ET SI L’INTELLIGENCE ACCEPTAIT SES LIMITES ? IL Y A TANT DE CHOSES QUE JE NE SAIS PAS... - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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ET SI L’INTELLIGENCE ACCEPTAIT SES LIMITES ? IL Y A TANT DE CHOSES QUE JE NE SAIS PAS…

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De nombreux lecteurs, surtout parmi ceux qui se vouent à l’enseignement religieux, me font part de leur perplexité devant les objections qu’on leur oppose parfois au nom de la science. En particulier, les prêtres africains se trouvent dans l’inconfortable position de se voir opposer le propre enseignement des coopérateurs français. Je me propose, au cours des quelques articles qui vont suivre, d’exposer quelques idées sur ce problème. Il ne s’agit, je le précise, que de mes idées. D’autres que je respecte ont des idées différentes. C’est ainsi que notre ami Claude Tresmontant a exposé ici-même, en plusieurs articles, pourquoi la foi n’a rien à redouter de la science car, dit-il, (et cela semble être au centre de sa pensée, il s’est donné la peine de me l’écrire), « le Christianisme, c’est la raison même »1.

Je ne doute pas que le Christianisme soit la raison même, si c’est le Logos de l’Évangile johannique que l’on appelle raison, l’infinie Intelligence qui nous a tirés du néant, nous les hommes, et l’univers entier. Je doute, en revanche, très fort que cette Intelligence, justement parce qu’elle est infinie, soit celle dont les coopérateurs français, les prêtres d’Afrique, Claude Tresmontant, vous-mêmes et moi-même, usons dans notre pénible marche vers une Vérité que nous ne connaîtrons jamais dans ce monde, sauf par ce qu’en dit la Révélation.

La Vérité révélée, c’est une Histoire. C’est l’histoire des relations de l’homme avec Dieu.

Donc, première objection : cette histoire est pleine de prodiges « contraires aux lois de la nature » et d’épisodes irrecevables par quiconque est « instruit de ce qui se passe réellement dans la Nature et que nous apprend la science », par quiconque « connaît ces lois ». Car ces lois toujours vérifiées dont on voit triompher les effets dans les merveilles de la technique, conquête de la lune, énergie nucléaire, télévision etc. « ne peuvent admettre » (par exemple) la résurrection des morts, la survie d’une âme (puisque la mort nous offre le spectacle d’une destruction totale), etc. La religion n’est donc qu’un tissu de contes à dormir debout, « inconciliables avec la raison moderne ». D’ailleurs, ajoute-t-on souvent, la science s’est-elle établie autrement que grâce à une terrible lutte contre la religion, grâce à son triomphe sur l’obscurantisme et l’ignorance ?2

Coups de boutoir

J’espère avoir correctement résumé ce premier coup de boutoir contre la connaissance révélée. Si des lecteurs en connaissent d’autres dans ce même domaine de la prétendue antinomie entre la science et la foi, qu’ils veuillent bien m’en faire part.

Le problème, qu’on y réfléchisse bien, est de définir correctement ces impossibilités que la science ne saurait admettre. Ici, je citerai Lévy-Bruhl, incontestable défenseur de la « rationalité », contre l’« absurdité de la croyance religieuse » qu’il appelle « primitive » :

« – Pour le primitif, l’absurdité (…) n’entraîne pas l’impossibilité d’exister. (…) Par suite, quand le Blanc (a) lui explique qu’il ne se peut pas qu’un corps soit à la fois mangé et intact, que des personnes soient à la fois sur un rocher et dans un caïman à cent mètres de ce rocher, ce raisonnement (b) n’a pas d’effet sur lui (c).

En dépit, donc, du « raisonnement » du « Blanc », le sorcier refuse d’admettre l’impossibilité d’être à la fois ici et là-bas.

Et pourtant être à la fois ici et là-bas, n’est-ce pas absurde, donc impossible ? Hélas, le « primitif » ne sent pas la force lumineuse de cette « évidence ».

