Aimé Michel poursuit ici, à l’instigation de nombreux lecteurs qui lui ont écrit, ses réflexions sur les origines de l’homme considérées du point de vue scientifique (voir FcE du 20 novembre)1.
Un regard sur l’homme « historique », puis sur son immense passé qui s’inscrit dans celui de la vie, constate une évolution (à ne pas confondre avec les théories évolutionnistes), c’est-à-dire un ordre de la Création déployée dans le temps2.
QUAND l’homme invente l’écriture et sort ainsi tout soudain de la préhistoire, il y a cinq ou six mille ans, il est exactement tel que vous et moi. Naturellement par son corps mais aussi son âme, dont les plus anciennes œuvres (Epopée de Gilgamesh ou textes des Pyramides) expriment déjà l’angoisse de la mort, la quête de l’amour et de l’amitié, les rêves de puissance.
L’homme historique n’a pas changé. Certes, mille cultures se sont succédé mais mille cultures coexistent aussi à notre époque dont certaines, sans écriture, sont encore des cultures préhistoriques. Ainsi semblons-nous fondés à répéter avec l’Ecclésiaste : « Rien de nouveau sous le soleil. »3
L’histoire humaine : mot qui termine mille pages
Bien sûr, il y a des nouveautés. Du temps de Gilgamesh et de l’Ecclésiaste, il n’y avait pas la télévision, on ne se promenait pas sur la lune, merveilles qui eussent passé pour magie. Mais l’auteur de Gilgamesh, éduqué comme nos enfants, aurait été comme eux capable de faire Polytechnique et d’aller sur la lune. L’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle, Ramanujan, était fils d’Indiens illettrés menant une vie antique. L’un des derniers prix Nobel de Physique, Abdus Salam est un Pakistanais. Archimède, Thalès, Eratosthène, vivant de nos jour, auraient rivalisé avec Einstein, Bohr, Louis de Broglie. L’homme, depuis le temps où il apprit à fixer ses pensées pour les siècles à venir, est comme une brique immuable servant à construire des architectures variées, de plus en plus colossales qui, parfois, s’effondrent. Ainsi du moins nous semble-t-il.
Car avant l’histoire, c’est-à-dire avant l’écriture, il y a les traces. Traces du corps : les fossiles. Traces de l’esprit : les objets fabriqués par la main. D’autres traces encore, plus subtiles, plus troublantes, permettent parfois de ressusciter un geste qui n’a duré que quelques secondes, il y a des centaines de milliers d’années. Nous voilà engagés dans un passé immense, celui de nos origines, celui de la vie.
Rappelons-nous ici le calcul frappant du « Livre de la Vie » : supposons que nous racontions l’histoire de la vie depuis son commencement dans un livre de mille pages, chaque page rapportant une durée égale ; la vie étant apparue il y a presque quatre milliards d’années, chaque page racontera quatre millions d’années ; l’histoire toute entière remplira le millième de la dernière page, disons au plus un mot, le dernier. Voilà la durée de notre souvenir historique comparée à celle de notre passé réel, raconté en un livre de mille pages : le dernier mot de la dernière page4.
Nous sommes comme la rose de Fontenelle : « De mémoire de rose, jamais on ne vit mourir un jardinier. » L’espèce humaine, comme le jardinier, nous semble immuable. C’est que nous sommes trop éphémères pour la voir changer.
Le temps patient qui détruit tout jette ses déchets comme nous faisons des nôtres : ils s’empilent dans l’ordre, les plus récents dessus, les plus anciens au fond.
Ainsi, pour remonter le cours du temps, il suffit de repérer les endroits où tout est resté dans l’ordre et de creuser la terre. Nous retrouvons notre passé, mais à l’envers. C’est le livre de mille pages que nous déchiffrons en commençant par le dernier mot de la dernière page, reculant de mot en mot en remontant de ligne en ligne. Un passé de plus en plus lointain se découvre à mesure que notre fouille s’enfonce.
Le passé retrouvé à l’envers
Ce passé n’est pas, comme on pourrait le croire, rare, épars, noyé dans une terre ou une roche sans signification. Non, toute cette terre et toute cette roche sont le passé et ne sont que lui, jusqu’au niveau primitif antérieur à toute vie. Au-dessus de ce niveau-là, nos plaines, nos montagnes, les falaises de Douvres, les Alpes, l’Himalaya, le Sahara, tout n’est que vestige de vie plus ou moins broyé, comprimé, déformé, « métamorphosé » par le temps, comme disent les géologues5. Seuls ne sont pas vestiges de vie les volcans et leurs laves. C’est dans ce formidable cimetière qu’il faut chercher notre ascendance quand sa forme y a subsisté : nos fossiles.
