LA PRIÈRE DU PAUVRE IVAN - France Catholique
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LA PRIÈRE DU PAUVRE IVAN

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Lopakhine − C’était la belle vie, en ce temps-là. Au moins on fouettait. Firs − Ouais. Les moujiks étaient avec les maîtres, les maîtres avec les moujiks. Maintenant tout part en morceaux, on n’y comprend plus rien. (Tchekhov, La Cerisaie, Acte II). Le lundi 9 janvier, j’écoutais les commentaires d’un soviétologue de la BBC qui semblait connaître son affaire (je n’ai pas noté son nom). Résumé : l’injonction première de la perestroïka, ressusciter et faire redémarrer une économie moribonde, a échoué. L’URSS s’enfonce désespérément dans son délabrement. Toutes les mesures prises pour libérer l’esprit d’initiative se heurtent non seulement à l’inertie du Parti, mais, ce qu’on ne pouvait prévoir, à l’opposition du public. L’ensemble des citoyens soviétiques est certes anticommuniste, mais ils ont retenu de 70 ans d’idéologie le refus horrifié de gagner, et à plus forte raison de voir gagner des millions à mener une activité qui revient à l’État, comme par exemple le ravitaillement. L’État est là pour ça, pourquoi ne fait-il pas son travail ? Tout individu gagnant de l’argent ou essayant de gagner de l’argent en fournissant du ravitaillement ne peut être qu’un bandit, et si c’est une organisation, une maffia. L’idée que seule l’initiative privée peut réussir là où l’État échoue et qu’il en va ainsi dans tous les pays prospères est à la longue devenue étrangère à leur esprit1. Tout en récusant et méprisant la réalité quotidienne du Parti, ils se sont imprégnés des slogans de sa propagande concernant les mécanismes économiques. Ce même 9 janvier, on discutait à Paris des armes chimiques, et le monde stupéfait assistait au « forcing » des Soviétiques qui annonçaient la destruction totale de leurs stocks en acceptant toutes les vérifications que l’on voudrait. Radio Moscou annonçait pour le lendemain un « important discours » de Gorbatchev devant le Plenum du Parti. J’écoutai attentivement le discours (sa traduction) et tous les commentaires allant avec. Expliqueraient-ils l’attitude soviétique à Paris ? Le soviétologue anglais avait devancé l’événement : selon lui, l’URSS, qui dépense 18% de son PNB pour l’Armée Rouge au lieu des 5% moyens de dépenses militaires des pays occidentaux, ne dispose plus que d’un moyen pour accroître sa consommation : la coupe sombre dans les dépenses militaires2. Était-ce cela qu’allait dire Gorbatchev ? Je le crus d’abord, car les premiers mots célébraient le caractère historique « sans précédent » de cette réunion au Plénum. Non seulement il n’en fut rien, mais tout le discours jusqu’au dernier mot et tous les commentaires, dans la plus pure langue de bois, célébraient l’hymne du Parti, « Parti unique, conscience éclairée de toute l’activité de l’Union Soviétique (selon Gorbatchev) dans son rôle de préparation aux élections prochaines de la nouvelle assemblée ». Si même il fallait croire le leader (et contrairement à ce qui avait été expliqué au cours des mois précédents), c’est le Parti qui serait chargé de présenter les candidats autres que ceux du Parti ! Certes je sais que dans les pays communistes les discours annoncent souvent le contraire de ce qui va suivre et qu’il faut savoir décrypter la logomachie officielle, ce dont je ne me flatte pas. Mais en entendant Gorbatchev parler « aussi bien que Brejnev » (approfondir et élargir, avenir radieux, atteindre un niveau supérieur, etc.) je me rappelais la fin du commentaire du soviétologue anglais, que je citerai une dernière fois : d’après lui Gorbatchev est désormais seul avec ses échecs. Il n’a plus pour lui que les intellectuels. Que peuvent les intellectuels en URSS en 1989 ? Ainsi concluait l’expert britannique, un « expert », corrigerait sans doute Zinoviev. Il est exagéré d’affirmer que Gorbatchev n’a plus pour lui que les intellectuels. Qui est assez malin pour deviner ce qui se dit dans les hautes sphères du KGB ? de l’armée ? Le jour où Gorbatchev aura le KGB et l’armée, ou peut-être seulement le KGB contre lui, nous apprendrons le matin même que sa