Possible, impossible ?

Lévy-Bruhl est mort en 1939. Et il faut bien constater, « hélas », qu’il n’était pas au courant de la science de son temps. Car déjà à l’époque où il écrivait dans ses carnets ce que l’on vient de lire, l’expérience des fentes de Young existait depuis des lustres. Elle avait été répétée de vingt façons différentes. Dans une version plus paradoxale encore, Einstein en avait souligné très clairement lors d’un congrès Solvay le côté absurde (d’ailleurs pour réfuter la Physique quantique). Et « hélas », l’expérience des fentes de Young montre qu’un photon unique peut passer par deux trous différents d’un même écran, et personne en 1981 ne peut expliquer cette « absurdité » de la nature. Mieux encore, en affinant l’expérience avec un laser, on montre que le photon qui traverse le (les ?) trou(s) à 300 000 kilomètres/seconde, interagit avec d’autres photons du laser qui, ou bien ont cessé d’exister (puisqu’ils sont déjà enregistrés sur la plaque photographique) ou bien n’existent pas encore (puisqu’ils n’ont pas encore quitté le laser) (d)3. Lévy-Bruhl a bonne mine et le sorcier se trouve contre lui en très bonne compagnie pour rejeter la prétendue « évidence » du « Blanc » : tous les savants actuels pensent exactement comme lui, il est vrai, à une autre échelle.

– « Oui ai-je parfois entendu répondre à cela, mais précisément c’est l’échelle qui fait problème. Une particule ne se comporte pas comme un corps à l’échelle humaine. Nous autres historiens (par exemple) savons mieux que le physicien ce qui peut ou non se passer à l’échelle humaine. »

On remarquera que le problème a changé de nature : il s’agit de savoir qui connaît mieux le monde physique, de l’historien (ou sociologue ou psychologue) ou du physicien. Pour ma part, je mise sur le physicien. Mes raisons sont très bêtes : c’est le physicien qui est allé sur la lune, qui a inventé la télévision, transformé le monde. J’ai un infini respect pour l’historien dont le métier est de me rapporter ce qui s’est passé, non de me dire si c’était possible ou non (ce n’est pas son métier)4.

– Mais enfin, la Résurrection, c’est impossible. On n’a jamais vu un mort ressusciter. Comment des cellules détruites peuvent-elles se reconstituer ? C’est contraire à la Biologie.

Le secret de l’univers

Comment des cellules, etc., je n’en sais rien et cela ne m’impressionne guère : il y a tant de choses que je ne sais pas ! Seul l’ignorant croit tout savoir. Quant à décréter que telle chose est contraire à la Biologie, j’attends, pour me rendre à cet arrêt, qu’on ait achevé la Biologie. Or à peine est-elle commencée. On ignore tout de faits aussi communs que la raison pour laquelle certaines cellules se reproduisent et d’autres pas (e). Pourquoi certains êtres vivants ne vieillissent-ils pas, ne mourant jamais que de mort violente ? Question simplissisme. Réponse : aucune réponse (pour l’instant !) La Résurrection impossible ? Voilà bien la plus absurde des objections. Car, d’une part, je ne sais pas si elle est impossible. Comment, par quelle révélation le saurais-je ? Croyez-vous à la multiplication indéfinie des poissons ? Croyez-vous qu’on puisse être la sœur de sa mère ? Aux États-Unis, le clonage (f) de certains poissons est en train de devenir une industrie qui rendra la pêche inutile. On prend un poisson femelle, un seul, et on le multiplie indéfiniment par clonage. Tous les poissons obtenus sont sœurs de la première poissonne.