Un ordre dans la Création
L’observation la plus frappante que font les géologues et les paléontologistes, parce qu’elle est universelle sans la moindre exception, c’est que l’ordre de superposition est aussi un ordre logique. De même qu’on ne trouvera jamais une 2 CV Citroën ensevelie sous les cendres de Pompéi, ni Andromaque de Racine dans les papyrus d’une momie, de la même façon, les fossiles sont superposés selon l’ordre auquel on a donné le nom d’évolution.
Cet ordre chronologique c’est celui-là même auquel on aboutit quand on classe tous les êtres vivants de façon logique, sans aucun souci de chronologie. C’est-à-dire que le mot « primitif », employé dans le sens de « simple » quand on classe les êtres actuels selon la logique, s’applique aussi à ce qui est plus « ancien » : on trouve le plus « primitif » à mesure qu’on met à jour le plus profond, c’est-à-dire le plus ancien. Ou encore, autrement dit : quand on considère les êtres actuellement vivants, on constate que, par exemple, un escargot est plus simple qu’un cheval ; et quand on fouille, on constate aussi que la forme « escargot » est apparue des centaines de millions d’années avant la forme « cheval ».
C’est cet ordre dans l’apparition des êtres, ordre chronologique rigoureux, d’une merveilleuse clarté, qu’on appelle « évolution », et non pas, ainsi que beaucoup le croient, les théories comme le darwinisme ou autres qui ont essayé, mais jusqu’ici en vain, de l’expliquer. Ce qui trompe, c’est la confusion entre « évolution » et « évolutionnisme ». Il faudrait écrire toujours « évolutionnismes » au pluriel, car il y a autant d’évolutionnismes que de théoriciens. L’évolution est un fait d’observation : c’est l’ordre de la création, de quelque façon qu’on explique cette création. Cet ordre suit exactement la même logique que l’apparition des modèles d’automobiles depuis les premières Panhard et Levassor ou que l’apparition des divers types d’ordinateurs et, d’une façon générale, que la succession de toute série d’objets dont l’organisation devient de plus en plus complexe6.
Cette logique que l’on constate n’implique en aucune façon que l’on comprend ce qui se passe ni comment cela se passe. Certains savants, surtout en biologie moléculaire et en cytologie (étude des cellules), pensent que l’évolution est continue, imperceptible mais ininterrompue. Beaucoup de paléontologistes, dont la science est l’étude des fossiles, estiment, au contraire, que les êtres se reproduisent plus ou moins longtemps sans beaucoup évoluer puisque les changements surviennent tout d’un coup ou très vite. Les premiers invoquent les mécanismes possibles selon eux : ils sont (sur ce problème) plus théoriciens. Les seconds lisent l’évolution qu’ils trouvent en fouillant : ils invoquent les faits et veulent s’y tenir, du moins les plus prudents7.
Où l’on observe l’apparition de l’homme
C’est dans ce cadre ordonné, mais aux lois inconnues, que l’on observe l’apparition de l’homme. Dans le Livre de la vie, où une page, vaut quatre millions d’années, la lignée humaine occupe au moins toute la dernière page. Mais peut-être beaucoup plus. Le mystère de l’homme prend ses racines à un niveau très profond, c’est-à-dire très ancien. Et son évolution, comme on le verra, ne ressemble à aucune autre.
Aimé MICHEL
Chronique n° 348 parue dans F.C. – N° 1825 – 4 décembre 1981
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Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 9 mai 2016
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 9 mai 2016
- Ce chapeau fait allusion à la chronique n° 347, Votre main : un passé plus vieux que le Mont-Blanc – La science et le récit de la Genèse – 1, mise en ligne il y a deux semaines. Cette chronique et la présente servent d’introduction générale à une série qui s’est poursuivie sans interruption de novembre 1981 à juin 1982. Comme promis, nous mettrons en ligne, une semaine sur deux, les six premières chroniques de cette série, dans l’ordre de leur parution initiale.
