EINSTEIN, PROPHÈTE DE L’IMPRÉVISIBLE - France Catholique
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EINSTEIN, PROPHÈTE DE L’IMPRÉVISIBLE

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« Sur la plage battue par les vagues infinies du temps, j’ai seulement ramassé un caillou. »1 Quelle prescience mit sous la plume de Newton cette phrase étrange, frémissante, comme le « silence éternel » de Pascal, mais où la prophétie se lit littérale ? Un caillou : ein SteinEinstein. Son nom fera rêver tant qu’il y aura des hommes. Il fut celui qui voulut expliquer l’univers par une seule loi, prenant à la lettre (sans y penser probablement car il ne croyait guère) les mots de la Genèse : « Faisons l’homme à notre image et ressemblance. » Pour lui, rien n’était inaccessible à la raison. La raison de l’homme retrouvait la raison divine. D’innombrables témoins de sa vie ont recueilli ses réflexions, mais je n’ai jamais lu qu’il eût de Dieu l’idée transcendante et indicible du Buisson Ardent et du Sinaï. Sa foi, c’était que rien n’est en soi incompréhensible : il suffit, pour comprendre, de réfléchir assez. On sait qu’il mourut dans cette foi, bien qu’elle fût battue en brèche même par la science née de lui. Le XXe siècle est celui de la relativité (son œuvre), mais aussi celui des quanta (en partie également son œuvre). Or, la physique quantique – peu importe ici ce qu’elle est – introduit dans la science quelque chose d’infiniment nouveau, quelque chose que toute la science antérieure, depuis les Grecs jusqu’à la relativité (comprise), avait pour but d’exclure absolument : l’observateur. La science classique, jusqu’à la découverte des quanta, est parfaitement définie par Laplace dans son Essai philosophique sur les Probabilités : le monde est une machine, car tout ce qui se produit en lui est l’œuvre de lois absolues et définies. Si certaines choses semblent se produire par hasard ou volonté c’est uniquement (dit Laplace) parce que nous ignorons les conditions initiales et une partie des lois de la nature. Mais les conditions existent à tout instant, quoiqu’elles échappent par leur nombre à notre esprit, et quant aux lois naturelles – les seules qui existent – nous les découvrons peu à peu. D’ailleurs, ajoute en substance Laplace, nous récupérons le hasard apparent, dû uniquement à notre ignorance provisoire, par la rigueur des lois de probabilité. Einstein eut toute sa vie la même foi que Laplace. Et quand une autre physique se mit à dire le contraire, il affirma qu’il s’agissait d’une insuffisance passagère, qu’on trouverait autre chose pour se passer des quanta. La foi de Laplace Dans son livre Frontiers of time (les Frontières du temps), qui paraîtra, en français, dans quelques mois (a), l’éminent physicien américain Wheeler compare la croyance contemporaine au déterminisme à la croyance de la Renaissance à l’astrologie. Citant Jakob Burckhardt, il écrit : « L’éducation aussi bien que les Lumières furent impuissantes contre cette illusion… car elle se fondait sur l’autorité des anciens… et elle donnait satisfaction au fervent désir des hommes de connaître le futur. » De même, la détermination philosophique donne cette illusion en faisant du monde une machine dont, certes, nous ne connaissons pas le futur, mais dont nous pourrions connaître le futur selon la foi de Laplace, si seulement nous pouvions embrasser les conditions initiales, malheureusement en nombre infini2. C’est un fait historique curieux que l’athéisme régnant dans les milieux « éclairés » de l’Empire romain à son apogée se fondait sur la croyance en une astrologie « scientifique ». Tibère, par exemple, était atterré par ce que, les astres déterminant toute chose, il n’y avait aucune place dans l’économie universelle pour une quelconque action, providence ou présence divine. Pour cet empereur et pour l’establishment romain de son temps, la science (traduisez l’astrologie) avait totalement évacué la possibilité même du divin de l’horizon intellectuel, spirituel, philosophique. Oui, c’est un fait historique très curieux, car un physicien actuel comme M. Francis Perrin fonde son athéisme sur une croyance de même nature que celle de l’empereur romain : la science lui suffit, et la science exclut le divin. Mais il faut pour cela que cette science soit déterministe. M. Perrin n’ignore pas que la science n’est plus déterministe3. Mais, comme Laplace, il pense que le déterminisme des grands nombres suffit. La statistique a pris le relais de l’astrologie. (b) C’est ici exactement