Deux scientifiques, deux avis
J’ai lu avec intérêt votre article dans F.C. du 16 mai 19861, bien que mon manque de formation scientifique m’ait gêné. Il se trouve que, par hasard, je venais de lire La biologie de l’esprit, de Rémy Chauvin (Éd. du Rocher, 1985)2. Or, j’y relève (p. 18) les phrases ci-après : « L’erreur de tous les finalismes est de s’imaginer connaître ce que Dieu ou l’Évolution (du point de vue du raisonnement, c’est la même chose) veulent réaliser. Les desseins suprêmes ne sont pas si faciles à percer, et c’est pourquoi nous sommes tous convaincus que le finalisme est une erreur de méthode ; admettre que le melon n’a des côtes que pour être mangé en famille, comme disait le bon Bernardin de Saint-Pierre, est décidément une erreur. »
Voici donc, émis par deux scientifiques profondément chrétiens, deux avis différents (et, semble-t-il, opposés) sur la fameuse phrase que citent l’un et l’autre. Je dois également citer les derniers mots de « La Biologie de l’Esprit » (p. 216) « …L’homme, but de l’Évolution, clé de l’univers ».
H. de K.
Le cosmos et l’amour
Vous avez d’excellentes lectures, car le livre de Chauvin est un chef-d’œuvre de réflexion scientifique, le meilleur livre actuellement disponible sur les mystères de la vie et sur la place de l’homme dans l’Univers. Si nous semblons nous contredire, c’est que Chauvin parle dans ce message de la méthode scientifique. Je ne saurais mieux faire pour montrer notre accord que de citer mon propre dernier livre Métanoia (Albin-Michel édit. 1986, p. 245)3, où j’étudie les prodiges mystiques à la lumière de ce qu’on sait actuellement (du peu qu’on sait) en diverses sciences et surtout en physique :
« Notre logique innée (…) est rebelle à ce mot, “amour” : la science du “bon sens” ne peut rien discerner entre le hasard et la nécessité » (suit une référence à Jacques Monod) ; puis : « Nous devons rejeter sans examen (sous-entendu : dans la recherche) toute explication par les fins (par l’ “amour”), puisque nous ne maîtrisons que les causes. Si quelque chose s’expliquait par sa fin, par là même son explication nous échapperait » (son explication scientifique)4.
Je montre ensuite, tout au long d’un chapitre, que, justement, certaines choses, et les plus importantes, attestent dans l’ordre de l’Univers cet amour que la science ne peut expliquer. Chauvin sait si bien cela que, comme vous l’avez noté, c’est ce qu’il dit dans les derniers mots de son livre.
En résumé, pour Chauvin comme pour moi et pour tout chercheur, la science ne nous offre jusqu’ici que des explications par les causes. Mais cette recherche des causes conduit inéluctablement à découvrir un ordre cosmique qui lui, suppose l’action globale de l’amour créateur. J’ai choisi pour conclure mon propre livre la citation de quelques vers vraiment sublimes du poète grec Euripide5, qui eut l’intuition mystique de cet amour caché, du Verbe dont parle saint Jean dans son Prologue au IVe Évangile.
A. M.
Mystère des stigmates
Je viens de lire votre ouvrage Métanoia et je suis fort admiratif devant le puissant intérêt de cette minutieuse enquête, la prudence de la démarche, tout comme devant l’incroyable documentation que l’on y découvre à chaque page.
Sauf erreur de ma part, il n’y est pas fait mention de l’évolution qui s’est développée je crois depuis quelques années déjà, selon laquelle bien des spécialistes ne pensent plus que les clous retenant Jésus à sa croix traversaient les paumes des mains, qui se seraient déchirées sous le poids du corps du supplicié. Selon eux c’est au tout début du poignet que se trouvait forcément l’emplacement du passage du clou ; il paraît que l’examen du Saint Suaire corrobore cet avis…
Les mystiques stigmatisés présentent tous des plaies dans les paumes des mains, il est permis de penser, si ce qui précède est exact, que les plaies des stigmatisés sont créées non de l’extérieur (Dieu) mais de l’intérieur du sujet lui-même, dont le cerveau commande la réalisation des plaies en fonction de ce qu’il croit savoir.
C’est d’ailleurs ce qui ressort de l’expérience que vous relatez : la création des stigmates sous hypnose. Les plaies ne peuvent se créer que selon ce que l’hypnotiseur ou l’hypnotisé connaît de la question, et à l’époque considérée c’était toujours dans la paume des mains que l’on situait la place des clous.
