Certains savants dont c’est le métier de réfléchir à ces questions pensent que l’homme en se civilisant sécrète un milieu – le sien, celui dans lequel il est obligé de vivre – trop compliqué pour son intelligence ; un monde de plus en plus rempli de dangers contre lesquels aucun instinct ne nous préserve ; un monde enfin de plus en plus étranger, et même finalement hostile à la nature humaine.
Comment la nature humaine produit-elle l’anti-nature ? D’où vient ce paradoxe meurtrier, peut-être exterminateur ? L’homme n’appartiendrait-il donc pas à la nature ? Le Créateur n’aurait-il donné l’homme à la nature que pour permettre à celle-ci de se suicider ?
L’Écriture répond à ces questions. L’homme doit dominer sur la nature. Mais la chute a perverti notre domination, elle l’a faite cruelle tyrannie. Nous ne sommes plus les bons jardiniers de l’Éden. Nous n’administrons plus notre héritage « en bons pères de famille », mais en fils de Caïn, en tortionnaires révoltés rêvant « d’être des Dieux ».
Oui, l’Écriture répond, mais ne croyons pas que sa réponse soit simple1.
Si nous ne comprenions la perversité du monde où nous nous débattons que comme un fruit de notre désobéissance et de notre orgueil, l’Écriture eût été inutile, car tout cela se trouve dans les mystères grecs, et sûrement d’autres civilisations antiques que j’ignore. Rappelons-nous l’orgueil de Prométhée volant aux dieux le secret du feu, et l’histoire de Pandore et de sa boîte, si semblable à l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. Si ce n’était que cela, les Grecs auraient même compris mieux que nous le problème du mal, eux qui avaient un mot, ubris, pour désigner le « fol orgueil de vouloir être des dieux ». La fameuse maxime du temple d’Apollon : « Connais-toi toi-même » n’avait pas le sens platement philosophique que lui attribuait Socrate, que toute connaissance « doit commencer par la connaissance de soi ». Socrate interprétait selon ses vues une vieille injonction qui signifiait bien davantage : « Souviens-toi que tu n’es qu’un homme, et qu’il est perdu celui qui se veut égaler aux dieux. »2
Alors que veut nous dire l’Écriture, si c’est plus que cela ?
Commençons par reconnaître que ces profondeurs ne doivent être sondées qu’avec humilité, et qu’on n’en doit parler qu’après avoir sept fois tourné sa langue3. Cependant c’est un devoir d’y réfléchir, car la Révélation est faite « pour tout homme venant en ce monde »4. Il y a d’abord une différence fondamentale entre l’esprit du mythe grec et la Révélation : c’est le pessimisme radical des Grecs. Apollon interdit à ses fidèles d’être des dieux, mais ces dieux jaloux de leur condition, voyez-les tels qu’ils sont, violents, jaloux, luxurieux, égoïstes, envieux. Ce ne sont que des hommes. L’interdiction ne peut donc porter que sur la ou les différences, lesquelles ont peu de prix : les dieux antiques sont des hommes en tout, et des moins bons, sauf par leur puissance et leur immortalité.
La Révélation est d’abord venue nous apporter la connaissance de l’Être intérieur et transcendant, avec qui nous partageons, non pas nos faiblesses et les folies de notre corps, mais le mystère d’être et de savoir qu’on est. Avec qui nous le partageons sans toutefois le partager, parce qu’il est insondable, infini, extérieur à sa Création. La Révélation du Nouveau Testament nous apprend en outre que nous participons à Lui par son Corps Mystique quand nous vivons dans la grâce5.
Que tout cela est loin de la sagesse antique ! Loin aussi du Dieu moderne des philosophes et des savants6. Certes il est navrant qu’après vingt siècles sa Révélation reste encore si cachée qu’elle en est presque secrète.
Plus navrant encore que des savants (ceux dont j’ai souvent parlé ici en exposant les récentes découvertes sur l’évolution de l’univers) s’imaginent encore que Dieu est une hypothèse plus ou moins propre à expliquer l’origine et l’histoire des choses.