que se situe le malentendu d’Einstein avec la science de son temps – le nôtre – dont il fut paradoxalement l’un des Prométhées. Au fond de toute statistique, il y a le phénomène singulier. Il est peut-être vrai que tout ménage français a 2,71828 enfants (chiffre qui m’étonnerait beaucoup), mais la réalité est évidemment qu’on ne peut pas avoir 2,71828 enfants. C’est ce qu’a découvert la physique des quanta : tous les phénomènes sont discontinus. Quand on descend dans l’infiniment petit, arrive une dernière marche au-delà de laquelle toute statistique disparaît et où il n’y a plus que des événements singuliers. Et ce n’est pas le pire, car jusque-là, en somme, on comprend. Écoutons Wheeler, à propos de ces événements qui forment le tissu de la microphysique (et donc de toute physique) : – Dans le monde réel de la physique quantique, aucun phénomène élémentaire n’est un phénomène tant qu’il n’est pas observé. Aucun phénomène n’est phénomène tant qu’il n’est pas observé. Voilà qui est vite dit, mais comment faut-il entendre cette brève phrase ? Donnons l’exemple classique, celui du photon. Le photon est un grain de lumière, dit-on depuis Einstein. Mais il n’est grain de lumière que quand on le reçoit sur le photorécepteur. Avant, il ne peut pas être un grain, car il se propage comme une onde. L’onde est donc perçue comme une onde ? – Pas du tout. Quand elle est perçue, c’est toujours comme un grain, mais alors elle ne se propage plus. Nous avons donc un phénomène qui est une onde mais qui devient corpuscule quand il interagit ? – Eh non, ce n’est pas cela non plus. Nous sommes en face d’une réalité qui défie notre raison, qui la défie si bien que certains physiciens (Bearden) ont proposé de modifier notre raison, ce qui évidemment est impossible. Le phénomène qui défie notre entendement se laisse néanmoins calculer : il suffit d’en accepter les conditions sans les comprendre. Toute la physique, depuis Einstein, s’avance dans cette caverne obscure sans y voir goutte, conduite cependant par un calcul qui, jusqu’ici, n’a été mis en défaut par aucune expérience. La voilà maintenant à la chasse aux quarks, entités situées très au-dessous de la dernière marche, et que le calcul et l’expérience ne perçoivent qu’à travers un écho cinq ou six fois réfléchi, sans pouvoir jamais mettre la main dessus4. Prenons enfin l’énigme d’une autre façon, elle aussi très étudiée par les physiciens. Le chaos fondamental Au-dessous de la dernière marche, notre esprit et sa science ne perçoivent plus rien qu’un chaos total qui est cependant l’univers fondamental. Tous les phénomènes naissent de ce chaos fondamental où l’imprévisibilité est l’unique loi. La question est : ce chaos est-il réel, absolu, ou bien est-ce celui de la foule que l’on voit s’agiter sur le Champ de Mars du haut de la tour Eiffel ? Dans ce dernier cas, derrière le désordre (impénétrable du haut de la tour), il y a la voie suivie volontairement par chaque individu de la foule : de ce chaos sort en réalité l’ordre de la ville. Mais comment distinguer, vu d’en haut, entre le chaos vrai donnant lieu à un ordre statistique et le chaos apparent donnant lieu à un ordre voulu ? Les physiciens qui réfléchissent en ce moment (en 1979) sur cette question manient, avec quelle prudence ! les concepts les plus difficiles de l’histoire de la pensée. Tous ces concepts, Einstein les avait récusés d’avance. Ainsi apparaît-il à la fois comme l’un des initiateurs de la science moderne, et comme le dernier des savants classiques. Il ressemble à Archimède et Newton plus qu’à Feynman et Wheeler. Il a enfanté un monde qu’il n’accepta jamais. Il est le dernier grand créateur de concepts qui ait cru pouvoir éliminer la conscience de ses calculs (la conscience d’être, d’exister). Cette conscience existe, puisque nous sommes là, et rien ne permet de prévoir si elle se laissera jamais réduire en équations. La clé de sa compréhension, si elle existe, est le mystère de notre avenir5. Aimé MICHEL (a) J.-A. Wheeler : Frontiers of Time, édité par North Holland, Amsterdam, 1979. (b) Je parle de l’astrologie au sens traditionnel. Car on sait que les recherches de M. Gauquelin ont établi la réalité de cycles biologiques en rapport avec les planètes6. Chronique n° 325 parue dans F.C.-E. – N° 1685 – 30 mars 1979 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 13 avril 2015

 

  1. Cette phrase terminait la chronique n° 319, Un petit caillou sur la berge. Qui peut scruter au télescope le Mystère divin ? (16.02.2015).