L. M.
Le cerveau et le prodige
La cruauté a dû inventer toutes les crucifixions imaginables. Ce supplice était, chez les Romains, particulièrement infligé aux esclaves révoltés (cf. la fin de Spartacus et de ses malheureux compagnons). Lors du siège de Jérusalem par Titus, des milliers de juifs furent crucifiés sous les murs de la ville6.
Effectivement, des expériences récentes faites, il est vrai, Dieu merci, sur des cadavres (mais connaît-on tout ce qui se passe maintenant encore, là d’où ne revient aucun témoin), montrent que les mains se déchirent. Ce peut être un raffinement de cruauté si l’on attache les poignets. On n’a pas de description détaillée de ce supplice dans l’antiquité, mais la pratique en était assez courante pour qu’il existe un mot spécial en latin (crucifigere, dans Suétone) et en grec (anastauroô, qui veut dire empaler dans Hérodote, Thucydide et Platon, mais proprement crucifier dans Polybe et Plutarque, c’est-à-dire plus tard à l’époque romaine)7.
Comment Jésus fut-il crucifié ? La tradition – et aussi la prophétie : « Ils ont percé mes mains et mes pieds » – suppose la crucifixion par les mains, peut-être le poignet. Le témoignage du Saint Suaire indique plutôt les poignets, mais s’il y avait un lien, peut-être est-ce lui qui a marqué le Suaire, le sang coulant vers le poignet.
Quant à la stigmatisation par hypnose (expérience du Dr Alfred Lechler en 1932, rapportée dans mon livre, p.175), elle ne prouve nullement que les plaies induites « par le cerveau » n’ont pas une origine surnaturelle, et, à mon avis, elles suggéreraient plutôt le contraire puisqu’elles supposent un agent extérieur, ici le Dr Lechler, l’hypnotiseur. Qui était l’hypnotiseur chez les saints ? Ni saint François8, ni Padre Pio9, ni tant d’autres10 n’ont subi l’action d’un hypnotiseur. Ce que prouve l’expérience de Lechler c’est que le cerveau, organe physique de la pensée, est l’intermédiaire du prodige. Mais l’auteur ?11
A. M.
Texte n° 421 paru dans F.C. – N° 2066 – 1er août 1986
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 22 janvier 2018
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 22 janvier 2018
- Il s’agit de la chronique n° 417, Le rassurant petit fromage – Du melon de Bernardin de Saint-Pierre au super-melon du Principe anthropique, publiée deux mois et demi auparavant. Aimé Michel y célèbre avec dix ans d’avance le deuxième centenaire des Harmonies de la nature de J.-H. Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), livre « plutôt ennuyeux » où se trouve la réflexion fameuse sur le melon aux formes disposées en tranches « pour être mangé en famille » et « qui voit partout dans la Nature l’action d’une bienveillante Providence ordonnant toutes choses en vue du bien-être de l’homme. Quelle candeur n’est-ce pas ? ». Pourtant c’est un « Super-Melon » qui « a mûri dans la serre de la physique en cette fin de siècle » : « L’improbabilité de tout ce qui est est si grande que les physiciens ont dû inventer ce qu’ils appellent (…) le Principe Anthropique : l’univers n’est explicable que si l’on admet qu’il a l’homme pour but. En effet, il est très certain que nous n’existerions pas si n’importe laquelle des constantes de l’univers avait été “tripotée” un peu différemment, comme dit Hoyle, ou selon des propriétés très légèrement autres. Ce n’est donc pas seulement le melon du bon Bernardin qui a été élaboré pour l’homme, c’est l’univers entier (…) ».
- On trouvera la recension de cet ouvrage dans la chronique n° 410, Biologie de l’esprit – Réflexions du Professeur Chauvin sur l’énigme de l’évolution, mise en ligne il y a deux semaines.
- Sur ce livre qui vient d’être réédité sous le titre Transfiguration. Les phénomènes physiques du mysticisme aux Éditions du Relié, Paris, on pourra se reporter à la note 3 de la chronique n° 153, Un substitut de la contemplation, et aussi à la chronique n° 420, Cet univers où nous passons – Apprendre à reconnaitre la délivrance du mal, en particulier la note 14 (où il est également question d’univers parallèles et du principe anthropique).
