Quelques lecteurs mécontents (c’est leur droit) m’ont écrit pour exprimer leur réprobation à la suite de mon article sur les projets spatiaux qui succèderont à ceux de la NASA (laquelle tire ses derniers feux avec la « Navette »). Ces lecteurs me reprochent de faire l’apologie des projets délirants, inhumains et peut-être diaboliques d’O’Neill et de ses collaborateurs1. « Quitter la terre », disent-ils en substance, c’est fractionner l’espèce humaine (qui doit être une, comme le Père et le Fils sont Un), c’est une folie de l’orgueil humain, c’est une entreprise du Mal qu’il faut condamner, non cautionner.
Je suis très heureux que ce débat ait été pour la première fois ouvert en Europe dans ce journal. C’est un débat capital, car il engage le futur de notre espèce, futur porteur d’un certain nombre de réalités mystérieuses sur le plan religieux : Apocalypse, retour du Fils (Parousie), Jugement, d’autres peut-être qui m’échappent2.
Ou plutôt, je dirai, non qu’il engage ce futur, mais qu’il l’a pour objet.
Car, ainsi que je l’ai souvent répété ici même, je ne crois pas que l’histoire, pourtant faite par les hommes, soit conduite par les hommes. Ce n’est pas pareil ! L’inondation est faite par le fleuve qui déborde : mais faut-il dire qu’elle est décidée par le fleuve ?
Par qui, alors, est faite l’histoire dont l’homme est l’instrument ? Peut-être suis-je hérétique, mais il me semble que non : je crois que l’histoire est l’activité propre de la Providence sur notre espèce : « Sire, l’avenir est à Dieu. »3
Plus prosaïquement, c’est un fait aveuglant que l’évolution technique des hommes – pas seulement récente, je veux dire aussi bien l’évolution de la hache de pierre il y a deux cent mille ans – est un processus statistique dont les mécanismes échappent totalement à la volonté humaine, qui ne commande qu’à de tout petits événements vite noyés dans le flot du temps.
Croyez-vous que la colonisation de l’espace dépende de la volonté humaine ? C’est comme demander si l’apparition des langues indo-européennes se fit sur une décision. Elle se fit par d’imperceptibles changements dans la façon de parler de millions d’hommes pendant des siècles. Puis, un jour, les peuples qui parlaient la langue nouvelle se trouvèrent porteurs d’un instrument intellectuel d’une puissance sans rivale, qui se traduisit par mille conquêtes, mille batailles et la naissance de cent peuples nouveaux4.
Qui dirige notre évolution ?
C’est cela l’évolution technique, et maintenant plus que jamais. Œuvre des hommes, et cependant pas œuvre des hommes du tout. Si c’est un homme, ou même un groupe d’hommes libres de leurs décisions qui conduisent l’évolution actuelle, je serais bien heureux de les connaître ! Cette évolution est accélérée par une entité immatérielle commodément dénommée « Crise », et avez-vous jamais entendu une explication acceptable de cette entité capricieuse et imprévisible ?5
Il faudrait être frappé d’une mégalomanie sans espoir pour s’imaginer responsable du cours que va prendre l’histoire pendant les prochaines décennies. On peut dans une certaine mesure prévoir ce cours, comme on prévoit la saison prochaine. Mais seul Josué, ou plutôt son Dieu, sut arrêter et accélérer le Soleil6.
La colonisation de l’espace ne sera décidée par personne, pas plus que la multiplication des machines à laver la vaisselle. Elle résultera d’une infinité de petites décisions sans rapport direct ou même visible avec elle, miniaturisation des modules à mémoire, nécessité d’exploiter tels gisements de la lune ou des astéroïdes, progrès de la métallurgie, de la médecine, de la biologie. Un lecteur me dit : « Pourquoi ne pas commencer par rendre cette terre plus habitable, avant de parler de la quitter ? » Mais c’est un fait actuel, présent sous nos yeux, que l’amélioration de la terre se fait maintenant par la téléprospection spatiale, par la surveillance spatiale des phénomènes météorologiques, par la surveillance spatiale de la maturation des récoltes, au déplacement des zones sèches et humides ; par l’espace passent le téléphone, les informations, les images TV, bientôt le télédiagnostic, l’éducation, que sais-je encore ?
