Faut-il redouter l’accumulation des commémorations ? La querelle est sans fin et je n’ai nulle ambition de l’arbitrer aujourd’hui. Je lui reconnais le simple mérite d’attirer l’attention sur des personnages qu’il convient d’arracher à la nuit de l’oubli pour mettre en lumière ce qu’ils ont apporté au patrimoine commun de l’humanité. Ainsi en va-t-il de Jacques Ellul dont les amis commémorent aujourd’hui le centenaire. Avez-vous entendu parler de cet universitaire bordelais disparu en 1994, et dont l’œuvre considérable garde une actualité incontestable ? Sinon, vous pouvez vous consoler. Jacques Chaban-Delmas, qui fut si longtemps maire de Bordeaux, ignorait jusqu’à l’existence de ce professeur qui aurait dû pourtant faire la gloire de sa cité, aux côtés d’un Montaigne ou d’un François Mauriac.
Jacques Ellul, heureusement, a toujours de fervents disciples et des lecteurs qui savent que l’auteur de tant de livres essentiels offre à notre temps des instruments d’analyse extrêmement précieux. Cet analyste de la modernité est un des premiers penseurs du règne de la technique en notre temps. Il n’est pas le seul, loin s’en faut, mais il est sans doute le sociologue qui a entrepris, en pionnier, l’étude d’un phénomène qui a envahi tous les aspects de la civilisation contemporaine. Voyez, par exemple, la question économique et la crise financière actuelle. Notre observateur avait remarqué que ce sont les instruments techniques qui dotent les marchés d’une puissance inégalée. Comment lui donner tort alors qu’un trader qui n’a qu’un rang très subordonné dans la hiérarchie d’une banque se trouve en mesure de faire perdre des milliards à celle-ci, ne serait-ce que par le jeu que permet aujourd’hui l’outil informatique ? Bien sûr, il reste le problème du pouvoir acquis par les marchés dans le système économique, avec la volonté de puissance et de lucre de ses dirigeants. Mais le fait que la technique leur ait conféré une puissance nouvelle et démesurée ne paraît pas contestable.
Ce n’est qu’un aspect de la pensée extrêmement riche de Jacques Ellul qui est aussi philosophe et théologien, et qui donne une réponse globale, morale et spirituelle, à la crise contemporaine. C’est pourquoi, à l’occasion de son centième anniversaire j’en recommande vivement la lecture.