Oui, il est navrant qu’au 20e siècle on en soit encore à ne percevoir la présence de Dieu (ou son absence) qu’en réponse aux nécessités d’un calcul. Je lis ceci sous la plume d’un physicien anglais : « il est vrai que l’apparition de l’univers il y a seize milliards d’années, de même que l’agencement si cohérent des constantes universelles, donnent un argument à ceux qui expliquent ces mystères par l’action d’un Dieu créateur ; mais on peut préférer aborder scientifiquement ces mystères, et les hypothèses etc. »7. Se peut-il que l’on raisonne encore de façon si infantile après tant de milliers d’années de méditation, que l’on en soit encore à croire trouver ou ne pas trouver Dieu au bout de son télescope !
Non pas, bien sûr, que l’univers ne « chante la gloire de Dieu ». C’est une chose de voir dans la beauté du monde celle d’une infinie pensée. C’en est une autre de n’avoir jamais eu l’occasion de penser, je dis seulement penser avec sa raison, à ce que signifie l’enseignement d’un Dieu vivant. D’un Dieu vivant en nous, à la naissance de notre pensée éclairée par ne fût-ce que le plus faible rayon d’amour8.
Souvent je sens en moi l’homme préhistorique oppressé par l’omniprésent mystère du monde et de lui-même. Je me demande alors à quoi sert que nous ayons tant fait et tant appris, si le peu que nous savons ne sert qu’à occulter derrière un peu de science un mystère de plus en plus profond.
En répondant à toutes les questions simples, la science trompe les esprits simples, fussent-ils très savants. Elle leur donne à croire que le mystère n’existe pas, puisqu’ils ont cessé de le voir.
Un homme des cavernes accroupi devant son feu voyait de ses yeux le Dieu du feu. Il n’avait pas à chercher au loin l’inconnu extérieur. Et peut-être puisait-il plus aisément dans cette permanente obsession de l’inconnu la vision de son propre mystère.
Je me demande si notre peu de science n’a pas barbouillé et aveuglé un bienfaisant miroir. L’oxydation du carbone a remplacé le dieu du feu. Mon corps d’homme civilisé baigne dans l’artifice. Même le peu de nature qui reste est presqu’entièrement domestiqué. Alors où trouver le mystère ? Il faut désormais bien de la métaphysique pour voir ce que nous cache un monde entièrement sorti de nos mains. Ou bien il faut les épreuves de la vie, que nous devons traverser comme l’homme préhistorique. D’elles, aucune science ne nous guérit.
L’histoire est un interminable effort pour voir au-delà des apparences, et le monde est fait de telle façon que toute apparence percée en découvre une autre plus lointaine. On pourrait décrire l’histoire comme un sédiment de plus en plus épais de petites connaissances provisoires.
L’Écriture nous invite à une autre façon de voir : plus nous cherchons et plus se révèle la grandeur de la pensée créatrice ; en même temps que notre petitesse et notre émerveillement d’avoir été appelé à cette immensité9. Mais ce n’est là que la voie de la raison, qui inspire le désir d’une autre voie. C’est pourquoi, contrairement à tant de textes fondateurs, le Nouveau Testament n’explique rien.
En ce sens le christianisme n’est pas une religion, il est plus et autre chose qu’une religion. Il est le moteur de la modernité. Si l’on tient à l’appeler « notre religion », alors il est celle de l’avenir revenu de toutes les autres10. De quel Dieu Nietzsche annonce-t-il la mort ? Pas de celui qui nous a révélé notre incomplétude et notre destinée sans borne, dans ce monde et celui de la Grâce11. Mieux eût-il dit : « les dieux sont morts », ce qu’en effet nous constatons12.
Nous vivons la grande évacuation des dieux de la raison, bien inutiles. Ne reste que le seul Dieu, Père innommable, qui incarna son amour au plus obscur de notre destinée, il y a vingt siècles.
Aimé MICHEL
Chronique n° 430 parue dans France Catholique – N° 2091 – 30 janvier 1987
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 16 avril 2018
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 16 avril 2018
- On sait qu’Aimé Michel était très sensible aux relations entre l’homme et la nature, sujet auquel il a consacré nombre d’articles dans F. C. et ailleurs. La chronique n° 409, Questions de bêtes mais point bêtes, en offre un bon exemple relatif à la douleur des bêtes et à l’injonction à l’homme d’être le jardinier de la Terre et non son bourreau. Comme l’écrit le Catéchisme de l’Eglise catholique, § 373 : « Dans le dessein de Dieu, l’homme et la femme ont la vocation de “soumettre” la terre (Cf. Gn 2, 19-20) comme “intendants” de Dieu. Cette souveraineté ne doit pas être une domination arbitraire et destructrice. À l’image du Créateur “qui aime tout ce qui existe” (Sg 11, 24) l’homme et la femme sont appelés à participer à la Providence divine envers les autres créatures. De là, leur responsabilité pour le monde que Dieu leur a confié. » (Pocket, Paris, 1998).