- Aimé Michel prend bien soin encore une fois de distinguer le fait de l’évolution biologique, qui se constate dans la succession des fossiles conservés dans les strates géologiques successives, des théories qui tentent d’en rendre compte (voir par exemple la chronique n° 260, Le deuxième homme – L’homme de Neandertal, 18.05.2015, en particulier la note 2). Les principales de ces théories sont des versions de la théorie proposée en 1859 par Charles Darwin dans son ouvrage célèbre L’origine des espèces. S’il insiste sur cette distinction c’est qu’il existe une confusion fréquente entre les faits et les théories, au point que certains auteurs (surtout américains) parlent d’« évolution darwinienne » au lieu d’« évolution biologique » et semblent croire que l’on conteste le fait de l’évolution quand on discute les théories explicatives.
- Les trois textes auxquels Aimé Michel fait allusion ont été écrits à des époques différentes. Gilgamesh fut un roi de la ville d’Ourouk (ou Uruk) en Mésopotamie qui vivait aux alentours de 2700 avant notre ère. Il entra dans la légende et ses aventures en compagnie de son fidèle serviteur Enkidu donnèrent naissance vers la fin du IIIe millénaire à une série de récits (il nous en reste cinq) écrits en une langue non sémitique, le sumérien. À partir de ces contes, au temps d’Hammourabi (vers 1750 av. J.-C.), un grand poète inconnu rédigea l’Épopée de Gilgamesh en langue akkadienne (sémitique). Il ne nous en reste qu’un millier de vers environ, soit moins de la moitié. Heureusement, une réédition ultérieure (vers 1000 av. J.-C) est plus complète. Bien qu’il y manque ici et là un tiers de ses 3000 vers, elle permet de comprendre l’œuvre : le raffiné Gilgamesh, devenu ami intime du sauvage Enkidu mort cruellement entre ses bras, part à la recherche de l’immortalité… C’est le plus ancien récit littéraire connu. Sa première traduction partielle, à partir d’une tablette rédigée en akkadien, fut l’œuvre de George Smith en 1872. (Jean Bottéro, Babylone et la Bible, coll. Pluriel, Fayard, Paris, 2012). Toutes les pyramides d’Égypte ne comportent pas d’inscriptions. Seules une dizaine d’entre elles portent des textes sur les murs intérieurs de leurs salles souterraines. Les plus anciens textes des Pyramides, découverts par Gaston Maspero en 1881 dans la pyramide de Saqqara, datent du dernier roi de la Ve dynastie (Ounas, vers 2350 av. J.-C.) et de ses successeurs, mais ils seront repris par les notables dans leurs tombeaux, sur leurs sarcophages etc. jusqu’à l’occupation romaine qui marque la fin de l’Égypte antique. Ce sont des textes religieux, au début à l’usage exclusif des rois, élaborés par le clergé d’Héliopolis qui proclament que le roi mort, à condition d’avoir été jugé juste par les dieux, est assuré de revivre au ciel auprès du dieu solaire Ra (et non du dieu populaire Osiris). Le livre de l’Ecclésiaste fait partie du canon de toutes les bibles, hébraïque et chrétiennes. Son nom hébreux est Qoheleth, « Celui qui parle dans l’assemblée » (de Qahal, l’assemblée, en grec Ecclesia qui donnera le mot église en français). Qoheleth montre comment il a essayé toutes les voies menant au bonheur – sagesse, plaisir, pouvoir, richesses, etc. – et comment il les a toutes trouvées « vaines », futiles et éphémères comme une buée. Tout est néant et la vie ne vaut guère d’être vécue : « Vanité des vanités, tout est vanité » et « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». L’homme est livré aux événements, à l’injustice, à la mort suivie de la descente au Shéol « pour y mener, écrit Jean Bottéro, une existence atone, immobile, triste, ténébreuse et sinistre ». Les efforts humains sont vains et une conduite morale ne garantit pas la prospérité. C’est Dieu qui conduit les événements. Il faut vivre au présent, prendre du plaisir avec la femme que l’on aime, craindre Dieu et garder ses commandements. Ce livre se présente comme l’œuvre du sage roi Salomon (vers 950 av. J.-C.), ce qui fut admis jusqu’au XVIIIe siècle. Toutefois sa langue – un hébreu dont la syntaxe est marquée par l’araméen – et les influences hellénistiques (Euripide, Héraclite, Épicure, stoïciens) que l’on y discerne, le font aujourd’hui dater des environs de 250 av. J.-C. Jean Bottéro note à son propos « [i]l y a toutes les chances que l’auteur de l’Ecclésiaste, dont la vaste culture est patente en son livre, soit une fois tombé, je ne dis pas sur le texte babylonien et cunéiforme de l’Épopée de Gilgamesh, mais sur une traduction araméenne vraisemblable de cette œuvre » (op. cit., p. 267).