démission pour raisons de santé lui a été accordée à l’unanimité, sa voix comprise, ce qui fera bien rire Gromyko. Mais le fait est que pour le moment il tient son monde en mains et que même il est attaqué par le courant maximaliste de Boris Eltsine3. Le fait est aussi que sauf chez les intellectuels il ne se passe rien. Le retrait d’Afghanistan semble en panne4, et Alain Besançon5 a des raisons de se demander dans ses derniers articles « où va l’aide à Gorbatchev ». J’ai moi-même dans ce journal plaidé pour cette aide comprise comme un soutien au changement. S’il s’avère que l’URSS est incapable de changer sans notre aide, nous n’avons pas de devoir plus urgent que de l’aider, mais, bien entendu, à condition qu’elle soit capable de changer avec notre aide. Si elle ne peut changer ni sans nous ni avec, alors à la grâce de Dieu et retirons nos billes. Nous devons investir dans son changement si ce n’est pas à fonds perdus, et nous en abstenir sous la plus sévère surveillance si notre aide aboutit à renforcer l’Armée Rouge ou les pays totalitaires qu’elle entretient. D’après les calculs de Besançon, l’aide actuelle de l’Occident à l’URSS équivaudrait presqu’exactement aux aides militaires de l’URSS au Vietnam, à Cuba et d’autres pays de rêve. Si c’est cela l’« aide à Gorbatchev », alors non, bien entendu. Nous manquons d’une étude sur le poids de l’intelligentzia soviétique dans l’évolution actuelle du pays, si évolution il y a. Quand Tchekhov représentait la Cerisaie, en 1904, juste avant de mourir, les intellectuels russes étaient persécutés, on pouvait croire leur influence inexistante sur les grandes décisions politiques. Nul doute que Jaurès, Anatole France ou Barrès, interrogés sur le rôle de Tchekhov et de ses collègues dans la guerre russo-japonaise par exemple, eussent haussé les épaules. Or, si en effet le pouvoir du Tsar ne se souciait de la Cerisaie que pour y censurer deux anodines répliques, quatre-vingt-cinq ans plus tard on y découvre l’annonce des tragédies proches que personne ne devinait. Par exemple on y entend Trofimov, l’étudiant raté, pérorer ses discours marxistes et même farcis de thèmes gorbatcheviens. Acte II, un peu après les deux répliques que j’ai inscrites en épigraphe : − Il est clair que pour commencer à vivre dans le présent il faut expier le passé, le liquider, et on ne peut l’expier que par la souffrance et un travail extraordinaire, etc. Quoi de plus présent ? L’intelligentzia russe actuelle semble avoir fait sa révolution. Elle est acquise aux Droits de l’Homme, à la liberté. Mais quel est son poids ? Le 10 janvier, Radio Moscou annonçait l’élection à la présidence de je ne sais quel organisme musical moscovite du compositeur Dimitriev. Dimitriev l’emportait sur cinq autres candidats, était-il dit. Qui est Dimitriev ? Je n’en sais pas grand-chose6. Mais il a mis en musique des poèmes d’Akhmatova, la plus grande poétesse russe du siècle, persécutée toute sa vie par la police et le Parti. Radio Moscou diffusa un Stabat mater extrait du Requiem composé par Dimitriev sur un poème d’Akhmatova7. C’est une magnifique cantate avec chœurs et orgue. J’avoue avoir été ému par la résonance de ces chœurs et de cet orgue dans les voûtes d’un grand monument religieux toujours debout après tant de persécutions, par ces voix priantes, par cette ferveur, cette beauté. Candeur de musicien je veux bien, mais il me semble que rien ne pourra plus étouffer de telles voix. Bien entendu nous devons rester réalistes dans nos rapports avec l’État soviétique ; mais aussi ne pas sous-estimer le poids de l’Esprit que cet État impitoyable n’est jamais arrivé à asservir, ni même à guider. Soixante-dix ans de rideau de fer ont retranché notre pensée jusqu’à la conscience que les grands peuples de l’Est existent toujours, porteurs d’antiques cultures, sœurs des nôtres. Or pendant tout ce temps, dans le sang et les larmes, ils ont continué de penser. La « glasnost » leur a rendu la parole, si la perestroïka a échoué. J’espère encore que la nouvelle assemblée élue en mars prochain aura sa journée du Jeu de Paume, qu’elle saura échapper au joug de sa nomenklatura. Je crois que toute la Russie connaît et répète l’atroce