Depuis toujours – depuis, en tout cas, leur plus ancienne histoire – les hommes vivent dans l’illusion qu’ils savent tout. Seuls les poètes, les sages et les saints savent qu’ils ne savent rien. Mais cela, n’est-ce pas, fait peu de monde.
Il y a un peu plus d’un siècle, Lartet et Boucher de Perthes découvraient l’homme préhistorique1. Bientôt l’on s’aperçut qu’avant l’homme actuel d’autres hommes avaient vécu. Il fallut mettre une étiquette sur la dernière variété, la nôtre : on l’appela sapiens, « qui sait ». Quelle modestie ! On l’eût mieux nommé omnisciens, « qui sait tout ».
Le curieux est que les plus enfoncés dans cette illusion aient été les savants. Le docte bêtisier de l’omniscience formerait un Who’s Who très complet des noms les plus illustres depuis Descartes, qui annonçait la fin de la science dans trois générations, sauf peut-être pour la médecine. N’y manqueraient que quelques visionnaires, comme Newton (« je n’ai fait que découvrir un galet sur la plage battue par les vagues de l’éternité »), ou Louis de Broglie (« j’ai soulevé un coin de voile » , et aussi : « qu’il est lourd ce voile ! »)2.
En 1986, l’illusion est plus forte que jamais. La vision actuelle du monde est celle d’une formidable et peut-être infinie pyramide de chiffres reliés entre eux par les constantes universelles, et des équations.
Cependant le sens de cette omniscience a changé. Depuis quelques années deux nouveautés ont apparu. D’une part on a découvert que la pyramide n’eût jamais existé si dès l’instant de la « singularité originelle » l’une quelconque de ces constantes avait été infinitésimalement différente (la « singularité originelle » est le nom laïcisé de la Création) ; et d’autre part, ces constantes étant ce qu’elles sont, l’apparition de l’homme était inévitable. D’où l’énoncé de ce « Principe anthropique cosmologique », dont j’ai plusieurs fois parlé ici même : « L’univers n’existe et n’est tel qu’on le voit que parce que l’homme existe tel qu’il est » ou que « parce que, dès la singularité originelle, il a l’homme pour but »3.
Cette logique primordiale de l’univers va si loin que l’on peut (disent les cosmologistes) rétrocalculer les constantes qui le gouvernent à partir de l’homme tel qu’il est. Surprenant, non ? Comme dit à peu près J. A. Wheeler : « Étant donné l’homme, on en déduit que la vitesse de la lumière doit être de tant, la charge de l’électron de tant, la constante de structure fine et autres nombres exotiques de tant », etc., ce que l’on observe en effet.
Mais s’il en est ainsi, m’ont demandé plusieurs lecteurs, comment peut-il encore y avoir un seul savant athée ? Bonne question, mais oublieuse d’un autre fait fondamental qu’avec un grain de sel je crois devoir déduire lui aussi du Principe Anthropique et que l’on pourrait appeler « Clause de sauvegarde par l’inertie de l’esprit » – de l’esprit humain bien sûr4.
En effet, je crois bien que s’il n’existait chez l’homme un principe de résistance aux idées neuves (une puissante allergie au futur, comme dit Chauvin), l’espèce humaine aurait eu mille occasions de sombrer à la poursuite de chimères prises pour des vérités ultimes. Le Créateur, dans Sa sagesse, a prévu dès le Grand Boum initial que sa créature aurait la nuque raide et l’entendement lourd. Essaie, lecteur, de penser sans un frisson glacé à toutes les billevesées pour lesquelles nos ancêtres se sont étripés avec ardeur, tous convaincus de détenir la vérité ultime.
Grâce à Dieu – je pèse mes mots – nous eûmes toujours en tête plusieurs de ces vérités-là, et assez de sang à verser à leur défense pour que quelques gouttes survécussent jusqu’à la prochaine tuerie. Grâce à Dieu, l’éloquent Platon trouva d’abord, devant son atroce République si subtilement démontrée, la foule des sots résolument bouchés aux beautés d’une dictature philosophique.