- Le dernier mot de la dernière page du livre de mille pages de l’histoire de la vie terrestre : il est utile de conserver à l’esprit cette image de ce que représente notre souvenir historique. Et encore s’agit-il de l’estimation la plus favorable car les différents peuples ne sont pas entrés au même moment dans l’histoire, c’est-à-dire la préservation de leur mémoire par l’écriture. La première écriture connue, le cunéiforme, est née vers 3200 à Ourouk, la première ville attestée (Irak actuel) fondée par les Sumériens, un peuple venu probablement d’Iran (« Partis de l’Orient, les hommes trouvèrent une plaine dans le pays de Shinear (la Babylonie) et ils s’y installèrent », Genèse, 11, 1). Vers 3100 apparaissent les premiers hiéroglyphes en Égypte. Les premiers documents écrits chinois sont datés de la seconde moitié du IIe millénaire. L’alphabet phénicien date de 900 environ. En Amérique centrale, l’écriture la plus ancienne connue (stèle olmèque de Tres Zapotes) est datée de 31 av. J.-C.
- Les géologues parlent effectivement de métamorphisme pour désigner la transformation des roches, notamment sédimentaires, sous l’effet de la température et de la pression. On en distingue deux grands types, le métamorphisme régional, qui est le plus fréquent, et le métamorphisme de contact. Voici comment le géologue André Cailleux présente le métamorphisme régional : « Les roches sédimentaires argileuses deviennent d’abord schisteuses, c’est-à-dire feuilletées. On sait, par des expérience, qu’il s’agit là d’un effet de pression, parfois accompagné d’étirement. Plus profondément, des minéraux nouveaux apparaissent, et on a, successivement, des schistes à minéraux, micaschistes, gneiss et granite d’anataxie. Les minéraux, encore lités dans le gneiss, ne le sont plus, ou ne le sont pas, dans le granite. L’analyse chimique montre une très grande analogie d’un bout à l’autre de la série ; on en conclut que la grosse majorité de la matière a été simplement transformée sur place. Toutefois, un léger apport se décèle ; il a pu venir soit à l’état de vapeurs, comme le suggère l’analogie avec les fumerolles volcaniques, soit par diffusion dans le solide, comme on l’observe à haute température en métallurgie. » (La géologie, Que sais-je ? n° 525, P.U.F. Paris, 1967, p. 75). Quant au métamorphisme de contact il résulte de l’intrusion, comme à l’emporte-pièce, de granites à très haute température dans des roches préexistantes. Ces dernières peuvent en être altérées par « des minéralisations et autres modifications, qui leur donnent un aspect tacheté, noduleux ou corné ». (p. 76).
- « [L]’ordre d’apparition des grandes classes animales ou végétales, est (…) celui de la complication progressive, révélée par l’anatomie comparée des représentants actuels. Chez les Vertébrés par exemple (…), apparaissent d’abord les divers Poissons (Silurien supérieur), puis les Batraciens (Dévonien supérieur) et les Reptiles (Carbonifère supérieure) et plus tard seulement leurs neveux, les Mammifères (Jurassique) et les Oiseaux (Jurassique supérieur). De même (…) les plantes du Précambrien sont fort rudimentaires (Algues). Plus tard seulement apparaissent les plantes munies de vaisseaux (Silurien supérieur) et de graines (Carbonifère moyen). » (Cailleux, op. cit. pp. 31-32).
- Cette brève mention d’êtres qui « se reproduisent plus ou moins longtemps sans beaucoup évoluer puisque les changements surviennent tout d’un coup ou très vite » est une allusion à la théorie des équilibres ponctués de Niles Eldredge et Stephen J. Gould publiée en 1972. Nous en avons déjà dit deux mots en note 7 de la chronique n° 333, Avant d’être des hommes qui étions-nous ? – Ou comment la science progresse par de longs débats contradictoires, 28.03.2016.