Deuxième raison : nous disons que Jésus est ressuscité mais aussi qu’il était Dieu. D’où tenez-vous la connaissance de ce qui est ou non possible à Dieu, s’Il existe ? Vous dites qu’il n’existe pas. Bon ! C’est une foi comme une autre quoique incohérente (à la différence de la foi religieuse) : car ceux qui croient admettent une Révélation. Il est donc logique qu’ils croient. Mais pour nier la foi, il faudrait avoir touché le dernier secret de l’univers et l’avoir trouvé vide. J’attends patiemment que vous l’ayez touché, ce secret ultime dont l’infini vous sépare : qu’il est à l’infini, cela se démontre ; vous devez croire à vos démonstrations5.

Galilée, un homme religieux

Mais la religion est historiquement l’ennemie de la science, cela du moins est certain. Et Galilée ? Et l’Inquisition ?

À cela je réponds que les fondateurs de la science, y compris Galilée lui-même, le persécuté, Descartes, Pascal, Fermat, Kepler, Newton, étaient des hommes religieux. Ont-ils fondé la science contre leur religion ? Ou bien contre d’autres savants qui, faute de pouvoir soutenir scientifiquement des idées moribondes, ont voulu utiliser la puissance ecclésiastique et y sont parfois parvenus ? Tout le monde a essayé d’utiliser l’Église à des fins profanes quand elle détenait une puissance terrestre. C’est humain. C’est regrettable. Et Dieu merci, cela n’est plus. Nous reprendrons cette méditation6.

Aimé MICHEL

(À suivre)

(a) « Le Blanc » : il est amusant de relever, encore au début de ce siècle, la curieuse superstition selon laquelle le « Blanc » serait un privilégié de la raison.

(b) Le prétendu « raisonnement » n’est en réalité qu’une autre superstition : Lévy-Bruhl croit que ce qui lui paraît évident est nécessairement vrai. Il ne se demande pas pourquoi il le croit. C’est l’héritage cartésien radicalisé par Hegel.

(c) Cahiers posthumes (PUF, 1949, III, Juin/Août 1938, p. 66).

(d) Expériences de Stern et Gerlach, Plegor et Mundel, et autres expériences plus récentes.

(e) Quand on le saura, on guérira le cancer.

Chronique n° 337 parue dans F.C. – N° 1801 – 19 juin 1981. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, Aldane, Cointrin, 2008 (www.aldane.com), pp. 672-675.


Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 21 avril 2014

  1. Aimé Michel avait des affinités fondamentales avec la pensée de Claude Tresmontant, auquel il avait d’ailleurs consacré une chronique enthousiaste en 1976 [n° 248, Le futur de l’homme est le surnaturel, reproduite dans La clarté…, op. cit. pp. 428-431]. Mais il avait par ailleurs des réserves. Cela tenait à ce qu’à ses yeux le philosophe, dans son entreprise de repenser le christianisme à travers la science contemporaine, en était venu à donner à la raison et à la science une place excessive. Aimé Michel restait sur ce point dans la ligne de Pascal : Dieu est un abîme devant lequel la raison humaine s’arrête. [Note de Bertrand Méheust].
  2. Ces quinze dernières années, un grand nombre de livres ont suivi cette argumentation pour démontrer qu’il est « réaliste, courageux et merveilleux d’être athée » et que l’humanité ne pourra accéder à la paix et à la liberté qu’après avoir écarté « l’hypothèse Dieu » et s’être enfin débarrassée des religions et de leurs superstitions. Citons parmi d’autres L’évangile selon la science. La religion à l’épreuve de la connaissance (Robert Laffont, 2003) du mathématicien italien Piergiorgio Odifreddi et Dieu l’hypothèse erronée. Comment la science prouve que Dieu n’existe pas (H & O éditions, 2009) du physicien américain Victor Stenger. Mais deux d’entre eux retiennent plus particulièrement l’attention : le Traité d’athéologie (Grasset, 2005) du philosophe Michel Onfray et Pour en finir avec Dieu (Robert Laffont, 2008 ; réédité dans la collection de poche Tempus, Perrin, 2009) du biologiste de l’évolution Richard Dawkins. Tous deux ont été de grands succès de librairie (le livre de Dawkins aurait été traduit en une trentaine de langues et se serait vendu à 6 millions d’exemplaires).