De temps à autre je relis les lettres de Platon, si pleines de rancœur contre le tyran syracusain qui voulait bien d’un philosophe, mais pour rire et faire la noce. Le tyran tyrannisa, tua grand monde et finit mal, mais fut bientôt oublié par les nuques raides, et l’histoire continua comme devant. Pensez à toutes les Utopies, à Rousseau, à Marx, à Lénine, à Mao, à Hitler5. Dieu merci, il se trouva toujours assez de monde pour rechigner et avoir le courage de mourir en rechignant. Grâce à quoi, si beaucoup sont morts, du moins la terre n’est-elle pas entièrement embarbelée.
Grâce à quoi, mais lentement, un peu de vérité a quand même frayé son passage à travers les siècles. Vous qui ne voyez dans notre temps que tragédie, lisez les plus vieux historiens, Hérodote, Thucydide, Tite-Live, et méditez d’où nous sommes sortis. On trouve ces auteurs en livre de poche, il en coûte moins que l’abonnement à la TV et l’on y apprend à voir les systèmes les plus abominables de ce siècle d’un autre œil, ne fût-ce que parce qu’on les sait abominables6.
Je ne veux pas dire qu’il faille tenir la découverte de Dieu par la science pour une billevesée de plus.
Mais que même les savants, et surtout eux, doivent à la vérité de ne la recevoir qu’avec prudence et doute, sortant de leur esprit faillible. La pyramide de chiffres semble sans défaut. Mieux : on sait déjà que, même si l’on trouve autre chose, les faits, eux, resteront vrais, et le Principe Anthropique en est un. Si toute la physique classique, présumée éternelle jusqu’en 1905, a dû être remplacée par une autre physique, les faits qu’elle expliquait à sa façon subsistent, mieux compris, mais mieux avérés.
Et surtout ce n’est pas encore le vrai Dieu que la science découvre. Ce n’est pas encore le Dieu vivant de la foi, celui qui vit en nous, dans notre âme que la physique ne sait où caser.
« Le plus grand mystère de la science, dit le physicien Nick Herbert7, c’est la nature de la conscience. Non pas que nos théories de la conscience humaine soient faibles et imparfaites : nous n’avons tout simplement pas de théorie du tout. »
Et encore : « Tout ce que nous savons de la conscience, c’est qu’elle a quelque chose à voir avec la tête plutôt qu’avec les pieds : peu de chose, mais tout de même un petit progrès sur les Égyptiens des Pyramides, qui commençaient par jeter le cerveau avant d’embaumer leurs immortels… »
Ce n’est pas sans raison que le mot « conscience » apparaît pour la première fois dans la langue du Nouveau Testament, avec le grec syneidésis (2e épître aux Corinthiens, 4,2 ; 5,11…). « En proclamant la vérité, dit l’Apôtre Paul, nous nous recommandons à toute conscience d’homme devant Dieu. »
La conscience est présence au Dieu vivant, et le Dieu entrevu par la science n’est pas le Dieu vivant. Il n’est que la pensée s’interrogeant sur l’ordre de la singularité originelle. Un ordre muet, fait de chiffres et d’équations.
Cependant, même dans le cadre de ces chiffres, le mystère de la conscience est admis, étudié, retourné depuis un demi-siècle, jusqu’ici en vain. J’en parlerai une autre fois8.
Aimé MICHEL
Bibliographie (en anglais, malheureusement) : 1) sur les spéculations philosophiques nées de la nouvelle physique : H.-P. Stapp : Mind, Matter and Quantum Mechanics (Foundations of Physics, 12, 363, 1982)9 ; 2) sur le Principe Anthropique : Barrow and Tipler : The Anthropic Cosmological Principle (Clarendon Press, Oxford, 1986). Ce dernier livre est pour l’instant la « Bible » du P.A. : très complet scientifiquement ; plutôt naïf du point de vue philosophique, mais réhabilitant Teilhard de Chardin savant10.