prière de Zinoviev8 dans le livre le plus terrible que l’on puisse lire actuellement sur la dégradation, la révolte et l’espérance de la Russie, l’Évangile pour Ivan, pour Ivan l’ivrogne : Comme le montre les cyclotrons Les cabinets, les laboratoires, Le monde est rempli d’électrons Et de chromosomes, mais Toi Seigneur tu n’y es pas. Tant pis après tout, mon vieux ! Opium du peuple ! Survivance ! Seulement je t’en supplie, mon Dieu, Aie pour moi un peu d’existence. Sois, même si tu n’es plus tout puissant Sois, même si tu n’es plus omniscient, Si tu ne vois pas plus loin que ton nez, Si tu es grincheux, sourd et demeuré… (Il saute − c’est long − à la fin 🙂 Seigneur, vois, je t’en prie ! Vivre sans témoin, quel enfer ! C’est pourquoi, forçant ma voix, Je crie, je hurle : Mon Père ! Je réclame, j’exige : Sois ! Je murmure Je râle : Ô mon Père! Je supplie Et je pleure : Sois ! (a) Aimé MICHEL (a) Alexandre Zinoviev : L’Évangile pour Ivan, éditions L’Âge d’Homme, Lausanne 1984. Édition bilingue russe et française. Ce livre, après les trois premiers, écrits en URSS, et ceux-là seulement, confirme mon sentiment que le pauvre Zinoviev est un des plus grands écrivains du siècle. Chronique n° 457 parue initialement dans France Catholique − N° 2191 − 27 janvier 1989 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 18 mars 2019

 

  1. L’idée que « seule l’initiative privée peut réussir là où l’État échoue » était devenue étrangère aux citoyens soviétiques parce qu’ils n’avaient rien connu d’autre durant trois ou quatre générations. Mais, sans être étrangère aux citoyens français, il faut reconnaitre que cette idée n’est acceptée chez nous qu’avec une certaine réticence. Ici aussi, l’initiative privée reste vaguement associée à l’idée d’un profit illégitime. J’en ai eu encore confirmation il y a quelques semaines lors d’une interview de la matinale de France Inter d’un représentant du Samu social, un regroupement d’associations venant en aide aux personnes sans-abri en détresse physique et sociale (la première association fut fondée à Paris en 1993 par le Dr Xavier Emmanuelli ; elle est financée par les dons de particuliers et de plusieurs grandes entreprises et les subventions de la ville de Paris et de l’État). Cette initiative privée est applaudie mais cela n’empêche pas la journaliste Léa Salamé de se demander si ce ne serait pas à l’État de jouer ce rôle au lieu de se défausser sur le privé. Cette réaction est assez répandue ; elle traduit à la fois une méfiance envers l’initiative privée (le libéralisme) et une confiance envers un État qui aurait la bonne réponse à tous les problème (le dirigisme) ; elle se manifeste dans de multiples domaines, surtout quand l’activité concernée présente un caractère collectif bien visible, comme la gestion de l’eau ou celle des autoroutes par exemple. C’est ce qui aurait fait dire à Jacques Lesourne que « La France est un pays marxiste qui a réussi » et à Jacques Marseille que « Nous étions une sorte d’Union Soviétique qui aurait réussi » (Le Monde de l’économie, 2004). Même Gorbatchev aurait dit que « La France est un des derniers pays communistes au monde avec Cuba et la Corée du Nord » ! Cette attitude vient de loin : l’État central, qui a uni les provinces, répond, selon le mot de Napoléon, à la « passion pour l’égalité » des Français qui voient l’État comme le seul moyen d’assurer cette égalité. S’y ajoute l’influence du marxisme et de sa lutte des classes, plus forte en France que dans les pays voisins.
  2. Cette conclusion sur le poids excessif des dépenses militaires en URSS est partagée par tous les analystes bien qu’ils ne s’accordent pas sur le pourcentage exact en raison de l’absence de comptabilité nationale fiable en URSS. En note 4 de la chronique n° 441, je cite deux chiffres pour la période Brejnev et Andropov (1964-1984), l’un donné par la CIA : 15 % du PNB, l’autre par Édouard Chevardnadze, ministre des Affaires étrangères de Gorbatchev : 25 %. À titre de comparaison, les dépenses militaires sont, dans la même période, selon les années, de l’ordre de 8 à 5 % du PIB aux États-Unis et de 5,5 à 3,8 % en France (en ignorant la différence entre PNB et PIB).