    Selon Michel Onfray les monothéismes juif, chrétien et musulman sont fondés sur « une série de mépris identiques : haine de la raison et de l’intelligence ; haine de la liberté ; haine de tous les livres au nom d’un seul ; haine de la vie ; haine de la sexualité, des femmes et du plaisir etc. ». La charge est féroce, surtout à l’égard des catholiques. Dans Dieu avec esprit. Réponse à Michel Onfray(Philippe Rey, Paris, 2005), Irène Fernandez contredit ces thèses et comme Tresmontant, affirme au contraire que le rationalisme est l’« essence du christianisme » : « Le christianisme n’est pas rationaliste par raccroc, il l’est constitutionnellement, si on peut dire. C’est sans doute la seule religion où Dieu, le Logos qui était “au commencement”, soit la Raison en personne. “In principio erat Verbum – au commencement de toutes choses il y a la force créatrice de la raison.” C’est “la conviction fondamentale de la foi chrétienne” […] “dans le christianisme, la rationalité est devenue religion” (Joseph Ratzinger, Vérité du christianisme, conférence prononcée à la Sorbonne le 27 novembre 2000. La Documentation catholique, n° 2217). Il ne s’agit pas là d’une accommodation récente au “progrès” de la pensée, mais d’une constante de la foi. Comme le montre la référence au Prologue de Jean, c’est une position aussi ancienne que le christianisme (…) » (p. 52).

    Aimé Michel nuance cette position car ce rationalisme chrétien est fort différent du rationalisme athée. « Il y a une incohérence insurmontable dans le rationalisme matérialiste, écrit-il. Le matérialiste ne peut pas se dire rationaliste sans se nier, puisqu’il a devant lui une évolution illimitée. Dès lors qu’il admet comprendre des choses qui sont irrémédiablement incompréhensibles au chien, il est obligé d’admettre aussi qu’un être plus évolué que lui pourra acquérir une intelligence des choses aussi supérieure à la sienne que la sienne l’est à celle du chien » (chronique n° 168, La singularité de l’homme – De Jacqueline de Romilly à l’irrationnel dans la nature, 10.01.2011).

    Pour Richard Dawkins « Dieu est une illusion (…) pernicieuse » (p. 44), une idée irrationnelle et pathologique, par conséquent « ce n’est pas une version particulière de Dieu ou des dieux que j’attaque, ce que j’attaque, c’est Dieu, tous les dieux, tout ce qui est surnaturel, partout et chaque fois qu’on les a inventés ou qu’on les inventera. » (p. 51). Pas plus qu’Onfray, il ne donne dans la nuance. On en aura une idée par son résumé du tissu d’inepties que constitue à ses yeux le christianisme : « un homme est né d’une vierge sans l’intervention d’un père biologique. Le même homme sans père a appelé pour le faire sortir de sa tombe un ami du nom de Lazare qui était mort depuis suffisamment longtemps pour qu’il sente mauvais, et Lazare est aussitôt revenu à la vie. Cet homme sans père est lui-même redevenu vivant après être mort et avoir été enterré depuis trois jours. Quarante jours plus tard, l’homme sans père est monté au sommet d’une colline et il a disparu avec son corps dans le ciel. (…) La mère vierge de l’homme sans père n’est jamais morte mais elle est montée au ciel avec son corps par “assomption”. Le pain et le vin, s’ils sont bénis par un prêtre (qui doit avoir des testicules) “deviennent” le corps et le sang de l’homme sans père. » (pp. 227-228 de l’édition Tempus). Dawkins ne se donne pas la peine d’expliquer pourquoi ce sont là des inepties tant il est évident que tout cela est contraire à la Science. « La seule différence entre le Da Vinci Code et les Évangiles, c’est que les Évangiles sont une œuvre de fiction ancienne alors que le Da Vinci Code est de la fiction moderne » (p. 127 ; Aimé Michel a longuement expliqué, dans la présente chronique et dans d’autres, pourquoi ces « évidences » n’en sont pas…)