Chronique n° 424 parue dans F.C. – N° 2075 – 10 octobre 1986
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 15 mai 2017
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 15 mai 2017
- Dans une précédente chronique (n° 265, Vous y croyez, vous, aux extraterrestres ? − Un formidable problème : la pensée non humaine dans le vaste univers des étoiles, 9.11.2015), Aimé Michel raconte les difficultés auxquelles Boucher de Perthes s’est heurté pour faire admettre que les haches de pierre, les pointes de flèches et autres objets qu’il découvrait étaient bien l’œuvre de l’homme préhistorique, « antédiluvien » comme on disait alors : « Boucher de Perthes, le fondateur, avec Lartet, de la préhistoire, raconte dans ses mémoires que pendant les trente premières années de cette science, il ne pouvait entrer quelque part sans entendre aussitôt l’une des personnes présentes demander à une autre à voix basse, sur un ton sarcastique : “Vous y croyez, vous, à l’homme antédiluvien ?”, et l’autre de rire, d’un air entendu. » Cette anecdote et bien d’autres semblables ont tôt convaincu Aimé Michel que l’homme à toute époque a le sentiment confus de tout savoir (du moins de savoir tout ce qui lui importe, d’où l’impression que la science est presque achevée), ce qui le conduit spontanément à résister fortement aux idées neuves. Une autre formulation, plus brève, de la même idée est que « l’homme est naturellement petit et allergique à tout ce qui n’est pas petit » (n° 316, Les voies de la Providence – L’histoire est faite par les hommes, mais jamais comme ils le prévoient, 17.10.2016). On trouvera des exemples concrets de ces tendances dans les chroniques n° 137, Copernic cinq siècles après – Il existe une éternelle contradiction entre la découverte de la vérité et les mécanismes par lesquels elle se transmet, 22.10.2012, n° 143, Correspondance : la physique et ses fictions, 03.04.2010, et n° 222, La science est-elle achevée ? – Macfarlane Burnet ou l’autoportrait d’un esprit vieilli, 01.09.2014.
- La phrase de Newton est commentée dans la chronique n° 325, Einstein, prophète de l’imprévisible – La querelle du déterminisme, 13.04.2015. Celle attribuée ici à Louis de Broglie aurait été formulée par Einstein : « “Il a soulevé un coin de voile”, dit Einstein de Louis de Broglie » si l’on en croit la légende de la photo qui accompagne la chronique n° 437, Prince puis duc, révolutionnaire – La mort du physicien Louis de Broglie (06.02.2017, voir note 7).
- Le Principe Anthropique a fait l’objet de deux autres chroniques : n° 413, « N’ayez pas peur »– Aveugle hasard et Principe Anthropique , 22.08.2016, et n° 417, Le rassurant petit fromage – Du melon de Bernardin de Saint-Pierre au super-melon du Principe anthropique, 24.10.2016. Il y a bien entendu une explication « simple » du Principe anthropique compatible avec l’athéisme qui est la multiplicité des univers. Je la commente en réponse (note 10) à une brève mention ce sujet dans la chronique n° 419, Une idée nouvelle : la providence… – Les quatre paradigmes et les trois formes de hasard, 07.11.2016. Aimé Michel en parle plus longuement dans la chronique n° 455, De la difficulté d’être athée, que nous mettrons en ligne prochainement.
- En termes plus brutaux, Aimé Michel appelle aussi cela « sainte khonnerie humaine, protectrice de l’espèce ». Voir sur ce point L’Apocalypse molle, notamment « La Loi de l’homme qui a vu l’homme », p. 90 et sq. C’est là un thème constant de sa pensée, que l’on peut rapprocher du thème nietzschéen de « l’illusion vitale ». [Note de Bertrand Méheust] On pourra lire ce passage capital de « l’homme qui a vu l’homme qui a vu » dans la note 4 de la chronique n° 337, Et si l’intelligence acceptait ses limites ? Il y a tant de choses que je ne sais pas… – Science et religion sont-elles en guerre à mort permanente ? (21.04.2014). Aimé Michel explique ainsi non seulement la résistance de l’homme à toute nouveauté dérangeante mais aussi l’élimination active de tout ce qui dépasse sa compréhension du moment. Il en résulte que « le fantastique peut intervenir dans l’histoire tout à fait impunément. Son intervention est gommée et renvoyée aux folkloristes, psychiatres et ethnologues dans le cadre des spéculations et statistiques sur les mentalités ». Du démon de Socrate aux voix de Jeanne d’Arc, de la Nuée de l’Exode au soleil dansant de Fatima, les esprits forts savent bien que ce ne sont là que les résultats attendus des illusions de l’esprit et de la faillibilité du témoignage humain, si ce n’est de pures et simples inventions.
