » et de la place centrale de celui-ci dans la destinée humaine découle de l’histoire de sa propre vie, d’où le refus opposé à cette idée par Adler et Jung, qui avaient vécu des situations familiales complètement différentes dans leur petite enfance.
« Quant à Adler, son talent par excellence était ce sens fulgurant de l’observation exacte qui fait le grand clinicien, ce que les Allemands appellent le « regard clinique » (der klinische Blick). Transposé dans le champ de la psychologie, c’était la divination au premier coup d’œil du style de vie, normal ou anormal, de chacun, d’où son élaboration d’une psychologie pragmatique. Les circonstances de son enfance conduisirent Adler à attribuer une importance fondamentale à la hiérarchie entre frères et sœurs, plus grande même qu’aux relations précoces avec les parents.
« Dans le cas de Jung, ce qui frappe, c’est le contraste entre les capacités pratiques d’un homme bien installé dans les réalités matérielles et un rare don d’intuition psychologique, sinon même parapsychologique. Ce contraste trouve son expression dans son système typologique et dans sa psychothérapie, qui comporte un effort pour amener le patient à s’éveiller à lui-même, et une méthode synthético-herméneutique visant à accomplir son individuation. Jung, pas plus que Janet, ne résolut jamais la crise religieuse de son adolescence, ce qui exerça une influence constante sur le développement de son système psychologique. »
La « névrose » créatrice
Ainsi, la substance des théories élaborées par les fondateurs de la psychanalyse naquit du tréfonds de leur subjectivité ; des aléas de leur vie intérieure et des hasards de l’histoire. Mais il y a plus. Il existe en psychiatrie une maladie appelée « névrose créatrice » (creative illness). Elle s’observe notamment chez les chamans (magiciens) de Sibérie et d’Alaska, et l’on en a de nombreux exemples chez les écrivains et les philosophes (Nietzsche, Fechner). Les symptômes sont la dépression, l’épuisement, l’irritabilité, l’insomnie, la migraine. Le patient est obsédé par une idée ou la poursuite d’un but difficile. Il vit dans un isolement spirituel complet, il croit que personne ne peut l’aider. Il essaie de se guérir lui-même et n’en éprouve qu’une souffrance accrue. Cet état peut durer des années, puis guérir tout à coup spontanément, remplacé par une merveilleuse euphorie et une métamorphose de la personnalité. Guéri de tous ses symptômes précédents, « le sujet est convaincu qu’il a accédé à un nouveau monde spirituel, ou qu’il a atteint une nouvelle vérité spirituelle qu’il révélera au monde ». Dans le cas des chamans, c’est à ce moment-là qu’ils acquièrent leurs « pouvoirs » et qu’ils deviennent les intermédiaires, reconnus par le système social où ils vivent, entre le monde des vivants et celui de la magie. Dans le cas des individus de haute culture, la « guérison » est marquée par l’accouchement d’une œuvre hautement subjective et personnelle. Un cas frappant est celui, décrit par lui-même, de Pavlov, l’un des fondateurs de la physiologie moderne, prix Nobel de médecine en 1904. Ayant commencé vers 1921 ses recherches sur les névroses expérimentales, il prit un intérêt grandissant aux recherches psychiatriques, et vers l927 (après une opération des calculs biliaires), fit une névrose cardiaque. Il guérit, mais on constate que c’est au cours de cette période de sa vie que ce puissant génie scientifique voué jusque-là à la recherche objective, élabora la partie spéculative de son œuvre.
« L’aspect clinique de la névrose créatrice diffère d’un individu à l’autre, écrit Ellenberger. Il faut par-dessus tout distinguer la névrose du pionnier et celle de ses disciples. Le premier chaman qui, peut-être il y a des milliers d’années, trouva le moyen de se mettre en transe pour explorer le monde des esprits, fut un modèle pour des générations de chamans après lui. Il était le pionnier, ils furent les disciples. De nombreuses névroses créatrices n’ont engendré aucune école parce que ceux qui les eurent ne montrèrent aucun esprit de prosélytisme, comme par exemple Fechner. D’un autre côté, il ne suffit pas de montrer la voie et de prêcher l’exemple. Rudolf Steiner a décrit avec précision sa méthode pour obtenir la connaissance des mondes spirituels supérieurs, mais il semble que nul de ceux qui l’ont essayée n’ait rien obtenu. Pour avoir des disciples, le pionnier ne doit pas seulement enseigner la théorie, mais l’assortir d’un guide pratique. L’apprenti chaman doit régulièrement rencontrer un vieux chaman dont il suivra les instructions pas à pas tout au long de sa maladie initiatrice.