- L’helléniste suédois Martin P. Nilsson souligne ce point dans Les croyances religieuses de la Grèce antique (trad. de Matila Ghyka, Gérard Montfort, Brionne, 1984) : « Sur le temple d’Apollon, à Delphes, étaient gravés les mots célèbres : gnôthi seauton, connais-toi toi-même ! Aucune parole ne fut si souvent répétée. Pour nous, elles signifient la recherche de la connaissance de soi-même, pour les hommes d’alors elles signifiaient : sache que tu es un homme, rien qu’un homme ! Ceci était l’essence de l’enseignement des rapports entre les hommes et les dieux, enseignement rendu plus précis et plus sévère par Apollon. L’homme doit être conscient de son impuissance comme de la toute-puissance des dieux, et se soumettre à eux. » (p. 58). (Sur ce livre passionnant de Nilsson, voir la chronique n° 246, en particulier la note 4).
- C’est le titre de la chronique n° 340, Il faut tourner sept fois sa langue avant de dire que c’est absurde – L’insuffisance du raisonnement purement verbal et la nécessité de la vérification. Aimé Michel y critique deux idées fort répandues : le réductionnisme et l’explication par l’évidence, qui sont de puissants obstacles liminaires à toute réflexion religieuse. Pour le réductionniste, « le fondement de l’explication vraie, c’est la physique. Tout, finalement, se réduit à la physique, et des mots comme esprit, conscience, volonté, ne sont que (le « ne sont que » est la phrase-clé du réductionnisme), ne sont rien autre que, finalement, la physique. Il ne faut pas se cacher que cette conception imprègne encore largement le milieu intellectuel moyen, et pas seulement en France. Elle est tellement pratique, tellement simple et facile à comprendre qu’elle en acquiert une auto-évidence se passant de toute démonstration. C’est elle qui inspire des livres aussi éloignés que ceux de Freud et le Hasard et la Nécessité de Monod », et, ajouterai-je, de bien d’autres auteurs à leur suite. Quant à tenir quoi que ce soit pour évident sans autre vérification c’est devenu impossible : « avec les mathématiques modernes et la science expérimentale, l’homme a complètement perdu la liberté de dire sans vérification que ceci s’explique par cela, même si la chose paraît évidente. » On trouvera d’autres précisions dans la chronique n° 338, La science moderne elle-même a balayé le scientisme – L’explication par l’évidence est le contraire de la méthode scientifique.
- C’est le 9e verset du Prologue de Jean. Le chanoine Osty le traduit par : « La vraie lumière qui éclaire tout homme, faisait son entrée dans le monde ». Cependant, il admet en note une autre traduction proche de celle retenue par Aimé Michel : « Il y avait la Lumière véritable, qui éclaire tout homme venant en ce monde. » Claude Tresmontant retient la première version en traduisant : « C’était la lumière de vérité qui illumine tout homme, elle est venue dans le monde de la durée présente ». Mais peu importe que le texte soit ambigu sur ce qui vient au monde (la lumière ou l’homme) car il ne l’est pas sur le point focal de la présente chronique, à savoir que la vraie lumière éclaire tout homme.