L’espace se trouvera colonisé dans vingt ou trente ans même si personne ne parle jamais de colonisation7.
Je ne suis pas, et nul ne peut être le coryphée de la colonisation spatiale. O’Neill, ses collaborateurs et les O’Neills russes ne sont que les coqs qui chantent au matin. Ils ne font pas lever le soleil, qui n’a pas besoin d’eux. Ils ne sont que les premiers d’une foule qui court. Dans une foule qui court, il y a forcément des premiers. Quant à la foule qui court, c’est nous. Si vous voulez faire quelque chose contre la colonisation spatiale, renoncez sur-le-champ aux avantages de la technologie, qui est un tout. Le feriez-vous que cela ne changera rien, car vous serez seul à ne pas courir. Courront, et plus vite que tous, les malheureux acharnés à se libérer de leur misère.
Cela étant, peut-on dire qu’il faut, qu’il ne faut pas, qu’il est moral ou non, chrétien ou non, de commencer la Grande Diaspora ?
« Sire, l’avenir est à Dieu »
Mon modeste avis, dont je changerai volontiers si les raisons sont bonnes, est que les forces du mal sont impuissantes sur l’homme s’il ne se fait pas leur complice ; que cette règle vaut pour la morale personnelle ; que l’histoire, dans ses grandes métamorphoses, échappe totalement à l’action de notre liberté ; et que ce que l’homme ne fait pas, Dieu le fait. L’histoire dans ses vastes mouvements est un processus naturel, comme l’évolution des étoiles. Comme elle, elle nous manifeste la pensée divine, plus précisément la Providence. Loin de me révolter contre ce qui se fait sans moi, je le reçois comme une lumière sur ma destinée.
Il semble bien, si tout continue de se passer comme maintenant, que la destinée de l’homme soit dans l’espace. Non parce qu’il le veut, mais parce que tout l’y pousse8. Pourquoi trembler ? Pourquoi douter ? Il n’y a pas de quoi, et je dirai : au contraire. Ce n’est pas une fois par millénaire, peut-être, qu’une telle vision de la pensée divine nous est donnée. Nous vivons une époque éclairante. Nous avons de la chance. « Combien auraient donné pour voir ces prodiges, et n’ont rien vu ? »9.
Aimé MICHEL
(a) « Soyez Un comme mon Père et Moi sommes Un » 10 : Je n’ai pas abordé ce commandement dans une chronique scientifique. Comment le pourrais-je ? Il faudrait allier la science-fiction à la théologie-fiction. On peut entre poire et fromage imaginer dix ou douze façons de montrer (ou de réfuter) que l’invasion de l’espace par l’homme conforte et universalise l’unité de l’espèce humaine. C’est un beau sujet de spéculation.
Chronique n° 315 parue dans F.C. – N° 1662 – 20 octobre 1978
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Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 10 octobre 2016
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 10 octobre 2016
- Aimé Michel a présenté les projets du physicien Gerard K. O’Neill (1927-1992) dans les chronique n° 296, L’espace silencieux – Les questions que pose l’absence de visiteurs extraterrestres (14.03.2016) et n° 313, La Grande Diaspora : « Ne craignez point » – Dans le vide inhospitalier de l’espace, nous saurons qu’il ne faut pas avoir peur (18.07.2016). Il s’agissait de construire des « villes » dans l’espace en vue d’exploiter d’abord les ressources du système solaire et ensuite, à beaucoup plus long terme, de voyager vers les étoiles proches dans ces « villes » autonomes.