« Or, tout cela, la névrose créatrice initiale, la guérison dans l’euphorie avec la conviction d’avoir découvert un nouvel univers spirituel, le prosélytisme, l’initiation par le contact avec propagation de la névrose du disciple, l’histoire minutieusement rétablie le retrouve dans la naissance, le développement et l’essor de la psychanalyse.
« Un des traits caractéristiques de la névrose créatrice est la conviction du malade, après sa guérison, que tout ce qu’il a découvert est vérité universelle. C’est dans de telles circonstances que Mesmer proclama la vérité du magnétisme animal, Fechner le “principe de plaisirˮ, Nietzsche l’éternel retour, Freud le complexe d’Œdipe et l’origine sexuelle infantile de la névrose, Jung l’anima et le processus d’individuation. Ceux qui ont connu Freud rapportent qu’il parlait du complexe d’Œdipe et de la libido comme de vérités absolues et indiscutables. Jung aussi parlait de l’inconscient collectif, de l’anima, du Soi, avec la tranquille certitude de l’homme qui sait. »
La question du champ scientifique
La question est dès lors : cet homme sait-il ? Les idées répandues par la psychanalyse sont-elles des connaissances ou des chimères ?
« C’est ici, répond Ellenberger (f), que nous devons revenir au paradoxe qui fut le point de départ de notre enquête, à savoir le fait que la psychanalyse a subi une incohérente succession de vicissitudes avec des phases de rejet et de résurrection, en contradiction avec le cours cohérent de l’évolution des sciences physiques ( … ).
« La science moderne est un corps de connaissance unifié au sein duquel chaque science a son autonomie, se définit par son objet, et par sa méthodologie spécifique. Le champ de la psychanalyse, au contraire, n’est pas clairement défini, il s’efforce d’envahir le champ des autres sciences, au besoin de les bouleverser. Freud affirmait que “le fondateur de la psychanalyse était forcément la personne la plus qualifiée pour juger de ce qui est et de ce qui n’est pas de la psychanalyseˮ. Une telle assertion est étrangère à la science moderne. On n’imagine pas Pasteur, par exemple, se déclarant le seul à décider ce qui est et n’est pas de la bactériologie. En revanche, il serait parfaitement normal que Heidegger se proclamât le seul apte à définir ce qui est ou n’est pas de la philosophie heideggerienne. »
Une foule d’autres faits excluent la psychanalyse du champ de la science. Par exemple, ses « écoles ». Une « école », en science, c’est un groupe de chercheurs attelés à une tâche. À mesure que s’accomplit la tâche, elle cesse d’appartenir à l’« école » pour entrer dans le patrimoine universel des connaissances. Rien de tel en psychanalyse.
Un autre fait est que la psychanalyse crée l’objet de sa recherche, qui ne préexiste pas à sa démarche : les malades analysés par un freudien auront des rêves freudiens et deviendront conscients de leur complexe d’Œdipe, tandis que ceux qu’analysera le jungien auront des rêves archétypiques et découvriront leur anima.
Nous souhaitons en avoir dit assez pour faire sentir au lecteur l’importance historique du livre d’Ellenberger. Ce n’est certes pas la première fois qu’un savant s’interroge sur la légitimité du nom de « science » appliqué à la psychanalyse et répond par la négative. Mais c’est la première fois qu’un dossier exhaustif accompagne cette exclusion. La stupéfiante érudition de l’auteur, qui semble avoir tout lu dans toutes les langues, n’a d’égale que sa modération et sa limpidité.
De même que l’on pouvait jusqu’ici distinguer deux périodes dans l’histoire de l’inconscient, avant Freud et après, de la même façon le livre d’Ellenberger marquera une fin et un commencement dans l’histoire de la psychologie.(g, h)
Aimé MICHEL
(1) C’est-à-dire des diverses psychanalyses et des « thérapeutiques » qui les ont précédées.
(*) Chronique n° 23 initialement parue dans F.C. – N° 1264 – 5 mars 1971. Extrait du chapitre 24 « Freud et la psychanalyse » de La Clarté au cœur du labyrinthe, pp. 225-230.
