JANET ET LA DÉCOUVERTE DE LA CONSCIENCE - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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JANET ET LA DÉCOUVERTE DE LA CONSCIENCE

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Le livre scientifique le plus passionnant que l’on puisse lire actuellement parmi les « nouveautés » de l’édition date en réalité de 1889 : c’est l’Automatisme psychologique de Pierre Janet, chef-d’œuvre d’investigation complètement oublié et que vient de rééditer le professeur Henri Faure, directeur du laboratoire de psychologie pathologique de la Sorbonne (a).

Passionnant et oublié : quel auteur contemporain nous parle encore de ces étranges phénomènes que sont le dédoublement de la personnalité, l’écriture automatique, le somnambulisme ? Et cependant, Janet semblait bien avoir montré, il y a presque quatre-vingt-dix ans, que ces troubles rares et difficiles à observer de façon scientifique livrent quelques-unes des clés de notre psychologie la plus profonde, la plus normale et la plus quotidienne. On a renoncé à ces clés, on les a oubliées, on les a remplacées par d’autres que la mode impose, mais qui ne s’appuient pas sur des observations aussi convaincantes (1).

Prenons l’exemple de l’écriture ou de la parole automatiques, phénomènes assez faciles à provoquer (surtout le premier) et qui permettent aux spirites de croire qu’ils communiquent avec les morts. Une personne, assise dans la demi-obscurité, tient un crayon en main. Au bout d’un moment de silence et, semble-t-il, de recueillement, elle se met à écrire. Ce qu’elle écrit est attribué à une personnalité seconde qui dit « je », qui (dit-elle aussi), n’est pas celle de la personne assise là dans un fauteuil (le « médium »), mais une autre, souvent inconnue, parfois illustre, Napoléon, Socrate, Abraham, souvent aussi connue d’une ou plusieurs des personnes présentes (un parent ou ami décédé par exemple). Qu’y a-t-il d’authentique dans cette expérience ? Comment savoir si le « médium » n’est pas un simulateur ?

Impossibles à simuler

Un premier fait est que ces phénomènes sont connus depuis toujours. Le professeur E. R. Dodds, l’helléniste d’Oxford, a fait récemment le tour des témoignages rapportés dans la littérature grecque antique. Ils sont nombreux, variés et très semblables à ce que l’on observe maintenant quoique le moyen de l’écriture soit moins attesté (b)1. Un autre fait est qu’ils sont familiers à toutes les cultures, et ici les témoignages sont innombrables.

Cette universalité dans le temps et l’espace prouve-t-elle autre chose que la constance de la jobardise humaine ? Il est difficile d’en douter quand on est confronté aux faits. Voici une observation banale, que j’ai faite souvent moi-même2, dont Janet cite de nombreux cas et qu’il étudie avec une admirable sagacité : si le « médium » est en forme, il est facile d’obtenir de lui des performances, rigoureusement impossibles à simuler ; tandis, par exemple, que sa main soutient à toute allure un dialogue écrit avec un premier interlocuteur, sa bouche donne la réplique à un deuxième qui lui parle de tout autre chose. On a vu même des « médiums » écrire à toute allure des deux mains à la fois des textes improvisés et sans aucun rapport entre eux3.

Or tout cela, qui semble miraculeux, et qui naturellement impressionne beaucoup dès que les propos tenus par le médium ont un tour religieux ou qu’ils se présentent comme des révélations faites par les morts, Janet en a fait la patiente synthèse au cours des expériences rapportées dans son Automatisme psychologique4.

Mais, ce qui est bien plus important encore, Janet décèle dans la personnalité normale, non pathologique, les racines de tous ces phénomènes, qui existent à l’état potentiel en chacun de nous sous les formes élémentaires et familières de la distraction, du rêve éveillé, de l’attention soutenue, du fantasme. Certes, selon lui, l’homme « normal » est à l’abri de ces mésaventures psychologiques. C’est peut-être la seule de ses thèses qui ait vieilli, mais il ne faut pas oublier que quand il publia l’Automatisme psychologique, qui fut sa thèse de doctorat, il avait tout juste 30 ans et qu’il lui restait près de soixante ans à vivre. Depuis, l’idée de l’homme « normal » s’est précisée et en se précisant, elle a pratiquement disparu.