- Cette réflexion sur les désastreuses conséquences des utopies est développée dans la chronique n° 339, Utopiste qui veut faire mon bonheur, t’es-tu regardé dans un miroir ? – Comment l’illusion de savoir mua la philanthropie marxiste en son contraire, 10.11.2014. À propos des utopistes Aimé Michel y écrit : « Regardez-les tous avec cette pensée : “ Il a voulu m’expliquer comment faire mon bonheur ”, et retenez-vous de rire, si vous pouvez. Tous, de Platon à Hitler en passant par Rousseau, Robespierre, le beau Saint-Just, Fourier, Marx, Lénine, Trotski, Mao… et je passe les vivants. Sinistres enragés, ne vous êtes-vous donc jamais vus dans une glace ? Quelle insondable extravagance a pu vous faire croire que le mystère entier de l’homme tenait derrière ce front-là ? Alors que nous ne savons rien de l’homme, de la nuit de sa préhistoire, de la naissance des mœurs, des folies qui l’agitent, des ardeurs qui le poussent et que seule la foi nous éclaire sur sa lointaine destinée ? »
- Aimé Michel écrit ailleurs en octobre 1983 : « lisez Hérodote quand le temps présent vous paraît dur à porter ou lisez seulement l’histoire et surtout la fin d’Israël telles que les conte la Bible. Même Hitler et Staline n’ont jamais eu l’idée de s’élever à eux-mêmes des stèles disant, comme ce fut pendant des millénaires l’usage en Mésopotamie : “ Moi, Untel, le plus Grand, le plus Glorieux, j’ai détruit tant de villes, j’ai conquis et vendu leurs femmes et leurs enfants, j’ai massacré tout le reste, j’ai crevé les yeux et coupé les mains de tous ceux qui s’étaient levés contre moi… ” » (Chronique n° 365, Étrange aujourd’hui qui aspire à l’innocence – Crépuscule de cauchemar ou aube d’un changement intérieur ?, 03.08.2015). Ou encore en novembre 1978 : « On assassine au Liban, et c’est un crime abominable. Mais personne ne s’en vante, chacun rejette la faute sur l’autre. La Syrie n’érige pas des stèles proclamant avec satisfaction que “Moi, le glorieux chef de l’armée syrienne, j’ai ici crevé les yeux à cent mille chrétiens, je les ai écorchés et empalés, j’ai coupé en deux leurs enfants au fil de l’épée et j’ai vendu leurs femmes et leur bétail petit et gros ”. Jamais les Syriens ni personne ne feront plus jamais ainsi. Ces horreurs ont disparu de l’histoire. » (Chronique n° 316, citée en note 1).