  3. C’est la seconde fois que le nom de Boris Eltsine apparait dans ces chroniques (la première fois c’était dans la n° 451). Ce n’est guère surprenant car jusque-là c’était un presque inconnu. Mais à partir du 15 janvier 1989, il ne quittera pratiquement plus le devant de la scène. Voici par quelles voies il est parvenu à cette célébrité nationale et internationale : Né en 1931, comme Gorbatchev, il est élevé à la dure dans une famille paysanne dont la survie est précaire en cette période de collectivisation des campagnes. Le jeune Boris est d’un naturel fonceur et volontiers bagarreur, ce dont témoigne son nez cassé par un coup de bâton. Une anecdote qu’il raconte dans son livre Jusqu’au bout ! illustre bien sa personnalité : à douze ans, lors d’une fête de remise de diplômes réunissant enseignants, parents et élèves, il demande à prendre la parole et accuse l’institutrice principale de sadisme. Scandalisée, la direction de l’école lui retire son diplôme mais lui, conteste cette décision. Tant et si bien qu’on ouvre une enquête qui lui donne finalement raison : on lui redonne son diplôme et l’institutrice est renvoyée ! Il peut alors poursuivre ses études, excelle en sport (il est champion régional de volley-ball) et devient ingénieur du bâtiment (1955). Il travaille dans l’industrie métallurgique où il est promu contremaître puis chef de la construction d’un complexe de travaux publics. Il adhère au Parti communiste (1961) et débute dans la vie politique comme fonctionnaire de ce parti (1969) puis comme premier secrétaire du parti dans sa ville natale (Sverdlovsk, aujourd’hui Ekaterinbourg). En 1978, il fait la connaissance de Gorbatchev qui vient d’être élu secrétaire (c’est-à-dire ministre) de l’agriculture au Comité central. Les deux hommes s’entraident en échangeant les biens dont ils disposent (matériaux de construction pour l’un, nourriture pour l’autre). En 1981, il est élu au Comité central. En 1985, Gorbatchev l’appelle à Moscou et il devient Premier secrétaire du Parti de la capitale. Il renvoie les fonctionnaires (apparatchiks) qui, selon lui, ralentissent la perestroïka et tente d’améliorer la vie des Moscovites. En avril 1987, il dénonce les privilèges et la corruption au sein de la nomenklatura du parti, attaque Egor Ligatchev, alors n° 2 du Parti et représentant de l’aile gauche conservatrice (voir note 7 de n° 451) et critique la lenteur des réformes. Cela lui vaut une hospitalisation pour malaise cardiaque et le rejet du parti (il est démis de ses fonctions, c’est la première fois qu’un défenseur de la perestroïka est limogé) mais lui gagne le soutien du peuple. Sa traversée du désert est courte : le 1er mai 1988, il est à nouveau à la tribune sur la place Rouge. Un mois plus tard, il demande la démission de Ligatchev. Le 14 janvier 1989, une foule enthousiaste l’acclame et le choisit comme candidat pour les élections promises par Gorbatchev. Le lendemain, le New York Times titre : « Le chef de Moscou s’oppose au Parti dans la course aux élections au Parlement soviétique. Il est soutenu par les électeurs de la ville en faveur du changement. »  Dès lors, il ne quittera plus la une des journaux. Peu après, il réclame le multipartisme que Gorbatchev a dénoncé un mois avant. Désormais il sera un constant opposant à Gorbatchev et cultivera son image d’homme providentiel et ami du peuple contre l’impopulaire homme du système (impopulaire en URSS s’entend, car Gorbatchev est resté populaire dans les pays occidentaux).
  4. L’invasion de l’Afghanistan est décidée par Brejnev à la fin de 1979. S’ensuivent presque vingt ans d’une guerre désastreuse tant pour l’armée que pour l’image de l’URSS dans le monde. Les accords de Genève y mettent fin en avril 1988. Les dernières troupes soviétiques, toujours harcelées par les moudjahidines, ne quittent le pays qu’en février 1989. (Voir notes 7 de n° 371 et 3 de n° 439).