- Aimé Michel redit que l’univers ne va pas « au hasard » mais vers un but final inconnu des hommes et il explicite l’idée que ce but a quelque chose à voir avec ce qu’on appelle amour. Imaginons, écrit-il dans une autre chronique (n° 326, L’amour n’est pas une erreur de la nature – Nous cherchons librement notre achèvement dans un monde infiniment compliqué), imaginons qu’il en aille différemment, que le Dieu d’amour n’existe pas. « Si donc le monde est un désert, alors il faut aussi réfléchir à ceci : dans ce cas, c’est lui qui nous a faits. Qui nous a faits intégralement, y compris notre soif d’amour déçue, notre interrogation sans réponse, y compris même la condamnation forcenée que nous ne pouvons pas ne pas porter contre son silence, son indifférence, son absence. Si l’on évacue Dieu, alors il faut admettre que c’est ce monde apparemment vide qui nous aime. Il est, ce monde vide, l’inventeur de l’amour qui nous habite, et que nous l’accusons d’ignorer. » On trouvera d’autres éléments de réflexion à ce propos dans la chronique n° 420, citée plus haut. Le présent texte est l’occasion de faire un parallèle entre l’évolution cosmique et le prodige mystique (ce point est repris en note 11).
- Le premier de ces vers est cité dans la chronique n° 410, Biologie de l’esprit, les suivants dans la chronique n° 416, Où regarder que nous mettrons en ligne dans deux semaines.
- À l’été 73 av. J.-C., en Italie méridionale, des esclaves rejoints par des petits paysans et des bergers se révoltent. Ils forment une armée estimée à 120 000 hommes commandée par Spartacus. Selon Plutarque, qui écrit au tout début du IIe siècle, ce « Thrace de nation (…) était un homme d’une grande force de corps et d’âme, d’une douceur et d’une intelligence supérieures à sa fortune, et plus dignes d’un Grec que d’un Barbare » (http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Plutarque/crassuspierron.htm). La fin de Spartacus et de ses compagnons en −71 est racontée au IIe siècle également par Appien d’Alexandrie : « Le combat fut long et acharné ; car les gens de Spartacus se battaient en désespérés. Mais Spartacus fut enfin blessé à la cuisse d’un coup de flèche. Il tomba sur son genou, et se couvrant de son bouclier, il lutta contre ceux qui le chargèrent, jusqu’à ce qu’ils succombèrent lui, et le grand nombre de ceux qui firent cercle autour de sa personne. Le reste de son armée, en désordre, fut mis en pièces. Le nombre des morts, du côté des gladiateurs, fut incalculable. Il y périt environ mille Romains. Il fut impossible de retrouver le corps de Spartacus. Les nombreux fuyards qui se sauvèrent de la bataille allèrent chercher un asile dans les montagnes : Crassus les y poursuivit. Ils se distribuèrent en quatre bandes, combattant tour à tour, jusqu’à ce qu’ils furent totalement exterminés ; à l’exception de six mille, qui, faits prisonniers, furent pendus tout le long de la route de Capoue à Rome. » (Histoire des guerres civiles de la République romaine, Livre 1er, chapitre XIV, § CXX (http://remacle.org/bloodwolf/historiens/appien/combes15.htm#23). Appien est le seul historien à rapporter ces 6000 exécutions au long de la Voie Appienne, ni Salluste, ni Florus, ni Plutarque n’en font mention. Ils sont crucifiés en application du droit romain qui réserve ce supplice infamant aux esclaves, brigands et pirates. C’est la plus grande exécution de masse de l’histoire romaine. Le siège et la destruction de Jérusalem par Titus, fils de Vespasien et futur empereur, a lieu près d’un siècle après la révolte de Spartacus, en 70 apr. J.-C. Son armée de 50 à 80 000 hommes enferme dans la ville au moins 600 000 personnes dont une vingtaine de milliers de soldats appartenant à des factions juives rivales. Les évènements racontés par un témoin, le Juif pharisien Flavius Josèphe, ami des Romains, sont particulièrement atroces, tant à l’intérieur de la ville (je passe là-dessus) qu’à l’extérieur. Ceux qui tentaient de s’échapper de la ville, la plupart de « pauvres gens » affamés cherchant un ravitaillement pour leur famille, surpris par les assiégeants, se défendaient « mais, après avoir combattu, ils jugeaient inutile de prier pour leur vie. Fouettés et soumis, avant le supplice, aux traitements les plus cruels, ils étaient crucifiés par les Romains en face du rempart. Aux yeux de Titus, il est vrai, ces souffrances infligées, chaque jour, à cinq cents prisonniers et quelquefois plus encore, paraissaient dignes de pitié ; mais il trouvait peu sûr de renvoyer des gens qui avaient été pris par la force, et il estimait que la garde d’un si grand nombre d’hommes réduirait les surveillants à une véritable