- C’est la première fois qu’Aimé Michel fait mention du physicien américain Nick Herbert. Pourtant il n’est pas un inconnu des lecteurs des notes de ces chroniques car je l’ai mentionné à plusieurs reprises en tant que membre du « Fundamental Fysiks Group » de Berkeley, ce petit groupe de physiciens atypiques qui contribua à relancer l’intérêt pour les fondements de la physique quantique, tout en s’égarant sur la nature de la non-localité, comme je l’ai raconté en marge des chroniques n° 286, Qu’est-ce qui n’est pas dans le temps ni l’espace et qui est infini ? – Le désaveu de la physique qui ne serait que physique (17.03.2014) et n° 341, Les mésaventures de l’onde et du corpuscule – Les troublantes expériences quantiques d’Alain Aspect (17.08.2015). En note de la chronique n° 385, L’étoffe du monde nous échappe – N’y a-t-il d’être qu’esprit ? 14.12.2015, j’ai aussi associé le nom de Nick Herbert à ceux d’autres physiciens réputés, souvent cités par Aimé Michel, comme Abner Shimony, Euan Squires, Paul Davies, Henry Stapp, Roger Penrose, David Bohm, Olivier Costa de Beauregard, Bernard d’Espagnat…, en raison notamment de leur intérêt pour l’énigme de la conscience. Nick Herbert a exposé ses idées surtout dans deux livres, très originaux à l’époque : d’abord en 1985, Quantum Reality: Beyond the New Physics (Doubleday, New York), puis en 1993, Elemental mind: Human consciousness and the new physics (Dutton, New York). Les deux citations faites par Aimé Michel sont une traduction (libre pour la seconde) d’un paragraphe du dernier chapitre intitulé « L’avenir de la Réalité quantique » de son livre de 1985 (p. 249).
- Je ne crois pas qu’Aimé Michel ait reparlé de la conscience en ces termes par la suite. La chronique qu’il annonce, n° 425, Avant que rien ne fût…, parue une semaine après celle-ci, de même que la n° 475, La fleur, sont une réflexion sur l’existence de chacun d’entre nous, « produit d’un hasard absolu ». Nous les mettrons en ligne ultérieurement. Ce « mystère de la conscience » est très souvent évoqué par Aimé Michel dans ses chroniques au détour d’une phrase ou d’un paragraphe, parfois plus longuement. L’une des plus argumentées à ce sujet parmi celles déjà mises en ligne est la chronique n° 329, Superstition de notre temps – Comment se bâtit le matérialisme, 30.01.2017, où il rappelle que « le physicien a fondé sa physique tout entière sur l’existence d’un observateur, c’est-à-dire d’une subjectivité, c’est-à-dire d’une conscience, appelez cela comme vous voudrez. Et non par quelque récente lubie promise à une prochaine disparition, non ! Toute la physique depuis Einstein (1905) et Bohr (les années 20) n’existe et n’est construite que par rapport au concept d’un observateur conscient prenant connaissance des phénomènes. » Cette phrase manifeste à nouveau la profonde compréhension qu’Aimé Michel avait atteinte de ces questions. L’argument a été notamment développé par le physicien Bernard d’Espagnat et est aujourd’hui défendu par le philosophe des sciences Michel Bitbol. Il s’agit d’une objection très forte, sinon imparable, au matérialisme et au réductionnisme qui l’accompagne, ces idées bancales qui façonnent le monde actuel. Nous en reparlerons mais, dès maintenant, la note suivante tente de préciser certains aspects de cette position en suivant les idées de Henry Stapp.
- Cet article forme le chapitre 4 du livre de même titre, H.P. Stapp, Mind, Matter and Quantum Mechanics, Springer, Berlin (1993), paru la même année que celui de Herbert. Dans ce livre Stapp présente les bases de la physique quantique en se fondant sur les idées de W. Heisenberg. J’ai assez longuement résumé cette présentation dans la note 9 de la chronique n° 385, L’étoffe du monde nous échappe, citée plus haut, et comme je le laissais entendre à la fin de cette note, Stapp en a déduit une interprétation de la conscience. Par la suite, il a continué d’affiner et de clarifier cette interprétation au fil de nombreux articles. Au cœur de sa conception il y a l’idée que la physique quantique est fondamentalement une théorie empirique qui spécifie les liens qui relient deux sortes de descriptions du monde : celles de la conscience humaine et celles relatives au monde physique. Cette conception radicalement nouvelle de la physique n’est pas née soudainement mais en deux temps. L’apport premier, dû