    Bien entendu le livre de Dawkins ne manque pas de remarques pertinentes et d’objections propres à susciter la réflexion, mais l’à-peu-près des arguments et leur réversibilité, le manque d’objectivité, le dogmatisme et parfois la vulgarité du propos révèlent les limites de l’exercice. En présentant les relations entre science et religion comme une guerre à mort permanente, Dawkins reste prisonnier d’une conception simpliste et dépassée, totalement discréditée par les historiens. Un de ses critiques, Alister McGrath, docteur en biophysique moléculaire et athée avant de devenir professeur de théologie historique à Oxford, note que « Dawkins est clairement retranché dans sa propre version particulière d’un dualisme fondamental. (…) Dawkins semble voir les choses à partir d’une vision du monde hautement polarisée qui n’est pas moins apocalyptique et distordue que celle des fondamentalistes religieux qu’il souhaite éradiquer. La solution au fondamentalisme religieux pour les athées est-elle réellement de copier leurs vices ? On nous offre un fondamentalisme athée qui est aussi profondément vicié et biaisé que ses contreparties religieuses. Il y a de meilleures façons de s’occuper du fondamentalisme religieux. Dawkins fait partie du problème ici, pas de sa solution. » Je tire cette citation (p. 25) de son petit livre écrit avec J. Collicutt McGrath, The Dawkins Delusion? (SPCK, Londres, 2007, 78 pp.), auquel je renvoie le lecteur intéressé pour une réponse concise et claire aux thèses de Dawkins. Pour une critique de la psychologie et de l’anthropologie cognitives d’inspiration évolutionniste dont se réclame Dawkins et ses confrères, de son ambition hégémonique sur les sciences humaines et la philosophie, et de son incapacité à rendre compte de la présence universelle du phénomène religieux dans les sociétés humaines, je recommande aussi La marque du sacré (Carnets Nord, Paris, 2008) de l’épistémologue Jean-Pierre Dupuy qui a enseigné à l’École Polytechnique et à l’Université Stanford, notamment le chapitre III « La religion, nature ou surnature ». (On trouvera une recension de ce livre en note f de la chronique n° 20, Le « jugement dernier ». Nous avons les moyens de notre extermination, mise en ligne le 04.01.2010).

  3. L’expérience classique des fentes d’Young condense toutes les difficultés de la physique quantique ; c’est la raison pour laquelle elle est si souvent citée (voir la chronique n° 293, L’homme-caillou – Une Révélation ne peut pas être de nature scientifique, 14.10.2013). En réalisant cette expérience en 1804, le médecin et physicien anglais Thomas Young (1773-1829) découvrit le phénomène de l’interférence lumineuse et en donna une interprétation fondée sur la théorie des ondes lumineuses de Huygens, interprétation qui figure toujours dans les cours de physique élémentaire. La variante de l’expérience rapportée ici par Aimé Michel illustre l’étrange « non-localité » qui caractérise le monde quantique, comme si les « particules » échappaient à l’espace et au temps (voir par exemple les chroniques n° 286, Qu’est-ce qui n’est pas dans le temps ni l’espace et qui est infini ? – Le désaveu de la physique qui ne serait que physique, 17.03.2014, et n° 294, Sur le seuil de la nouvelle physique – Une lettre de Olivier Costa de Beauregard, 24.03.2014).
  4. Cette règle de prudence conseillée aux historiens, « rapporter ce qui s’est passé, non dire si c’était possible ou non », est un point de méthode capital. Lorsque l’exégète fait appel « à l’anthropologie, à la cosmologie, aux évidences scientifiques » pour mettre en question la Résurrection du Christ, il s’attire une critique mordante et ironique (voir la chronique n° 87, L’énigme du deuxième cadavre, 10.05.2010). Bien entendu, Aimé Michel ne réserve pas cette attitude aux miracles rapportés dans les évangiles mais se plait à relever dans les écrits de toutes les époques des faits « impossibles », car l’histoire est pleine de récits incroyables que les historiens généralement nient ou mettent de côté, si bien que l’histoire vraisemblable reconstituée par les historiens n’est plus l’histoire racontée par les témoins. Cette mise en garde est rappelée dans plusieurs passages de sa correspondance avec Bertrand Méheust (L’Apocalyse molle, Aldane, Cointrin, 2008 ; www.aldane.com) :