  5. Alain Besançon est un historien qui s’est signalé, entre autres, par ses travaux sur l’histoire russe et le communisme soviétique. Le premier livre que j’ai lu de cet auteur, Anatomie d’un spectre – L’économie politique du socialisme réel (1981 ; note 6 de n° 209) m’a fort impressionné par sa concision, sa clarté et sa détermination. J’y ai donc fait largement appel quand est venu, longtemps après, le temps de compléter de quelques notes les textes d’Aimé Michel. Ses autres livres font état des mêmes qualités, comme Les Origines intellectuelles du léninisme (1977 ; note 3 de n° 339), L’Image interdite, une histoire intellectuelle de l’iconoclasme (1994), Trois tentations dans l’Église, (1996), [Le Malheur du siècle – Communisme, Nazisme, Shoah (1998 ; notes 2 et 6 de n° 339, note 6 de n° 427). À l’origine de cette œuvre se trouve un traumatisme subi en 1956, vers l’âge de vingt-cinq ans. Quelques années plus tôt, en 1951, Alain Besançon s’était inscrit au Parti communiste. En 1956, il prend connaissance des révélations de Khrouchtchev sur Staline ; il est pris de honte et de la colère d’avoir été trompé. C’est pour comprendre ce qui lui est arrivé et se repentir de cet égarement que l’apprenti historien devient soviétologue et creuse toujours plus avant pour trouver les origines métaphysiques et théologiques des croyances totalitaires. On peut se faire une idée de la diversité de ses contributions en lisant les commentaires de Wladimir Berelowitch et François Thom ainsi que des extraits de son œuvre sur le site https://lesbelleslettresblog.com/2018/03/15/comment-ai-je-pu-etre-communiste-voyage-au-centre-de-loeuvre-dalain-besancon-contagions-essais-1967-2015-extraits/ Si je ne devais retenir qu’une seule des formules d’Alain Besançon, ce serait celle-ci : « Lénine ne sait pas qu’il croit. Il croit qu’il sait. » (Les origines…, coll. Tel, Gallimard, p. 15, voir note 3 de n° 339). Elle ne vaut évidemment pas que pour Lénine. Aimé Michel donne de nombreux exemples où ceux qui croient savoir ne savent pas qu’ils croient (pour un exemple parmi d’autres, voir note 7 de n° 233) ; comme il l’écrivait : « Mieux vaut savoir qu’on ignore que croire à tort qu’on sait » (n° 327). Ce principe donne son unité aux réflexions critiques de ses chroniques.
  6. Peut-être s’agit-il de l’élection de Georgy Dmitriev à la tête du « Syndicat de Moscou des Compositeurs » dont je trouve la brève mention sur le site https://www.classicalarchives.com/composer/2432.html#tvf=tracks&tv=about ? On y apprend que ce compositeur, né en 1932, est entré au Conservatoire d’État de Moscou sur la recommandation de Dimitri Chostakovitch, qu’il a participé au Festival d’Automne de Moscou lors de sa création et que son œuvre « est liée aux traditions religieuses et philosophiques de la culture russe tempérée par une ouverture aux réalisations modernes ». De fait, il a organisé plusieurs festivals programmant des compositeurs européens comme Xenakis, Stockhausen ou Berio et, plus étonnant encore, des chœurs orthodoxes. Le fait est remarquable car ces œuvres étaient interdites jusque-là. Pour comprendre le caractère surprenant de cette évolution, il faut la replacer dans le contexte de la question religieuse en URSS, sujet vaste, passionnant et éprouvant dont je ne peux évoquer que quelques aspects. On trouvera de plus amples renseignements d’ordre général dans l’article de Wikipédia « La politique antireligieuse en URSS » pour la période 1928-1941, et dans celui d’Astrid Akopian « L’athéisme en Union soviétique : quand le marxisme-léninisme se pare de religiosité » sur le site de l’Institut du Pluralisme religieux et de l’Athéisme (IPRA), https://ipra.hypotheses.org/512. Le parti bolchevique est dès le début partagé entre deux tendances : une minorité considère que « faire preuve de tolérance envers les croyants les incitera à délaisser la religion pour se tourner vers les nouveaux préceptes révolutionnaires et permettra une adhésion de la foule à la cause communiste », mais la majorité « prône un athéisme militant, sans concessions ». En conséquence, des persécutions violentes sont mises en œuvre, entrecoupées de phases de relative liberté. Les arrestations et les exécutions atteignent leur apogée en 1937-1938. En 1940, le métropolite Serge appelle à l’union de tous contre l’invasion allemande, avant même Staline. Après la guerre, la politique antireligieuse reprend avec internement de prêtres, fermetures de séminaires et d’églises et mesures discriminatoires à l’encontre des pratiquants et de leur famille, politique qui s’étendait d’ailleurs à l’Europe de l’Est. On pourra se faire une idée concrète de ces violences dans l’article « Persécutions contre l’Église Orthodoxe en URSS » (http://www.orthomonde.fr/index.php/journal/item/49-persecution-contre-l-eglise-orthodoxe-dans-l-union-sovietique) qui note que « Jamais, dans l’histoire de l’Église Universelle, une persécution ne fut aussi importante, étendue dans l’espace et le temps et ininterrompue que celle qui sévit en URSS au XXe siècle. Les persécutions des trois premiers siècles de la chrétienté avaient un caractère local et ne duraient que quelques années. Même la persécution la plus terrible, sous Dioclétien et ses successeurs, qui commença en 303, n’aura duré que 8 ans. » Cette violence aurait dû être inutile puisque le matérialisme dialectique prévoyait la disparition spontanée de la religion avec l’avènement de l’Homme nouveau.