captivité. Il ne mit donc le plus souvent aucun empêchement au supplice de la croix, espérant peut-être que les Juifs, à ce spectacle, feraient leur soumission par crainte de subir un traitement pareil, s’ils ne capitulaient pas. Les soldats, qu’excitaient la fureur et la haine, crucifiaient les captifs, en manière de raillerie, de façons différentes, et la multitude des victimes était si grande que l’espace manquait aux croix, et les croix aux corps. » (Guerre des Juifs, Livre V, chap. XI « Cruauté des Romains ; revers et succès de Titus », http://remacle.org/bloodwolf/historiens/Flajose/guerre5.htm). Le siège commencé avant Pâques se termine le 25 septembre. Flavius Josèphe évalue le nombre de prisonniers à 97 000 et celui des morts à 1 100 000 (nombre peut-être exagéré mais la moitié semble vraisemblable). Les allusions à la crucifixion sont fréquentes chez les auteurs antiques mais aucune directive d’époque romaine à l’usage de ceux qui la pratiquent n’est connue à ce jour. Le compte-rendu le plus détaillé d’une crucifixion est celui des Évangiles ; les historiens s’accordent, semble-t-il, sur sa cohérence avec les données historiques et archéologiques mais ne supposent pas qu’elle est représentative de toutes les crucifixions.
- Les « expériences récentes faites sur des cadavres » sont très probablement celles de Pierre Barbet (1884-1961), chirurgien en chef à l’hôpital Saint-Joseph de Paris, expériences qu’il a décrites dans son livre classique La passion de Jésus-Christ selon le chirurgien (Apostolat des Éditions, Paris, 1950). La première, faite sur le bras d’un homme vigoureux qu’il venait d’amputer, montre qu’après dix minutes d’une traction de 40 kg appliquée au coude, la plaie provoquée par un clou de 8 mm de côté est étirée et se déchire lors d’une secousse modérée (p. 147). La seconde expérience est faite sur un cadavre frais et parfaitement souple. « Sur chaque main, au bon endroit [en plein carpe] un seul coup de marteau fait passer le clou à travers le carpe et le fiche dans le bois. Puis les deux pieds sont cloués à plat, le gauche devant le droit, en fléchissant un peu les genoux : un coup de marteau pour traverser le pied gauche à plat ; ce pied gauche est reporté sur le droit ; un deuxième coup de marteau fait traverser le pied droit et fiche le clou dans le bois. (…) Le temps anatomique de la crucifixion a duré quelques secondes » (p. 227) L’auteur vérifie en redressant la croix que la suspension est solide et que le rôle du clou aux pieds n’est pas de soutenir le poids du corps mais d’empêcher les pieds de se détacher de la croix. Le Dr Barbet pense que la cause déterminante de la mort des crucifiés est l’asphyxie. Il appuie ainsi la thèse de son prédécesseur à l’hôpital Saint-Joseph, le Dr Le Bec (1925) et en trouve une confirmation dans les observations du Dr Hynek, publiées en 1935. Ce Tchèque, mobilisé dans l’armée austro-hongroise pendant la Première Guerre mondiale, observa la punition grave qui consistait à pendre le condamné par les deux mains sans que ses pieds portent le poids du corps : cette suspension provoque des crampes très douloureuses puis l’asphyxie au bout d’une dizaine de minutes. Antoine Legrand a recueilli des témoignages sur ce supplice pratiqué au camp de Dachau (résumés par le Dr Barbet, traduction anglaise dans https://www.shroud.com/pdfs/n52part3.pdf). L’asphyxie apparaît au bout d’une heure mais le condamné peut vider ses poumons en tirant sur les bras à moins qu’on le lui interdise. Suivant les conditions, la mort survient entre trois et six heures. Une ou deux minutes avant celle-ci la sudation du condamné devient intense. Cependant cette explication par l’asphyxie ne fait pas l’unanimité dans l’assez abondante littérature médicale à ce sujet. La cause immédiate de la mort peut dépendre des individus, des sévices infligés avant la crucifixion (dont la flagellation du condamné) et du mode de crucifixion. Même si on se limite à la mort de Jésus il n’y a pas unanimité. Dans une revue de synthèse (Journal of Forensic and Legal Medicine, 19 : 113-116, 2011), le Dr J. W. Bergeron détaille six des hypothèses proposées et se déclare en faveur de la sixième : un trouble de la coagulation du sang (coagulopathie). La synthèse la plus récente, par une équipe italienne (Open Journal Trauma 1(2): 037-046, 2017) rejette également la thèse de Barbet car la parole de Jésus « Tout est consommé » (Jean 19, 30) et son « grand cri » (Matthieu 27, 50) juste avant de mourir sont incompatibles avec une mort par asphyxie ; ils suggèrent plutôt un arrêt cardiaque soudain par infarctus (défaut d’oxygénation) compliqué d’une rupture cardiaque.