Tout homme, normal ou non, se situe statistiquement par rapport à ses semblables et tous ses caractères se répartissent sur une courbe de Gauss. Au lieu de dire comme Janet que l’homme « normal » ne peut pas être mis en état d’hypnose (c’est le synonyme moderne de somnambulisme), Eysenck, par exemple, constate que c’est plus ou moins difficile, mais qu’il suffit d’être patient pour y arriver (c). De même, les études statistiques sur la suggestion montrent que 5 pour 100 des gens « normaux » sont, sans préparation aucune, susceptibles à l’hallucination visuelle et beaucoup plus à l’hallucination auditive suggérée (d).

Il est étrange et incroyable qu’à mesure que les faits étudiés par Janet avaient tendance à rentrer dans la normalité, Janet lui-même ait sombré dans l’oubli. Cet oubli fut peut-être, et de nombreux psychologues le pensent, un désastre : c’est dans ce vide qu’ont proliféré les divagations de la psychanalyse5]. La psychologie serait bien différente de ce qu’elle est maintenant si la voie ouverte par Janet n’avait pas été abandonnée6. On peut faire en effet à la psychologie moderne qui est une vraie science, procédant comme toutes les autres sciences par hypothèse et vérification expérimentale, le grave reproche d’ignorer le plus important qui est la conscience7.

L’essentiel de notre être

« Nous n’avons pas besoin de cette hypothèse » disait (par boutade et en paraphrasant un mot célèbre de Laplace sur Dieu) le grand neurophysiologiste anglais lord Adrian. Mais qu’est-ce qu’une psychologie qui ignore la conscience ? Tous les faits que cette psychologie établit sont certes vrais, mais la conscience n’est-elle pas l’essentiel de notre être ? Or, cela, jamais Janet ne le perd de vue.

Le professeur Henri Faure doit donc être chaleureusement remercié d’avoir réussi à obtenir du CNRS les crédits nécessaires à une réédition de l’œuvre complète de Janet. C’est là une entreprise de salubrité. Et la redécouverte de Janet est une révélation. Un des plus grands esprits de la science française ressort de l’ombre où une espèce de complot l’avait relégué 8.

Aimé MICHEL

(a) Pierre Janet : l’Automatisme psychologique (en vente à la Société Pierre Janet, 60, boulevard Saint-Marcel, 75005 Paris. 45 F. Paris 1973).

(b) E. R. Dodds : The Ancient Concept of Progress (Oxford University Press, Ely House, London W 1, 1973, Ch. X) ; voir aussi, du même auteur : Greek Poetry and Life (Londres 1936) et l’article publié dans le numéro 55 (1971) des Proceedings de la Society for Psychical Research.

(c) H. J. Eysenck : Sense and nonsense in Psychology, Ch. 1 (Pelican Books, 1966).

(d) W. Keup : Origin and Mechanisms of Hallucinations (Plenum Press, Londres 1970).

Chronique n° 148 parue dans F.C. – N ° 1390 – 3 août 1973. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008 (www.aldane.com), chapitre 9 « Conscience », pp. 259-261.