- Ce paragraphe est un résumé, dense et abstrait, de la conception chrétienne de « l’Être », à la fois extérieur au monde et intérieur à nous, comme le révèlent Jean (voir note précédente), Pascal (note suivante), ou encore Augustin d’Hippone (sur ce thème récurrent chez Aimé Michel du « plus intime que mon intime » et son rattachement à la conscience, voir la note 8 de la chronique n° 426). À cet Être nous sommes liés par la grâce. Le Catéchisme de l’Église catholique donne une définition, quelque peu abstraite elle aussi, de cette notion de grâce, difficile si on se veut philosophe et savant, ou fort simple sinon, qui est une sorte de résumé de la doctrine entière. « La grâce, y lit-on, est la faveur, le secours gratuit que Dieu nous donne pour répondre à son appel de participer à la nature divine et accéder à la vie éternelle. Cette vocation à la vie éternelle est surnaturelle [sur ce mot souvent galvaudé, voir la note 8 de la chronique n° 345]. Elle dépend entièrement de l’initiative gratuite de Dieu, car lui seul peut se révéler et se donner Lui-même. Elle surpasse les capacités de l’intelligence et les forces de la volonté humaine, comme de toute créature » (§ 1998, p. 488) « La libre initiative de Dieu réclame la libre réponse de l’homme, car Dieu a créé l’homme à son image en lui conférant avec la liberté, le pouvoir de Le connaître et de L’aimer. (…) [Dieu] a placé en l’homme une aspiration à la vérité et au bien que Lui seul peut combler. Les promesses de la “vie éternelle” répondent, au-delà de toute espérance, à cette aspiration (…) » (§ 2002). « Étant d’ordre surnaturel, la grâce échappe à notre expérience et ne peut être connue que par la foi. Nous ne pouvons donc nous fonder sur nos sentiments ou nos œuvres pour en déduire que nous sommes justifiés et sauvés. » L’admirable réponse, qui est aussi une prière, de Jeanne d’Arc à la question piège de ses juges ecclésiastiques illustre ce point : « Interrogée, si elle sait qu’elle soit en la grâce de Dieu ; répond : “Si je n’y suis, Dieu m’y veuille mettre ; si j’y suis, Dieu m’y veuille garder.” » (§ 2005) Le pasteur et théologien protestant Georges Casalis (1917-1987), disciple de Karl Barth, a consacré un article éclairant de l’Encyclopaedia Universalis à cette notion chargée d’histoire dont il commence par rappeler les origines grecques et hébraïque avant d’en préciser le sens néotestamentaire : « En grec profane, c’est le mot charis (…) qui désigne la grâce. Il signifie originellement – et ceci est décisif pour la coloration du mot – ce qui brille, ce qui réjouit. De là, on passe aux trois significations classiques du mot : a) le charme de la beauté, la joie, le plaisir ; b) la faveur, la bienveillance, les égards, les marques de respect, la condescendance, le désir de plaire, la bonne grâce ; c) la reconnaissance (rendre grâce, d’où : eucharistie), la récompense, la rémunération, le salaire, le cadeau (d’où : charisme, don matériel ou spirituel) reçu en vertu de la seule faveur du roi ou de la divinité. Comme la plupart des autres vocables religieux, ce mot a aussi un sens dévalué et vague : bonheur ; un peu comme on dit aujourd’hui à quelqu’un : “salut !” sans penser que, par là, on lui souhaite la béatitude éternelle. Ainsi charis devient un mot banal du langage quotidien. » « Le terme hébreu traduit dans le Nouveau Testament par charis est chén, que l’on retrouve dans le nom propre Jochanân – qui a donné Johann en allemand, John en anglais et Jean en français – et qui signifie “JHVH, le Seigneur, fait grâce” (cf. Jér., XL, 15 ; XLI, 11, etc.). Comme la plupart des mots hébreux, chén indique non tellement un état ou un sentiment qu’une action concrète et efficace, celle qui permet à un homme de vivre, en dépit de tout ce qu’il est ou fait ; c’est l’œuvre de la miséricorde divine suspendant le jugement ou le châtiment et redonnant incessamment sa chance au pêcheur… » Dans les évangiles, « la grâce est sur Jésus, elle est en lui, il la donne, il est la grâce. Ainsi, pour tout le message du Nouveau Testament, la grâce ne saurait être une abstraction, un concept ou une force anonyme ; elle est, de façon décisive et définitive, une personne (cela est capital, pour voir à quel point sont en porte-à-faux la plupart des controverses sur la grâce qui ont