- François d’Assise fut le premier des stigmatisés. On ne découvrit qu’à sa mort, le 3 octobre 1226, qu’il portait « en son corps les cinq plaies qui sont en vérité les stigmates du Christ ». Ce fait sans précédent annoncé aussitôt après la mort par frère Élie, son disciple et successeur, suscita l’émerveillement des contemporains.
- Le Padre Pio, Francesco Forgione à l’état civil, né à Peltracina en 1887, capucin (un ordre franciscain réformé) au couvent de San Giovanni Rotondo de la province des Pouilles, est considéré par certains intellectuels comme « l’Italien le plus important du XXe siècle ». Ce prêtre a suscité les réactions les plus diverses, de l’intérêt passionné au rejet sans appel, et l’embarras de beaucoup ; il a donné lieu durant sa vie et jusqu’à nos jours aux déclarations les plus contradictoires des médecins, des autorités religieuses, des journalistes et des biographes, comme le montrent les biographies récentes des historiens Joachim Boufflet, Padre Pio. Des foudres du Saint-Office à la splendeur de la vérité (Presses de la Renaissance, Paris, 2002), et Sergio Luzzatto, Padre Pio. Miracles et politique à l’âge laïc (trad. P.-E. Dauzat, Gallimard, Paris, 2013). Commençons par les contradictions sur les stigmates de P. Pio. Précédés de douleurs aux mains et aux pieds, ils sont apparus lors d’une extase le 20 septembre 1918. Le premier médecin à les décrire en mai 1919, à la demande du provincial des capucins, est le Dr Luigi Romanelli, médecin-chef de l’hôpital civil de Barletta, catholique pratiquant. Pour lui, les « plaies » des deux faces des mains et des pieds sont formées d’une membrane élastique luisante rouge et circulaire qui recouvre un vide s’étendant entre les faces ventrales et dorsales, tandis que la plaie thoracique, linéaire, de profondeur inconnue, sans suppuration, exsude un sang artériel. Leur état immuable depuis près de huit mois, sans guérison ni complications, exclut à son avis une origine infectieuse ou traumatique ; il conclut à leur origine « surnaturelle ». Le second médecin sollicité par le Saint-Office, le Pr Amico Bignami, spécialiste du paludisme de réputation mondiale, titulaire de la chaire de pathologie de l’université royale de Rome, positiviste sinon athée, accepte cette mission à contrecœur, à condition que nul n’en soit informé. En juillet, il n’observe pas de perforation sous la peau très fine ; tout autour, la peau normale est colorée par la teinture d’iode ; la plaie au côté en forme de croix ne saigne pas et la peau « présente l’aspect que l’on observe dans les abrasions superficielles de l’épiderme » et « une teinte soutenue due à la teinture d’iode ». Il conclut que les lésions « ont débuté comme des productions pathologiques (nécroses névrotiques multiples de la peau) et qu’elles ont été, peut-être inconsciemment et par un phénomène de suggestion, complétées dans leur symétrie et maintenues artificiellement par un moyen chimique, par exemple par de la teinture d’iode ». Il ordonne que les plaies soient bandées et scellées de façon à éviter tout soin à la teinture d’iode et à permettre leur cicatrisation. Le rapport sous serment des quatre frères chargés de la tâche établit au bout de huit jours que les plaies sont restées identiques et ont saigné chaque jour. Un troisième médecin dépêché par le général de l’ordre capucin, le chirurgien Giorgio Festa, médecin des capucins à Rome et catholique, hésite à, son tour en raison de l’autorité de Bignami. En octobre, il note que la profondeur de la lésion des mains « ne semble pas très importante, quand bien même elle atteint certainement, et même pénètre, l’épaisseur du tissu sous-cutané. » La plaie du côté en forme de croix saigne abondamment. Il conclut que les lésions « ont une origine que nos connaissances sont bien loin de pouvoir expliquer ». Le provincial des capucins quant à lui, après avoir fait poser la main ouverte de P. Pio sur