  7. Anna Andreïevna Akhmatova, de son vrai nom A. A. Gorenko, connait la gloire littéraire en 1912, à l’âge de 23 ans, dès son premier recueil de poèmes, Le Soir. Elle devient l’amie de nombreux artistes de l’époque, dont Modigliani, qui admirent sa beauté, ses manières aristocratiques et ses qualités artistiques. En 1921, elle divorce du poète Nicolas Goumilev avec qui elle s’est mariée par lassitude en 1909. La même année, celui-ci resté fidèle à la foi orthodoxe et à la monarchie est accusé d’un complot probablement inventé et fusillé. Akhmatova elle-même, très croyante, voit sa poésie interdite de publication et pendant trente ans elle circulera sous le manteau, souvent apprise par cœur avant d’être brûlée. Tous ses amis et ses deux autres maris sont réprimés, déportés ou exécutés. Son fils est déporté en 1935 et ne sera libéré que par Khrouchtchev. Elle-même n’échappe au goulag qu’en raison de sa popularité. En 1940, la censure est levée et permet la publication d’une partie de son œuvre. Elle vit le siège de Léningrad et l’un de ses poèmes en l’honneur des assiégés est publié à la une de la Pravda et placardé sur les murs de la ville. En 1944, évacuée à Tachkent, elle contracte le typhus et échappe de peu à la mort. Dès la fin du conflit, le danger passé, la répression reprend. Akhmatova est exclue de l’Union des écrivains pour « érotisme, mysticisme et indifférence politique ». C’est à nouveau le silence jusqu’en 1958, bien après la mort de Staline. En 1961, une anthologie de ses œuvres est tirée à 50 000 exemplaires et épuisée en quelques heures. En 1962, au poète américain Robert Frost qui lui rend visite, elle confie : « J’ai tout eu : la pauvreté, les voies vers les prisons, la peur, les poèmes seulement retenus par cœur, et les poèmes brûlés. Et l’humiliation, et la peine. Et vous ne savez rien à ce sujet et ne pourriez pas le comprendre si je vous le racontais ». En 1964, elle est nommée à la présidence de l’Union des écrivains et elle reçoit un prix international de poésie en Italie ; l’année suivante, l’université d’Oxford lui décerne le titre de docteur honoris causa, ce qui lui permet de revoir l’Europe occidentale. Elle meurt de crise cardiaque en 1966 à Moscou. Vingt ans plus tard, son œuvre intégrale est publiée à Moscou. Plusieurs de ses recueils ont été traduits en français, si tant est que sa poésie puisse être véritablement traduite. Sources : articles de Jean Blot dans le Dictionnaire bibliographique des auteurs de Laffont et Bompiani (Bouquins, Laffont, 1989), de Wikipédia, et de Gil Pressnitzer (https://www.espritsnomades.net/litterature/anna-akhmatova-l-icone-de-la-souffrance-russe).
  8. Aimé Michel a déjà parlé d’Alexandre Zinoviev (1922-2006) dans plusieurs chroniques, n° 326 (janvier 1981), n° 396 (février 1985), où il le tient déjà pour « le plus formidable écrivain de ce temps », et n° 441 (juillet 1987). La note 7 de n° 396 donne une brève biographie de ce logicien, philosophe, sociologue et romancier, qui sut décrire avec un humour grinçant la vie quotidienne dans un univers totalitaire.