  2. On connait la célèbre déclaration de Laplace citée partout en raison de sa profondeur et de l’élégance de son expression : « Une intelligence qui, à un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était suffisamment vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. » (Essai philosophique sur les probabilités, 1814, p. 2, http://books.google.fr/books?id=rDUJAAAAIAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&&pg=PA2#v=onepage&q&f=false). Pierre Costabel, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, dans l’article consacré à Pierre-Simon de Laplace » de l’Encyclopaedia Universalis, note : « l’énorme influence qu’il a exercée sur son temps et en dehors du milieu scientifique a souvent conduit à considérer Laplace comme un prophète de l’incroyance religieuse. Il n’a pu cependant apparaître tel qu’à ceux dont les connaissances scientifiques étaient insuffisantes et qui ne pouvaient le lire que superficiellement. Profondément conscient de l’étendue de notre ignorance, Laplace n’a cherché en fait qu’à réduire la part trop aisément accordée à un hasard aveugle afin de ne pas exagérer indûment les limites de la science. »
  3. « La science n’est plus déterministe » en raison des progrès réalisés au XXe siècle dans l’étude d’une part des très petits systèmes comme les atomes, en particulier des deux plus petits d’entre eux l’hydrogène et l’hélium, et de leurs constituants, sur lesquels s’est fondée la physique quantique, et d’autre part des systèmes dits complexes décrits par la physique classique, comme ceux formés de trois corps ou plus gravitant les uns autour des autres dont le système solaire fournit un bel exemple. Dans les deux cas on a montré que l’évolution du système n’était pas déterminée. Deux exemples illustrent cette indétermination : la physique quantique ne permet pas de savoir quand un atome radioactif se décomposera, ni la physique classique de nous dire où exactement se trouvera la Terre sur son orbite dans un avenir plus ou moins lointain. Dans les deux cas la meilleure prévision que la science puisse fournir est fondée sur des probabilités : probabilité que l’atome se décompose dans tel intervalle de temps ou que la Terre se trouve dans telle partie de son orbite. Aimé Michel est souvent revenu sur ce thème ; le lecteur intéressé trouvera donc des éléments de réflexion complémentaires dans les chroniques n° 35, Un bébé encombrant – La biologie peut-elle aider à résoudre les énigmes de la physique ? (25.10.2010), n° 119, Heisenberg ou le non représentable (19.06.2010), n° 149, Sherlock Holmes en échec – Corrélation n’est pas causalité (29.10.2012) et dans la note 3 de la chronique n° 231, Achever la création ? – Le chaos des espaces infinis représente le domaine de notre liberté future (17.11.2014). Néanmoins, la question continue d’agiter les esprits et on a pu parler de « la querelle du déterminisme », titre d’un volume de la collection Le débat (Gallimard, Paris, 1990) qui s’ouvre justement par la citation de Laplace ci-dessus. On y trouve entre autres une controverse animée opposant René Thom, pour qui « la science est déterministe par essence », à Edgard Morin et Ilya Prigogine qui défendent une conception plus large où le déterminisme apparaît comme cas particulier d’un indéterminisme foncier. Bernard d’Espagnat dans l’appendice « Physique classique, déterminisme et chaos » de son livre Penser la science ou les enjeux du savoir (Dunod, Paris, 1990) pose la question que se pose tout lecteur : « Alors qui a raison ? ». Sa réponse fait bien comprendre pourquoi la querelle du déterminisme n’est pas près de s’éteindre : « Cette question, qui semble très claire, est, en réalité, inadéquate car elle présuppose que les deux parties en présence désignent par le mot de déterminisme, la même notion. Or en fait ce n’est pas le cas. Les personnes qui, au vu des récents développements portant sur les systèmes chaotiques, proclament que la physique classique viole dans certains cas le principe du déterminisme ont dans l’esprit un déterminisme que certains appellent “concret” et qui est en fait un “déterminisme conçu comme prédictibilité”. Celles qui restent fidèles à la conception laplacienne de cette physique pensent au contraire à un déterminisme idéal, conçu comme étant l’attribut d’un réel existant tout à fait indépendamment des aptitudes humaines à en contrôler l’évolution et que cette physique prétend pourtant connaître, au moins dans ces grandes lignes, tel qu’il est. » (p. 282). Les systèmes chaotiques violent le déterminisme concret mais non le déterminisme idéal. Reste qu’on peut se demander quel sera l’avenir de ce « déterminisme idéal » quand on sait que l’espace-temps idéal de la physique classique (newtonienne) a dû être abandonné avec l’avènement de la physique relativiste (einsteinienne) et que la physique moderne, tant relativiste que quantique, s’est construite sur ce qui est effectivement mesurable par l’observateur humain.