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 22 juillet 2013

  1. Sur ce sujet, outre les deux références données par Aimé Michel, on pourra consulter : Les Grecs et l’irrationnel, qui est actuellement le livre d’E. R. Dodds le plus facile à trouver (collection Champs n° 28, Flammarion, 1977).
  2. La seule expérience avec un « médium » dont j’ai eu connaissance est celle qu’il a faite avec son ami Pierre Châtelain-Taillard, qui fut journaliste au Canard enchaîné.
  3. Voici un autre exemple décrit par Williams James l’année même de la publication de l’Automatisme psychologique : « M. Smith écrivait sur de grandes feuilles marron de papier d’emballage, le bras droit étendu, sa figure de niveau avec la table et enfouie dans le creux de son bras gauche – position qui rendait la vision de la surface du papier physiquement impossible. Néanmoins, un soir, en ma présence, et à deux ou trois reprises, après avoir couvert une feuille de son écriture (le crayon n’étant jamais relevé, les mots chevauchaient les uns sur les autres), il retourna la feuille, et procédant de haut en bas, il se mit à mettre les points aux i et les barres au t avec une précision absolue et une grande rapidité. Un autre soir, étant assis dans la même posture, il dessina entièrement la silhouette d’une figure d’homme grotesque, de telle sorte que le crayon acheva son trait au point précis où il l’avait commencé et qu’à présent il est impossible de dire, après l’examen du contour qui est parfaitement continu, où se trouve au juste le point en question. De pareils tours de force sembleraient tout à fait impossibles à tout homme normal à l’état de veille. » (Note sur l’écriture automatique, Proc. Am. Soc. Psych. Res. 1, 548-564, 1889, reproduite dans Expériences d’un psychiste, trad. E. Durandeaud , Payot, Paris, 1972, pp. 43-44).
  4. L’examen des médiums fait l’objet de l’avant dernier chapitre « Divers formes de la désagrégation psychologique », pp. 366-413 de l’Automatisme psychologique (Félix Alcan, Paris, 1930). Il y traite de « l’une des plus curieuses superstitions de notre époque : je veux dire les discours des tables parlantes et les messages des médiums écrivants ». Avec son approche caractéristique associant ouverture d’esprit, respect des faits et froideur rationnelle il poursuit : « On s’est montré injuste envers les spirites comme envers les magnétiseurs ; on s’est trop moqué d’eux et on les a trop dédaignés. Eux aussi avaient des théories absurdes pour expliquer des faits qui étaient importants et bien observés. Il y a des années que les chefs du spiritisme connaissent ces faits de désagrégation psychologique que nous venons de décrire. Il semble que toute science doive passer par une période de superstition bizarre ; l’astronomie et la chimie ont commencé par être l’astrologie et l’alchimie. La psychologie expérimentale aura commencé par être le magnétisme animal et le spiritisme : ne l’oublions pas et ne nous moquons pas de nos ancêtres. » (p. 375). Dans plusieurs autres passages Janet exprime la même opinion.
  5. Ici encore, Aimé Michel retrouve le diagnostic d’Ellenberger. L’historien suisse, en effet, déplore que le triomphe de la psychanalyse ait conduit à l’effacement de Janet, et il montre que la « première psychiatrie dynamique », c’est-à-dire la psychologie fondée par Janet, n’est pas une anticipation balbutiante de la psychanalyse, comme on l’a longtemps pensé sous l’influence des thèses freudiennes, mais un autre système de compréhension du psychisme, basé sur des présupposés théoriques et sur des observations différents. (Histoire de la découverte de l’inconscient, Fayard, 1994, p. 209). Et il réhabilite Janet contre les critiques freudiennes (ibid., pp. 432 sq.) [Note de Bertrand Méheust
  6. Bien que le propos d’Aimé Michel déborde largement le cadre des phénomènes parapsychologiques, il faut noter que cette voie de recherche-là fut abandonnée par Janet lui-même. En ce qui concerne la suggestion à distance, « [i]l estimait que toutes les précautions n’avaient pas été prises pour éviter la suggestion indirecte et que les rapports publiés n’étaient pas assez fidèles. Dès lors, il éprouva une méfiance durable à l’égard des recherches parapsychologiques et décida de se limiter, au moins pour l’instant, à l’exploration systématique des phénomènes élémentaires de l’hypnose et de la suggestion. » (Ellenberger, op. cit., p. 362).

    Emily Williams Kelly confirme ce revirement dans Irreducible Mind. Towards a psychology for the 21st century (E.F. Kelly et al., Rowman & Littelefield, Lanham, Maryland, 2007, p. 226). En 1885, dans son premier article (Notes sur quelques phénomènes de somnambulisme, Revue philosophique, 21, 190-198, 1886 ; reproduit dans Janet, Premiers écrits psychologiques 1885-1888, édité par P. Nicolas, L’Harmattan, Paris, 2005), Janet reconnaît « chez Mme B. [Léonie], une sorte de faculté, je ne sais laquelle, de percevoir la pensée d’autrui ». Dès 1889, il renonce à décrire ces expériences dans l’Automatisme psychologique, peut-être par crainte pour sa future carrière. En 1930, il déclare qu’il a toujours été « sceptique quant à la suggestion mentale et l’hypnotisme à distance » (Psychological Autobiography, in Carl Murchinson, A History of Psychology in Autobiography, Clark University Press, Worcester, 1930, disponible sur http://psychclassics.yorku.ca/Janet/murchison.htm). Il fait même des reproches à ceux qui ont insisté sur l’importance d’une telle recherche. Apparemment, que de telles études puissent impliquer des « facultés inconnues de l’esprit humain » était suffisamment inacceptable pour le conduire à répudier cette voie de recherche. E. Williams Kelly ajoute en note « La “dissonance rétrocognitive” de Janet, pour employer une expression forgée par Brian Inglis (1983), reflète une réaction par trop commune aux phénomènes surnormaux, même ceux produits dans des expériences soigneuses dont on a été le témoin ou qu’on a même conduite soi-même ».