- Sur la Parousie (ce qui signifie « venue » en grec), c’est-à-dire le retour du Christ à la fin des temps, on pourra consulter les chroniques n° 332, La providence et les microscopes… – Certaines ignorances sont providentielles (07.04.2014) et n° 317, Il ne sert à rien de ronchonner. Refuser ici l’accélération du progrès, c’est freiner les affamés là-bas. Ce n’est pas Cassandre qui sait pourquoi et où courent les hommes, 20.10.2014. De façon plus générale, Aimé Michel parle de « l’avenir spirituel de notre espèce ».
- Le point de vue exprimé ici fait écho à la fameuse parole de Raymond Aron (également attribuée à Karl Marx) : « Les hommes font l’histoire mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font » complétée par celle de Victor Hugo : « l’avenir est à Dieu ». Il prend le contre-pied de l’opinion commune selon laquelle la seule intelligence à l’œuvre dans l’Histoire ne saurait être que celle des hommes. Le vers de Victor Hugo revient régulièrement sous la plume d’Aimé Michel. Il l’a déjà cité dans les deux chroniques précédentes (n° 296 et 313) sur les projets d’O’Neill et dans la suivante (n° 316 qui sera mise en ligne la semaine prochaine) ainsi que bien d’autres, voir à ce propos la chronique n° 212, La révolution et au-delà – De la société de gaspillage aux subversions du cœur et de l’âme (23.01.2012).
- Aimé Michel s’est beaucoup intéressé aux indo-européens et à leur langue qui est à l’origine de presque toutes les langues européennes. Il explique ici la raison de cet intérêt. Dans une chronique de 1972 il écrivait à propos des Russes en 1917 : « Ils avaient déjà une tradition scientifique, ils adoraient le même Dieu, ils étaient, même les plus illettrés d’entre eux, nourris des mêmes idées, des mêmes rêves de connaissance et de liberté, et leur esprit, ce qui est capital, fonctionnait selon les mécanismes communs à toutes les langues indo-européennes et qui sont ceux-là même de la science » (n° 95, Du bon usage des ennemis – Zadig IV ou pourquoi les Américains avaient intérêt à la Révolution d’Octobre, 09.06.1972).
- « Capricieuse et imprévisible » en apparence mais surtout permanente sous ses manifestations diverses, la « crise » n’est que le versant négatif du progrès constant des connaissances et des techniques, de leur mise en œuvre planétaire et des multiples et incessantes adaptations qu’il exige de tout le monde. Le « progrès » et la « crise » sont les deux faces indissociables d’une même médaille avec leurs lots de conséquences positives accueillies avec enthousiasme (le téléphone portable par exemple) et négatives, génératrices d’angoisses et de conflits (comme la crise écologique).
- Que la prévision soit pratiquement impossible (du moins pour les hommes) est une ferme conviction d’Aimé Michel et c’est bien pourquoi il laisse l’avenir à Dieu (Cf. par ex. la chronique n° 211, La science imprévisible – L’idée d’un futur planifiable est une illusion, 15.09.2014). Cette imprévisibilité est bien illustrée par les précédentes décennies. Qui aurait pu prévoir que le prix du pétrole et le taux du crédit allaient tomber (au moins quelque temps) aussi bas ? Et même quand le problème est relativement bien posé, dans le domaine des techniques notamment, il semble impossible de savoir à l’avance quels seront les meilleurs choix à terme. On le voit bien dans le cas de l’énergie. On souhaite se passer des énergies fossiles mais quelles seront les énergies de demain et comment les mettra-t-on en œuvre ? Bien malin qui le dira. Par exemple, après la surprise du revêtement routier producteur d’électricité dont je parlais l’an passé (note 6 de la chronique n° 269, Cassandre « mourra idiote » – Après le temps des opulences mal réparties viendra celui des seules richesses qu’on ne peut accaparer, 19.10.2015), je viens d’apprendre qu’un ingénieur français venait de lancer la production