Notes de Jean-Pierre Rospars (et Bertrand Méheust pour la note h)
(a) Je n’ai pas retrouvé la référence de cette citation. Bergson utilise la même comparaison poétique dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, (Quadrige, P.U.F. Paris, p. 101) mais dans un sens autre : « (…) une idée vraiment nôtre remplit notre moi tout entier. Il s’en faut d’ailleurs que toutes nos idées s’incorporent ainsi à la masse de nos états de conscience. Beaucoup flottent à la surface, comme des feuilles mortes sur l’eau d’un étang. (…) notre esprit, lorsqu’il les pense, les retrouve toujours dans une espèce d’immobilité, comme si elles lui étaient extérieures. » Ces idées extérieures sont par exemple les opinions reçues d’autrui, qui ne sont pas vraiment nôtres.
(b) La légende de la photographie d’Ellenberger qui accompagne l’article précise : Henri F. Ellenberger, après avoir étudié la médecine à Paris et exercé la psychiatrie, a longuement collaboré notamment avec Jung, Szondy et Binswanger. Il a enseigné à la Menninger Foundation (USA), puis à Mc Gill University (Canada), avant de devenir professeur de criminologie à l’Université de Montréal. Les recherches qu’il a poursuivies, en particulier sur Janet, Freud, Adler, Jung et Rorschach, lui ont permis de renouveler complètement l’histoire des psychologies modernes.
(c ) Henri F. Ellenberger, Histoire de la découverte de l’inconscient, traduction par J. Feisthauer, présentation par E. Roudinesco, Fayard, Paris, 1994. Voir aussi du même : Médecines de l’âme. Essais d’histoire de la folie et des guérisons psychiques ; textes réunis et présentés par E. Roudinesco, Fayard, Paris, 1995.
(d) De l’édition américaine (1979), non reproduite dans l’édition Fayard (1994).
(e ) Page 898-899 de l’édition Fayard (1994). La traduction ci-dessus est d’Aimé Michel.
(f) Page 906 de l’édition Fayard (1994).
(g) Lors de la première édition française de ce livre (SIMEP, 1975) Aimé Michel, qui l’a longuement médité au cours des quatre années ayant suivi l’édition américaine (1971), en fait une recension dans Question de n° 8 pp. 104-5 en cinq points :
1) Ce livre « réussit le tour de force auquel aspire tout historien, celui d’avoir assimilé une formidable érudition en la dominant si bien que le livre se lit comme un roman » qui présente « tous les attraits d’une grande œuvre littéraire ».
2) « Freud, toujours présenté comme le premier dans ce domaine, n’arrive, en fait, (…) [qu’] au chapitre 7 sur les onze qu’il compte ». Mesmer « souvent présenté maintenant comme un homme crédule, voire un charlatan, fut en réalité accueilli par les intellectuels de l’époque comme le vengeur du rationalisme philosophique contre la superstition. »
3) « Tous les phénomènes étudiés maintenant par la parapsychologie étaient connus et décrits dans le détail, il y a presque deux cents ans, par des esprits libres de toute crédulité, notamment par le marquis de Puységur et ses continuateurs. »
4) Il montre « que toutes les idées sans exception qui sont au fondement du système freudien existaient avant Freud ; (…) que le génie de Freud fut essentiellement de les organiser en un tout cohérent (…) et de leur donner une existence littéraire frappante (…) ; que ces systèmes, enfin, se sont développés (…) selon (…) le modèle des écoles de sagesse antique, pythagorisme, épicurisme, platonisme. »
5) Il « élargit l’horizon de la nature humaine. Il en multiplie les dimensions. On se rend compte (…) que chaque époque a eu son idée limitée du mystère humain, idée qui s’est déplacée avec le temps, comme fait le projecteur qui fouille une scène de théâtre et n’en montre jamais qu’un recoin. La plasticité de l’âme conspire à cette limitation historico-culturelle. »
Dans une lettre datée du 28 juillet 1975, Henri Ellenberger écrit à Aimé Michel : Je viens de recevoir le No 8 de Questions de, et j’ai hâte de vous remercier pour la magnifique recension que vous y avez donnée de la version française de mon livre. Il est toujours agréable de recevoir des éloges, mais ce qui est encore plus agréable, c’est de voir qu’un lecteur a parfaitement compris les intentions de l’auteur et le sens général de son livre. Vous avez admirablement fait ressortir les points principaux et le fait que mon intention n’était pas simplement d’écrire un ouvrage d’érudition. Je crois que je n’ai cependant pas assez fait apparaître un des points que vous avez souligné: chaque époque a son idée limitée du mystère humain. Le XXe siècle a négligé d’explorer, par exemple, la fonction mythopoiétique de l’inconscient, l’hypnotisme à distance, etc.