déchiré l’Église à travers les siècles). (…) C’est parce que tous ses écrits rendent témoignage à ces événements, à cette grâce en personne, qu’ils sont nommés évangiles ou sont évangéliques, c’est-à-dire porteurs de la bonne nouvelle, annonciateurs de joie, messagers de l’humanité véritable. Quoi qu’elle soit devenue par la suite, la prédication de l’Église primitive a une tonalité heureuse et une force contagieuse, libératrice, attirante. Si le message actuel des Églises ne connaît pas le même rayonnement et n’exerce pas le même attrait, c’est sans doute parce que, perdant le secret de la grâce christique, il s’est perverti en moralisme sourcilleux ou en doctrine plus soucieuse de rectitude que d’annonce vivante du Christ gratuit et gracieux. » « Actuellement, note enfin G. Casalis, après des siècles de divisions sur le thème de la grâce, on peut dire que l’œcuménisme a permis de réaliser un large consensus, et que la frontière des affrontements confessionnels ne passe plus par ce point, jadis si brûlant. »
- Cette formulation reprend les termes du « mémorial » de Blaise Pascal, ce parchemin qu’on trouva, après sa mort, cousu dans la doublure de son pourpoint et qui témoigne de son expérience mystique du 23 novembre 1654. On y lit « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants ». Que le Dieu de la Révélation du Nouveau Testament puisse être éloigné de celui « des philosophes et des savants », de l’Antiquité à nos jours, ne va pas de soi et peut facilement heurter nos idées toutes faites. C’est ce qu’Aimé Michel me fit comprendre par sa réaction à la définition du premier concile du Vatican (1870) que je lui citai en juin 1986 : « La Sainte Église Catholique Apostolique Romaine croit et confesse qu’il y a un seul Dieu vrai et vivant, Créateur et Seigneur du ciel et de la terre, tout-puissant, éternel, immense, incompréhensible, infini en intelligence, en volonté et en toute perfection, qui étant une substance spirituelle unique par nature, tout à fait simple et immuable, doit être déclaré distinct du monde en réalité et par son essence, bienheureux en lui-même et par lui-même et élevé indiciblement au-dessus de tout ce qui est et peut se concevoir en dehors de lui. » Il me répondit (lettre du 20.06.86) : « Mais, vous savez, c’est à peu près exactement le Dieu du paganisme à partir de Platon. Comme l’a dit Harnack (je crois – vous le verrez dans Dodds), “les chrétiens et les païens avaient une théologie identique, tirée de deux mythologies différentes”. C’est pas ça qui me rend “chrétien” » Il me citait aussi Aristote, Plotin, « etc. ». (Cette remarque sur le Dieu du paganisme s’accorde à qu’il écrit au début de la présente chronique sur ce que les Grecs et d’autres avaient déjà compris). L’éminent helléniste E. R. Dodds écrit en effet : « On se souvient du mot attribué à Harnack, selon lequel au IVe siècle le christianisme et le paganisme “avaient deux mythologies mais une seule théologie”. » (note 1, p. 135) « En revanche, ajoute-t-il dans le texte, qu’un tel Dieu puisse prendre forme humaine et souffrir l’humiliation de l’incarnation, cela est naturellement incompréhensible pour des païens. » (E.R. Dodds : Païens et chrétiens dans un âge d’angoisse, trad. par H.D. Saffrey, La Pensée sauvage, 38640 Claix, 1979 ; sur cet ouvrage et son auteur, voir la note 10 de la chronique n° 269, Cassandre « mourra idiote »). Je laisse aux spécialistes le soin de décider si on peut faire remonter ou non cette « commune théologie » du IVe siècle après J.-C. (Harnack) au IVe siècle avant (A. M.) car ce n’est pas le point principal. L’important est que le Dieu de la définition ci-dessus n’est pas spécifique du christianisme, et il ne l’est pas justement en ceci qu’il est le Dieu extérieur des philosophes et des savants, non le Dieu intérieur « d’Abraham, d’Isaac et de Jacob », celui « sensible au cœur » (au plus intime donc, qui n’est évidemment pas à confondre avec une émotion, voir par exemple le commentaire de J.-D. Kraege, https://questiondieu.com/recherche-avancee/details/2/2302-dieu-sensible-au-coeur-non-a-la-raison.html#.WquJFnzA9EY). Ajoutons tout de même que la définition ci-dessus de Vatican I, même si elle est incomplète, conserve sa validité et sa spécificité par rapport à d’autres conceptions métaphysiques.