d’un dispositif mécanique, pour stocker l’énergie électrique produite par les éoliennes et les panneaux solaires (https://youtube.com/embed/N2u6EDwumdQ). Il s’agit un volant d’inertie que l’on met en rotation avec l’électricité produite par les panneaux solaires, pendant le jour, et par les éoliennes, quand il y a du vent, et que l’on restitue au réseau le reste du temps. L’idée de cet ingénieur a été de penser à faire un volant en béton et de mettre au point une technique de précontrainte permettant à ce béton de tenir des vitesses de rotation élevées sans se désagréger (le béton résiste bien à la compression mais mal à la traction). Ce dispositif a l’intérêt d’être beaucoup moins coûteux à produire que ses concurrents en métal. En conséquence, il rendrait très compétitive la production d’électricité par panneaux solaires. Remarquons au passage que ces exemples donnent du crédit à l’affirmation d’Aimé Michel : « Le destin de Cassandre est de mourir idiote (…) [car] il n’y a aucune “criseˮ matérielle ni existante ni imaginable dont la technique ne puisse venir à bout ». Par contre, il laisse entendre que les plus grands dangers à venir pourraient être d’ordre « spirituel », dans le vouloir vivre (chronique n° 269 déjà citée), inquiétude que partageait également Jean Fourastié.
- L’espace aurait donc dû être « colonisé » depuis 1998 ou 2008. L’a-t-il été ? D’un côté on peut en douter, puisqu’on n’est même pas retourné sur la Lune. La prévision d’Aimé Michel serait alors fausse et bien propre à illustrer son constat de l’imprévisibilité fondamentale de l’avenir. Il y a bien la station spatiale internationale, lancée justement en 1998 et placée en orbite basse entre 350 et 400 km d’altitude. Fruit d’une collaboration entre les États-Unis, la Russie, l’Union européenne, le Japon et le Canada, elle est occupée en permanence depuis lors. D’une longueur de 110 m et d’une masse de 400 tonnes, elle ne sera achevée qu’en 2017 et son utilisation est programmée jusqu’en 2024. Comme nombre des éléments qui la constituent ont été conçus pour une durée de vie de 15 ans, elle ne pourra pas être maintenue dans son intégralité au-delà de cette date et devra être en partie démantelée. Mais, d’un autre côté, divers corps du système solaire ont été explorés de manière de plus en plus précise et lointaine par des robots de plus en plus perfectionnés étendant à distance les capacités sensorielles et préhensiles de l’homme. Effectivement on ne parle guère de « colonisation » de l’espace mais cela y ressemble malgré tout quelque peu car la sphère d’influence de l’homme s’étend maintenant, même si c’est de manière très ténue, sur une fraction du système solaire. Pour l’heure, rien ne permet de penser que cette emprise croissante par robots interposés va bientôt cesser ou même ralentir. Simplement, elle se fait selon d’autres modalités que celles qu’on imaginait jadis.
- Je reviendrai sur ce point important, bien mis en valeur par Gerard O’Neill, la semaine prochaine.
- « (…) beaucoup de prophètes et de rois ont voulu voir ce que vous voyez et ne l’ont pas vu, et entendre ce que vous entendez et ne l’ont pas entendu » (Luc, 10, 24 ; aussi Matthieu, 13, 27).
- « Comme toi, Père, tu es en moi et moi en toi, qu’ils soient en nous eux aussi, pour que le monde croie que c’est toi qui m’as envoyé. Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, pour qu’ils soient un comme nous sommes un ; moi en eux et toi en moi (…) » (Jean, 17, 22-23). Remarquons qu’Aimé Michel se défend ici d’aborder ce point « dans une chronique scientifique ». Il le fera plus librement par la suite, à partir d’octobre 1984, lorsqu’il prend la relève du poète Pierre Emmanuel dans une nouvelle rubrique intitulée « À temps et contretemps » (voir la chronique n° 391, Jusqu’où sa main nous conduisit – La mort du poète Pierre Emmanuel, 16.05.2016).