    Remarquons cependant au passage que certaines des idées chères à Pierre Janet sont proches par l’esprit sinon identiques à celles défendues par Aimé Michel. Henri Ellenberger, qui n’y était visiblement pas insensible, s’est plu à les relever :

    − « [U]ne idée métaphysique (…) revient sans cesse dans ses écrits, comme une sorte de leitmotiv : le passé de l’humanité, dans son ensemble, a été entièrement préservé, d’une certaine manière. Il alla jusqu’à prédire qu’un jour viendrait “où l’homme saura se promener dans le passé comme il commence à se promener dans les airs”. “Tout ce qui a existé”, disait-il, “existe et dure dans un espace que nous ne comprenons pas, où nous ne pouvons pas aller”. Il disait aussi que si jamais le “paléoscope” était inventé, l’homme apprendrait des quantités de choses dont il n’avait pas la moindre idée aujourd’hui. » (pp. 377-378). « L’histoire se comporte comme si le passé de l’humanité était conservé en son entier dans un espace permanent qui pourrait un jour devenir accessible à l’investigation directe de l’homme. » (p. 426). Cette idée est à rapprocher de la conception de l’espace-temps comme un bloc ne varietur (sur ce point voir par exemple la chronique n° 120, In pulverem reverteris, 19.07.2010).

    − Vers la fin de sa vie, il tendait « à voir dans les mystiques des penseurs progressistes qui cherchaient à aller au-delà des formes de croyances que leur offraient la science et la logique de leur temps. Les mystiques ont ouvert des voies nouvelles à l’humanité. “Beaucoup de notions aujourd’hui très répandues ont commencé dans les ouvrages des mystiques comme de simples aspirations à une connaissance meilleure”. Les mystiques furent les premiers à considérer la vérité “comme une vertu acquise par des pratiques ascétiques et méritées par une conduite morale”. Les mystiques ont aussi ouvert la voie à une nouvelle sorte de logique qui considère les sentiments humains, surtout l’amour, comme ayant une valeur démonstrative. » (pp. 425-426). (Janet, souvent présenté comme athée, était en fait un agnostique qui ne rompit jamais ses attaches religieuses, fit donner une instruction religieuse élémentaire à ses enfants et demanda des funérailles catholiques pour son épouse et pour lui-même).

    − L’évolution de l’homme n’est pas achevée : « sa pensée prométhéenne favorite (…) veut que l’évolution de l’humanité soit loin d’être achevée et qu’elle pourrait un jour prendre une tournure insoupçonnée. » (p. 426). Il exprime cette idée en termes voilées : « Nous nous bornons encore à pousser dans le temps comme des plantes dans l’espace ». Janet rejoint ici son ami Bergson qui conclut son Evolution créatrice par cette prédiction : « L’évolution n’est pas terminée et l’action humaine a été et sera encore une source de merveilles. » (p. 419).

    − « La maxime qui lui tient le plus à cœur est celle de Guyau, ce philosophe qu’il admirait tant : “Avoir confiance en nous-mêmes et en l’univers.” » (p. 425).

  7. L’étude de la conscience a fait un retour en force depuis mais il s’en faut que les travaux contemporains embrassent la diversité des phénomènes étudiés par Janet et les autres auteurs qu’il cite abondamment comme Myers, Gurney, Richet, James et autres.
  8. Henri Faure, professeur à la Sorbonne, psychiatre, président du comité ayant assuré la réédition des œuvres de Pierre Janet, écrit à Aimé Michel le 7 août 1973 : « J’étais encore sous le coup de votre lettre si pertinente lorsque j’ai découvert dans France Catholique votre étude sur « Janet et la découverte de la conscience ». Permettez-moi de vous remercier et de vous féliciter. Nous sommes nombreux, parmi les neuropsychiatres français, à être inquiets des outrances de certains psychanalystes. Nous nous demandons de plus en plus ce que sera la formation des spécialistes en psychologie pathologique si nous continuons à nous enfoncer dans un verbalisme détaché de l’organicité, de l’observation clinique, et du souci de guérir. Janet n’a pas donné réponse à tout mais son œuvre immense reste inexplorée. Merci de nous avoir aidé à attirer l’attention sur l’Automatisme psychologique. Il reste beaucoup à faire ! (…) ».

    Aujourd’hui l’œuvre de Pierre Janet est de nouveau disponible en livres (collection « Encyclopédie psychologique » aux éditions de l’Harmattan, http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=auteurs&obj=artiste&no=9167) et en ligne (http://pierre-janet.com/LivresEnLigne.htm).