Les jours entre la Résurrection du Christ et son retour vers le Père sont pleins de mystère. Si nous les acceptons, comme nous le devrions, non comme une légende mais comme une part vitale de notre foi, alors nous devrions nous demander ce qu’ils signifient dans la vie du Seigneur et dans notre propre existence de chrétien.
Ce sont des jours entre le temps et l’éternité. Le Seigneur est toujours sur la terre, mais ses pieds en sont déjà détachés, préparés au départ. Devant Lui, s’ouvre la lumière éternelle, mais il s’attarde pourtant, de façon transitoire.
Dans le Nouveau Testament, il y a deux figures de Jésus ; l’une est le « fils du charpentier » (Matthieu 13:55). Il est celui qui se tient au milieu des événements terrestres, qui peine, lutte, se soumet à son destin. Il a ses propres caractéristiques personnelles – mystérieuses et inexplicables, c’est certain – et pourtant tellement siennes que nous entendons presque le ton de sa voix, avec les gestes qui l’accompagnent. Dans l’ensemble, ce sont les évangiles qui décrivent ce Fils de l’Homme (voyez les Epîtres et l’Apocalypse).
L’autre « nature » de Jésus est centrée sur l’éternité. Là, toutes les limites terrestres ont été abolies. Il est libre, divinement libre, Seigneur et Maître. Il ne reste rien de transitoire ou d’occasionnel ; tout est essentiel. « Jésus de Nazareth » est devenu « le Christ notre Seigneur », l’être éternel que Saint Jean décrit tel qu’il lui a été révélé sur l’île de Patmos : « comme un fils d’homme, habillé d’un vêtement descendant jusqu’aux chevilles et d’une ceinture autour de la poitrine avec un corset d’or. Mais sa tête et ses cheveux étaient blancs comme la laine blanche ou la neige et ses yeux lançaient des éclairs de feu ; ses pieds étaient comme du cuivre pur dans une fournaise rougeoyante et sa voix comme le grondement des grandes eaux. Il tenait dans la main droite sept étoiles. Et de sa bouche sortait une épée acérée à deux tranchants ; et son maintien était celui du soleil rayonnant de sa puissance. »
« Et l’ayant vu, je tombai comme mort à ses pieds. Il posa sa main droite sur moi, disant : ‘ne sois pas effrayé, je suis le Premier et le Dernier, le vivant ; j’étais mort et vois, je suis vivant pour toujours et j’ai les clefs de la mort et du séjour des morts.’ »
Saint Paul le décrit également ainsi dans la Lettre aux Colossiens quand il parle de lui : « Il est l’image du Dieu invisible, le premier-né de toute créature. Car en Lui ont été créées toutes choses dans les cieux et sur la terre, les choses visibles et invisibles, que ce soient les Trônes, les Dominations, les Principautés, les Puissances… Car il a plu à Dieu le Père que toute Sa plénitude demeure en Lui et que par Lui Il réconcilie avec Lui toutes choses, que ce soit sur la terre ou dans les cieux, établissant la paix par le sang de Sa croix » (Colossiens 1:15-20).
Ici, tous les détails concrets s’évanouissent. Aucun trait familier ne demeure ; à peine une apparence humaine. Tout est étrange et démesuré. Est-ce le même Jésus que Celui qui a marché sur la terre ?…
On pourrait demander : pourquoi tarder sur terre après la Résurrection ? Pourquoi le Seigneur n’est-il pas rentré directement chez Lui ?
Que s’est-il passé durant ces quarante jours? Supposons un instant que la Résurrection et la période qui a suivi n’ont été que les ramifications d’une expérience religieuse morbide, légende ou mythe – à quoi ces jours auraient-ils ressemblé ?
Sans aucun doute, ils auraient été remplis de démonstrations de la puissance du libéré ; le persécuté, maintenant tout-puissant, aurait châtié ses ennemis ; il aurait flamboyé depuis les autels, aurait couvert d’honneurs ses adeptes, et de cette façon et de bien d’autres, aurait comblé les attentes des opprimés.
Il aurait également initié les disciples aux merveilleux mystères des cieux, leur aurait révélé l’avenir, le commencement et la fin de toutes choses. Mais rien de cela ne se produit. Aucun mystère n’est révélé, personne n’est initié aux secrets de l’inconnu. Pas un miracle, mis à part l’existence transfigurée du Christ et la pêche miraculeuse, qui n’est qu’une répétition d’un événement antérieur.
Que se passe-t-il ? Une chose aucunement spectaculaire, délicieusement tranquille : le passé est confirmé. La réalité de la vie qui a rejoint l’éternité. Ces jours sont la période de cette transition. Nous en avons besoin pour notre foi ; particulièrement quand nous évoquons les grandes images du Christ éternel trônant à la droite de Son Père, venant sur les nuées pour juger les vivants et les morts, dirigeant l’Eglise et les âmes des fidèles grandissant des profondeurs de l’humanité assignée par Dieu « à la maturité de la plénitude du Christ » (Ephésiens 4:13).
De telles images nous mettent en danger de perdre la figure terrestre du Seigneur. Cela ne doit pas arriver. Toutes choses dépendent du Christ éternel qui demeure également Jésus de Nazareth, qui a marché parmi nous jusqu’au jour où toutes choses ont été embrassées dans l’éternité ; avec le mélange de l’esprit sans limite avec l’enracinement du processus de salut.
Dans le Christ de l’Apocalypse, une vision le montre bien : l’Agneau se tenant « comme tué » mais cependant vivant (Apocalypse 5:6;1:18). La destinée terrestre entre dans l’éternité. De ce jour et pour toujours, la mort est devenue la vie éternelle.
Mais il y a un danger que cette vérité miroite dans l’espace, aussi énigmatique qu’une rune ou une pierre antique. Cette période de transition décrypte la rune, nous donne la clef de la parabole : tout ce qui a été demeure sous une forme éternelle. Chaque parole que Jésus a prononcé, chaque événement de sa vie terrestre est fixé dans une réalité immuable, alors, maintenant, et pour toujours. Celui qui siège sur le trône contient le passé transfiguré en un présent éternel. – De la part du Seigneur.
Le père Romano Guardini (1885 – 1968), auteur et académicien, était l’une des plus importantes figures dela vie intellectuelle catholique du 20e siècle. Cet essai est adapté de son livre le plus connu, « Le Seigneur ». Il était le mentor de théologiens aussi illustres que Hans Urs von Barthasar et Joseph Ratzinger.
Illustration : « Adoration de l’Agneau Mystique » par Jan van Eyck, vers 1430 [cathédrale Saint Bavon, Gand, Belgique]. Cette pièce est le panneau central du retable du maître-autel. En haut à gauche et dans le sens inverse des aiguilles d’une montre : les martyrs hommes, les écrivains païens et les prophètes juifs, les saints et les martyrs femmes.
Source : https://www.thecatholicthing.org/2019/04/22/between-time-and-eternity/