à Bohr, Heisenberg et quelques autres vers le milieu des années 20, est que la théorie quantique, qui inclut la physique classique à titre d’approximation, se distingue d’elle sur deux points essentiels : d’une part l’être humain y joue un rôle clé en tant qu’acteur capable de choix (par exemple de choisir un dispositif expérimental plutôt qu’un autre), d’autre part la description du monde physique n’est plus faite en termes de petits fragments de matière mais en termes d’actions faites par nous pour acquérir des connaissances et en termes des connaissances ainsi acquises. Autrement dit, l’information en vient empiriquement à primer sur la matière. Comme l’écrit Heisenberg : « La conception d’une réalité objective de particules élémentaires s’est ainsi évaporée (…) en la clarté transparente des mathématiques qui ne représentent plus le comportement de la particule mais la connaissance que nous en avons. » Pour ce faire le monde est divisé en deux : d’une part l’observateur (l’être humain, y compris son appareil de mesure) et d’autre part le système observé. Par exemple, la question posée par l’observateur peut être : mon compteur Geiger va-t-il détecter, oui ou non, la désintégration d’un noyau de radium pendant tel intervalle de temps ? (On peut toujours arranger les expériences quantiques pour qu’elle produise une telle réponse binaire par oui ou non) Cette réponse dépend (entre autres) de la position du compteur qui est laissée au libre choix de l’observateur (autrement dit aucune loi physique connue ne la spécifie). Dans ces conditions, la théorie quantique donne la probabilité que la réponse (le « saut quantique ») soit oui ou non. Le second apport est celui de John von Neumann une dizaine d’années plus tard. Celui-ci incorpore l’appareil de mesure, le corps et le cerveau des observateurs dans la partie décrite physiquement par la théorie et ne conserve dans la partie décrite psychologiquement que le flux de conscience de l’être humain (appelé ici « observateur »). La réponse à l’expérience précédente devient ainsi l’état du cerveau. C’est le point clé : les « évènements » ont deux aspects : physique (décrit par la théorie mathématique) et phénoménologique (conscient). Le déplacement de la frontière entre l’observateur et l’observé a le grand avantage d’éliminer la séparation artificielle proposée initialement par Bohr entre le monde décrit par la physique quantique et celui décrit par la physique classique. Le troisième apport, celui propre d’Henry Stapp, est l’application de ces idées au fonctionnement du cerveau. C’est évidemment le plus incertain et le plus sujet à discussion. La meilleure présentation que Stapp en ait faite est, à mon avis, la dernière en date (2007) dans son article « Approches quantiques de la conscience » (Quantum approaches to consciousness, The Cambridge handbook of consciousness, pp. 881-908, http://www-physics.lbl.gov/ stapp/Cambridge.pdf). Il propose que le cerveau soit le siège d’une suite rapide de paires question-réponse qui a pour effet de maintenir en place la même activité neurologique (ce qui est selon lui en accord avec les lois quantiques sous le nom d’« effet Zénon ») qui autrement, sans ces questions-réponses ou en physique classique, disparaitrait rapidement. Cette suite, éprouvée comme « action volontaire », si elle est suffisamment prolongée, aboutit selon lui à provoquer l’activité cérébrale correspondant à l’action voulue. Stapp insiste sur le fait que l’indétermination introduite par la physique quantique n’est pas entièrement gouvernée par des lois statistiques parce que le choix de l’agent (sa question, à laquelle la nature répond par oui ou par non) n’est sujet à aucune condition déterministe ou statistique connue (sur ce point, voir la contribution de Conway et Kochen dans la note 3 de la chronique n° 151, Les poux, les enfants et le lion, 29.04.2013). Il insiste également que toutes les explications fondées sur des concepts purement classiques, auxquelles les neurobiologistes et neuropsychologues ont le plus souvent recours, sont non seulement fausses mais, en plus prétendent être complètes alors qu’elles ignorent une partie de la réalité dont l’existence est certaine : la conscience humaine. Celle-ci est donc obligatoirement posée au départ comme une donnée première et non dérivée de la matière comme le voudraient les matérialistes. Peut-être Stapp aurait-il pu préciser davantage sa pensée mais je ne le presserai pas davantage car je comprends fort bien sa prudence à ne pas vouloir s’avancer trop en terre inconnue…