Sur ces derniers aspects de l’inconscient voir Bertrand Méheust, Somnanbulisme et médiumnité (1784-1930), tome 1 Le défi du magnétisme, tome 2 Le choc des sciences psychiques, Institut Synthélabo, PUF, 1999. Méheust y poursuit leur étude là où Ellenberger les abandonne. Les deux ouvrages sont très complémentaires.
Le livre de Franz Anton Mesmer, Mémoire sur la découverte du magnétisme animal (1779) a été réédité par L’Harmattan en 2005, et celui d’Armand de Chastenet de Puységur, Mémoires pour servir à l’histoire et à l’établissement du magnétisme animal (1784) par les Edition Imago en 2003.
(h) Ayant travaillé sur la question de la découverte de l’inconscient, je suis plus à même d’apprécier le contenu de cette longue chronique d’Aimé Michel, que ses réflexions sur la physique. Cette chronique est remarquable à plusieurs points de vue. Elle l’est d’abord pour des raisons de date, puisqu’elle est parue dans le numéro de France catholique du 5 mars 1971. Ellenberger a publié sa somme à New York l’année précédente. Elle paraîtra en français chez un petit éditeur (SIMEP) en 1975. Mais il faudra attendre 1994 pour que, rééditée chez Fayard, avec une préface d’Elisabeth Roudinesco, elle soit enfin reconnue par l’intelligentsia psychanalytique comme une contribution majeure. Retard significatif : la thèse soutenue prenait en effet à revers la thèse soutenue depuis plusieurs décennies par les freudiens, thèse selon laquelle Freud aurait fait sortir ses conceptions de son pur génie, et si les lacaniens ont fini par accepter Ellenberger, c’est tout simplement parce qu’ils ne pouvaient plus faire autrement. Contre les conceptions de la vulgate, Ellenberger montre en effet que la psychanalyse s’inscrit dans un vaste mouvement de découverte de l’inconscient commencé depuis plus d’un siècle et n’en constitue qu’une des branches.
À l’affût de tout ce qui se fait de nouveau et créateur, Aimé Michel a vu tout cela avant tous les autres. Je suis prêt à parier qu’on lui doit le premier article paru en français sur l’œuvre d’Ellenberger. Il sera d’ailleurs sans doute aussi le premier à l’interviewer dans une émission scientifique donnée à la télévision au milieu des années soixante-dix. Bref, c’est lui, Aimé Michel, qui a introduit en France l’historien suisse. Mais, ce faisant, Aimé Michel n’est pas seulement un précurseur, il voit juste, et sur les points essentiels. Il met l’accent sur une des thèses centrales d’Ellenberger, selon laquelle la psychanalyse s’apparente plus aux mouvements philosophiques de l’antiquité, qu’à la science moderne du laboratoire. Il comprend que la psychanalyse, dans une large mesure, produit le psychisme qu’elle croit découvrir. Il voit aussi que sa fonction essentielle est de faire barrage à certaines dimensions du psychisme découvertes par les magnétiseurs. Aujourd’hui, je me rends compte qu’une partie des thèses que j’ai développées dans Somnambulisme et médiumnité ont sans doute pour origine lointaine les discussions que j’ai eues avec Aimé Michel sur ce thème. [B.M.]
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Pour découvrir la pensée d’Aimé Michel, il faut lire :
Aimé Michel, « La clarté au cœur du labyrinthe ». 500 Chroniques sur la science et la religion publiées dans France Catholique 1970-1992. Textes choisis, présentés et annotés par Jean-Pierre Rospars. Préface de Olivier Costa de Beauregard. Postface de Robert Masson. Éditions Aldane, 783 p., 35 € (franco de port).
À payer par chèque à l’ordre des Éditions Aldane,
case postale 100, CH-1216 Cointrin, Suisse.
Fax +41 22 345 41 24, info@aldane.com.
Aimé Michel : « L’apocalypse molle », Correspondance adressée à Bertrand Méheust de 1978 à 1990, précédée du « Veilleur d’Ar Men » par Bertrand Méheust. Préface de Jacques Vallée. Postfaces de Geneviève Beduneau et Marie-Thérèse de Brosses. Edition Aldane, 376 p., 27 € (franco de port).
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