  4. Sur les quarks voir par exemple la chronique n° 267, Le rêve infantile du scientisme – Après la découverte du quark aura-t-on bientôt tout expliqué ? (06.05.2013).
  5. Aimé Michel est souvent revenu sur le rôle central de la conscience. Ses deux dernières chroniques mises en ligne sur ce sujet sont la n° 234, L’homme simulacre – Que manque-t-il à la machine pour être comme l’un de nous ? (01.12.2014) et la n° 237, L’homme dénudé par la machine – Tout ce qui n’est pas son âme sensible et contemplative sera bientôt évacué dans la machine (08.12.2014). On y trouvera en notes des liens vers d’autres chroniques qui abordent ce sujet. L’un des thèmes de réflexion associés à la conscience est celui du libre arbitre : sommes-nous libres, c’est-à-dire capables de prendre librement des décisions ? Si le monde obéit à des lois déterministes, tout ce qui se produit dans la nature, y compris dans notre cerveau, peut être expliqué par ce qui est arrivé auparavant et donc tout est prédéterminé depuis le Big Bang. Dès lors il n’y a plus de place pour le libre arbitre. Inversement, si le monde est indéterministe, comme semble le montrer la physique quantique, nous ne sommes pas mieux lotis puisque l’aléatoire ne saurait fonder un acte libre. Les expériences de neurobiologie et de sciences cognitives montrent quant à elles que la part consciente de nos décisions est moindre que nous ne le pensons. La plupart des discussions restent bloquées sur ce dilemme entre déterminisme et aléatoire si bien que la solution la plus simple est de nier la liberté de l’homme, ce dont beaucoup ne se privent pas. Il n’en reste pas moins que les auteurs les plus lucides reconnaissent qu’il est impossible aux hommes de se passer du libre arbitre car ce concept « règle nos relations interpersonnelles, notamment en ce qu’il permet de fonder la responsabilité morale, mais également en ce qu’il constitue le fondement de notre façon de nous concevoir en tant qu’êtres humains ». En conséquence, comme Krystèle Appourchaux (Un nouveau libre arbitre, CNRS éditions, Paris, 2014) à laquelle j’emprunte cette judicieuse remarque, ils essayent de s’accommoder au mieux du déterminisme causal qu’ils supposent au fondement de toute démarche scientifique. Mais ce fondement est-il juste ? N’a-t-on le choix qu’entre déterminisme et aléatoire ? Certains résultats récents permettent d’en douter qui ouvrent une troisième voie. En effet, il y a quelques années deux mathématiciens et physiciens connus dont j’ai déjà parlé, John H. Conway et Simon Kochen, ont montré que l’indéterminisme quantique n’est pas de nature probabiliste comme on l’a cru jusqu’à présent (voir la note 3 de la chronique n° 151, Les poux, les enfants et le lion – Skinner, Walden II et Twin Oaks : une société régie par les lois de la science ?, 29.04.2013). Leur « théorème du libre arbitre » montre que « l’aléatoire de la théorie des probabilités ne rend compte ni du libre arbitre des humains ni de celui des particules ». Le physicien et philosophe Antoine Suarez poursuivant cette réflexion montre que le libre arbitre de l’expérimentateur est un présupposé de la physique quantique ; si on le niait, il faudrait abandonner l’interprétation majoritaire de celle-ci et donner une autre explication des expériences. Le libre arbitre ne serait donc pas seulement au fondement de la morale et du droit mais aussi au fondement de la science. Nous détaillerons une autre fois ces résultats et réflexions qui renouvellent les vues habituelles sur la matière et la conscience dans la droite ligne des idées défendues par Aimé Michel.
  6. Les recherches en chronobiologie de Michel Gauquelin (1928-1991) sont présentées dans la chronique n° 128, L’influence des astres – L’astrologie selon Michel Gauquelin (14.11.2010).