- The Anthropic Cosmological Principle des physiciens britannique John Barrow et américain Frank Tipler est un pavé de 700 pages émaillé d’équations et bourré de références philosophiques et scientifiques que j’avais signalé à Aimé Michel à l’époque. Il couvre en dix chapitres les aspects historiques et contemporains du Principe anthropique (PA, voir la note 3 ci-dessus) que les auteurs présentent comme « un moyen de relier directement l’observateur (…) aux phénomènes (…) de la science physique » (p. 1), formulation qui n’est pas sans rappeler celle de Stapp bien qu’elle suive une démarche toute différente. Dans les quatre premiers chapitres, les auteurs montrent que le PA est la forme actuelle prise par l’argument du dessein (la nature est la création d’un être intelligent), argument fort ancien remontant aux présocratiques, et que, contrairement à ce qu’on croit souvent, le raisonnement finaliste (ou téléologie) a parfois conduit à des avancées scientifiques significatives. Puis ils décrivent comment le PA a été redécouvert au XXe siècle par l’étude des grands nombres, comme le nombre de nucléons dans l’univers (environ 1080) ou le rapport de la force électrique entre proton et électron à la force gravitationnelle entre ces deux particules (environ 1040) et la démonstration par Robert Dicke en 1961 que ces grands nombres sont des propriétés nécessaires pour qu’un univers ait le temps de produire des êtres vivants capables de l’observer. Les quatre chapitres suivants montrent que la taille et la structure de nombre d’objets de la nature sont inévitables, ainsi la taille des étoiles, des planètes et même des humains n’est ni aléatoire ni le résultat d’une sélection darwinienne, mais résulte de l’intensité des diverses forces. Ils passent ainsi en revue les applications du PA en physique et astrophysique (des atomes aux planètes et trous noirs), en cosmologie (galaxies, Big Bang, etc.), en physique quantique dans les diverses interprétations de celle-ci (dont l’idée de Wheeler qu’un Observateur ultime puisse amener l’univers entier à l’existence, de même que l’expérimentateur humain fait passer avec son appareil de mesure une « particule » du virtuel au réel) et en biochimie. Sur ce dernier point, les auteurs actualisent les idées d’Henderson sur les propriétés remarquables des atomes de carbone, hydrogène, oxygène, azote et des molécules comme l’eau, le dioxyde de carbone et autres, qui permettent de comprendre leurs rôles irremplaçables dans les fonctions biologiques – et conduisent à la conclusion que les atomes sont pré-adaptés à la vie (sur Henderson voir la note 4 de la chronique n° 266, Une planète rebelle). Enfin, ils discutent l’argument anthropique de Brandon Carter selon lequel la durée future d’habitabilité de la Terre décroit avec le nombre d’étapes critiques (ou improbables) qui ont eu lieu au cours de l’évolution ayant menée à l’homme. Les deux derniers chapitres sont plutôt l’œuvre de Frank Tipler. Le neuvième conclut qu’il n’existe pas d’autres êtres intelligents dans notre galaxie parce s’ils existaient ils auraient exploré la Galaxie et seraient déjà présents dans le système solaire. Comme ils n’y sont pas, c’est qu’ils n’existent pas. C’est sans doute l’une des naïvetés signalées par Aimé Michel, car pourquoi supposer que ces êtres se montreraient clairement à nous ? Quant au dixième chapitre, le plus spéculatif, il discute le devenir de l’univers et de la vie dans un très lointain futur. Il précise à quelles conditions une vie intelligente, c’est-à-dire selon les auteurs un logiciel informatique, pourra continuer à s’exécuter éternellement dans un milieu physique même fort différent du nôtre : ces conditions ne sont rien moins que la prise de contrôle de l’univers entier par les êtres vivants de ce lointain futur ! Aimé Michel voit là une autre naïveté, comme il l’écrit dans une note de la chronique n° 425, citée ci-dessus : « Exemple de naïveté : ces auteurs disent que l’univers a commencé, mais que l’homme le rendra éternel. Mais pourquoi en rester-là ? Pourquoi l’homme ne pourrait-il produire qu’une moitié d’éternité si cela a un sens ? »