- Les savants auxquels il est fait allusion ici sont les physiciens John Barrow, Frank Tipler et, sans doute, Paul Davies. Les deux premiers sont les auteurs du massif The Anthropic Cosmological Principle dont il a été question dans les chroniques n° 424, L’ordre muet des chiffres (on en trouvera un résumé en note 10) et n° 425, Avant que rien ne fût… ; nous y reviendrons prochainement dans la n° 432. Quant à Paul Davies, par exemple dans son livre Superforce : The Search for a Grand Unified Theory of Nature (Heinemann, 1984), il utilise plusieurs fois l’argument de l’explication par Dieu – bien sûr pour la rejeter. Il écrit par exemple : « Il y a dix ans la seule explication offerte du déséquilibre primordial entre matière et antimatière était de supposer qu’elle était fixée dès le début (…). Ce type d’“explication” – le recours à des conditions initiales ad hoc (…) ne peut pas être considéré comme scientifique. Plutôt que de supposer que l’excès de matière dans l’univers est d’origine divine, une explication plus satisfaisante est de supposer qu’initialement etc. » (Chap. 11). Cependant, au-delà de cet inutile Dieu bouche-trou, sa synthèse de la physique conduit Davies à se poser des questions plus profondes qu’il résume ainsi à la fin du livre : « La nouvelle physique et la nouvelle cosmologie offrent une promesse fascinante : que nous puissions expliquer comment toutes les structures physiques de l’univers en sont venues à exister, automatiquement, en conséquence de processus naturels. Alors nous n’aurions plus besoin d’un Créateur au sens traditionnel. Néanmoins, bien que la science puisse un jour expliquer le monde, nous aurons encore à expliquer la science. Les lois qui permettent à l’univers d’apparaître spontanément semblent elles-mêmes le produit d’un dessein excessivement ingénieux. Si la physique est le produit d’un dessein, l’univers doit avoir un but, et les résultats de la physique moderne me suggèrent fortement que ce but nous inclut. ». Cette idée est reprise et explicitée dans ses livres plus récents, The Cosmic Blueprint. New Discoveries in Nature’s Creative Ability to Order the Universe (Orion, 1988), L’esprit de Dieu (trad. par P. Couturiau, Éd. du Rocher, 1992) et d’autres encore.
- Ce paragraphe et ceux qui suivent méritent qu’on s’y arrête un instant car ils soulignent une idée d’une très grande difficulté puisqu’après « plusieurs milliers d’années » de méditation sur Dieu, l’homme actuel peine à l’envisager autrement que comme une explication, comme un rouage dans un raisonnement, et demeure ainsi dans une forme d’infantilisme. C’est pourquoi Aimé Michel prend soin de qualifier Dieu de vivant et de vivant en nous. Comme souvent il ne peut guère faire plus avec des mots : attirer l’attention, inviter à une réflexion personnelle, inciter à sortir des habitudes, montrer une voie. Comme il l’écrit plus bas, et en d’autres endroits, ce nouveau regard peut s’acquérir par une méditation sur « l’omniprésent mystère du monde et de nous-mêmes », à commencer par le mystère de notre conscience, « ce mystère d’être et de savoir qu’on est », ou par « les épreuves de la vie ». Il était habité par la vision de ces mystères où nous baignons, le plus souvent sans les voir, et avait le don d’en communiquer la réalité à ses interlocuteurs. Quant aux épreuves, ce furent dans son cas la maladie de son enfance et leurs durables conséquences, et d’autres épreuves certainement, voir la chronique n° 378, en particulier les notes 3 et 6.
- Nous avons été appelés à être : tel est le leitmotiv de plusieurs chroniques, dont la n° 425, Avant que rien ne fût… – Ai-je été choisi pour habiter ce mystérieux chaos ? (voir note 10 de celle-ci). Toutes posent cette lancinante question : Pourquoi moi ? Question qui ne relève pas de la science et dont on peut aisément se détourner si l’on tient à la seule méthode scientifique et à son principe d’ignorer toute finalité. Cette interrogation bien conduite révèle à la fois notre petitesse et « notre émerveillement d’avoir été appelé à cette immensité », qui sont l’inverse de la vanité triste, cette caractéristique du monde moderne dont nous parlions en marge de cette même chronique n° 425.