    « Vous n’imaginez pas comme on a envie de la boucler quand ceux qui n’ont pas vu croient ressusciter ce qui n’est plus, par exemple le temps d’Hitler. À mesure que meurent les témoins, le doute s’empare de leur témoignage. Le démesuré passe à la moulinette des Systèmes Plausibles et prend sa place dans l’infinie chaîne reconstituée selon la conformité au médiocre. Quand on a vu ces Systèmes à l’action, on se prend à douter de l’histoire, toute entière sortie de la moulinette, sauf quand elle est écrite par les témoins. » (lettre du 5 juillet 1980)

    « Moins de 40 ans après les fours crématoires, on peut expliquer que c’est une légende et être cru. Les rescapés qui vont en se raréfiant, font figure de rêveurs et aussi de suspects. Ils auront bientôt disparu, et le bon sens pourra enfin mettre au point la vérité reçue sur cette affaire. Ce processus est peut-être une loi princeps de l’Histoire : le temps passant, le Bon Sens en établit la version aseptisée, sitôt enterré l’homme qui a vu l’homme qui a vu. Corollaire : le fantastique peut intervenir dans l’histoire tout à fait impunément. Son intervention est gommée et renvoyée aux folkloristes, psychiatres et ethnologues dans le cadre des spéculations et statistiques sur les mentalités (…). L’Histoire se fait à l’abri de sa loi princeps qui ensevelit tout ce qui nous dépasse en même temps que l’homme qui a vu l’homme. Si bien qu’elle peut être impunément, comme je l’ai dit, habitée. Habitée par qui ? Par les voix de Jeanne d’Arc, par le démon de Socrate, par le fantôme qui apparut à Xerxès et à Artabane (Hérodote, VII, 16,17). Déjà Hérodote, qui le raconte, n’y croit plus guère un demi-siècle après. Vous rigolez, vous me défiez de dire qui sont ces voix, ce démon, ce fantôme (il y en a d’autres, et tant). J’en sais rien (…). » (28 août 1981)

  5. On reconnait ici l’argument que Rousseau dans ses Lettres écrites de la montagne dirigeait implicitement contre l’existence de miracles : « Puisqu’un miracle est une exception aux lois de la nature, pour en juger, il faut connaître ces lois, et pour en juger sûrement il faut les connaître toutes, car une seule qu’on ne connaîtrait pas pourrait en certains cas inconnus aux spectateurs changer l’effet de celles qu’on connaîtrait. Ainsi celui qui prononce qu’un tel ou tel acte est un miracle déclare qu’il connaît toutes les lois de la nature et qu’il sait que cet acte en est une exception. » Aimé Michel commentait ainsi cet argument : « Prenant dans Rousseau ce que j’y trouve de bon et laissant le reste (car l’arrière-pensée de Rousseau était l’absurdité de l’idée même de miracle), je dirai qu’il existe peut-être des choses impossibles, mais qu’on ne sait pas lesquelles et qu’on ne le saura jamais. » (chronique n° 160, La science et le mystère – Rousseau, Gödel et saint Vincent de Paul, 18.07.2011).
  6. Nous donnerons la suite de cette réflexion dans trois semaines avec la chronique Il faut tourner sept fois sa langue