- Le Nouveau Testament « n’explique rien ». En écrivant cela A. M. pense surtout à l’absence d’explication de la souffrance des hommes et des animaux (voir la fin de la chronique n° 409 déjà citée). Comme il l’écrit ailleurs « La foi n’est pas croyance. Elle est le témoin intérieur retrouvé dont la présence change tout, vers qui nous conduit notre actuelle errance » (chronique n° 404, Errance – Après avoir chassé Dieu qui est en nous, nous l’accusons de son absence). Toujours cette présence intérieure à découvrir qu’ignorent les définitions communes de la « religion ». « En ce sens le christianisme n’est pas une religion » écrit A. Michel : j’ai déjà un peu commenté ce point en note 1 de la chronique n° 411, Les besoins du temps – Le christianisme est la religion de l’homme inachevé. J’y reviens ici à propos de l’affirmation qu’il est « le moteur de la modernité », affirmation qui peut sembler bien paradoxale à une époque où le christianisme est vu par la majorité comme un legs du passé, ayant perdu toute pertinence et en voie de disparition. C’est un aveuglement d’indifférence et d’ignorance car « l’enseignement évangélique, adressé (…) à ceux qui ont un cœur d’enfant, est en même temps le plus puissant moteur du changement de l’homme. Il s’identifie par cet aspect à notre devenir, il est la plus haute forme de la modernité, qui est insatisfaction devant l’ignorance et l’erreur et qui s’oppose au modernisme, adoration idolâtre du présent. (n° 414, Avancer en rechignant – Le renouvellement perpétuel de toutes choses est inscrit au cœur de la Création). Cette thèse est savamment développée, non au futur mais au passé, par Marcel Gauchet, auteur de la fameuse formule sur le christianisme « religion de la sortie de la religion ». Dans son ouvrage Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion (Folio Essais) il montre que « l’esprit du christianisme » est à l’origine du monde moderne, plus précisément « du rapport à la nature, des formes de la pensée, du mode de coexistence des êtres ou de l’organisation politique » de ce monde, rien moins (voir note 11 de la chronique n° 404). On trouve des réflexions convergentes chez René Girard et Jean-Pierre Dupuy (voir la dernière note de la chronique n° 20, Le « jugement dernier » : nous avons les moyens de notre extermination). Ainsi l’épistémologue J.-P. Dupuy va-t-il jusqu’à écrire : « J’en suis venu à croire que le christianisme constituait un savoir sur le monde humain, non seulement supérieur à toutes les sciences humaines réunies, mais source d’inspiration principale de celles-ci ».
- C’est la thèse soutenue par Tresmontant : le Dieu « vomi » par Nietzsche, c’est le Dieu étriqué et rationnel de la théologie protestante de son temps ; Nietzsche est un mystique qui a « vomi » le christianisme parce que son temps lui en donnait une image insupportable. [Note de Bertrand Méheust].
- Marcel Gauchet ne dit pas autre chose qui parle de « la clôture de l’ère des dieux ». Mais il écrit aussi « La mort de Dieu, ce n’est pas l’homme devenant Dieu, se réappropriant l’absolue disposition consciente de lui-même qu’il lui avait prêtée ; c’est l’homme expressément obligé au contraire de renoncer au rêve de sa propre divinité. C’est quand les dieux s’éclipsent qu’il s’avère réellement que les hommes ne sont pas des dieux. » (pp. 391-392), en renversant la conception grecque présentée par Nilsson en note 1. Dans les dernières pages du livre, il reconnait pleinement, comme bien d’autres, les conséquences tragiques qui en résultent : « le déclin de la religion se paie en difficulté d’être-soi. La société d’après la religion est aussi la société où la question de la folie et du trouble intime de chacun prend un développement sans précédent. Parce que c’est une société psychiquement épuisante pour les individus, où rien les secourt ni ne les appuie plus face à la question qui leur est retournée de toutes parts en permanence : pourquoi moi ? Pourquoi naître maintenant quand personne ne m’attendait ? Que me veut-on ? Que faire de ma vie quand je suis seul à la décider ? Serai-je jamais comme les autres ? Pourquoi est-ce que cela – la maladie, l’accident, l’abandon – tombe sur moi ? A quoi bon avoir vécu si l’on doit disparaitre sans laisser de traces, comme si, aux yeux des autres, vous n’aviez pas vécu ? Nous sommes voués à vivre désormais à nu et dans l’angoisse ce qui nous fut plus ou moins épargné depuis le début de l’aventure humaine par la grâce des dieux. » (p. 406) Pourtant la fin de la religion dans la société ne signifie nullement pour Gauchet la fin du religieux chez les individus en raison de « l’existence d’une strate subjective inéliminable du phénomène religieux, où indépendamment de tout contenu dogmatique arrêté, il est expérience personnelle » (p. 393). L’agnostique Marcel Gauchet qui n’entend parler que du passé n’en dira pas plus sur le Dieu du futur (titre de cette chronique), mais ne suggère-t-il pas lui aussi que le Dieu extérieur disparu est en voie de démasquer le Dieu intérieur ?