une table couverte d’un journal, affirme : « j’ai vu le trou qui traversait la main de part en part, à tel point que je pouvais distinguer les grosses lettres du journal à travers la plaie ». Cinquante ans jour pour jour après leur apparition, le 20 septembre 1968, lors de la messe, on remarque que les stigmates ont disparu. P. Pio s’éteint trois jours plus tard. Le gardien (supérieur) du couvent atteste que les plaies sont « entièrement refermées et sans aucune cicatrice ». Les autorités religieuses se conforment à une règle bien établie de méfiance envers les charismes et miracles susceptibles de tourner à la superstition. Dès le début et plusieurs années durant, l’évêque du lieu, Mgr Gagliardi, dénigre le P. Pio à Rome l’accusant de provoquer ses stigmates avec de l’acide nitrique et de profiter indûment des offrandes des pèlerins (il sera contraint à la démission en 1929 pour simonie, prévarication et mœurs légères). Le Saint-Office, quant à lui, est impressionné par une expertise qu’il n’a pas commanditée, celle du père Agostino Gemelli. Ce franciscain, élève du prix Nobel Camillo Golgi, converti à 25 ans au grand scandale de sa famille très laïque, est alors célèbre comme scientifique, intellectuel et polémiste, spécialiste de la psychopathologie et auteur en 1912 d’un livre Névrose et sainteté où il distingue vrais et faux mystiques. En avril 1920, au terme d’un « interrogatoire psychiatrique » du P. Pio, de quelques minutes selon les uns (Boufflet), quelques heures selon les autres (Luzzatto), sans examen des stigmates (à cette date ses supérieurs ont interdit au P. Pio de les montrer), ni examen neurologique, Gemelli voit en lui « un homme caractérisé par un champ de conscience limité, un abaissement de la tension psychique, une idéation monotone et une aboulie » et « un cas de suggestion inconsciemment produit par le père Benedetto [le supérieur du couvent] chez un sujet malade ». Plus tard il résumera sa pensée par une formule sans appel : « masochiste, escroc, psychopathe ». En 1921, la tentative de transfert du P. Pio dans un autre couvent échoue en raison des réactions populaires. En 1922, toute relation, même épistolaire entre le P. Pio et le P. Benedetto sont interdites. En mai 1923, le Saint-Office déclare officiellement que « le caractère surnaturel [des faits attribués au P. Pio] n’a pas été constaté et exhorte les fidèles à conformer leurs actes à la présente déclaration ». En 1931, comme des pèlerins venus du monde entier se pressent à la messe et au confessionnal du P. Pio, le Saint-Office lui interdit tout exercice public de son ministère. En raison de son obéissance et de la bonne opinion de son évêque, cette interdiction est levée en 1933. Mais la polémique n’en continue pas moins. En 1960, on en vient même à installer un magnétophone dans sa cellule et jusque dans son confessionnal pour l’enregistrer à son insu. Une femme s’accuse en confession de coucher deux fois par semaine avec lui. Une enquête menée par Mgr Crovini lave le P. Pio de tout soupçon mais un dossier déposé en mai par Mgr Bortignon, évêque capucin du diocèse de Padoue, l’accuse de « schisme charismatique ». Un autre visiteur romain nommé par le Saint-Office, Mgr Maccari, séjourne en août et septembre 1960 à San Giovanni Rotondo mais « une barrière de méfiance réciproque » sépare les deux hommes. Au final, le rapport de Mgr Maccari est indulgent pour P. Pio mais sévère pour son entourage féminin. Son communiqué de presse insinue des détournements d’argent, ce qui déclenche une campagne de presse hostile au « capucin le plus riche du monde ». Les papes qui se succèdent durant toute cette période alternent le chaud et le froid : Benoit XV est sceptique, Pie XI (1922-1939) l’est plus encore, Pie XII (1939-1958) bienveillant, Jean XXIII (1958-1963), ennemi de la piété visible, déplore la mythomanie qui s’est créée autour de lui, Paul VI (1963-1978) ne cache pas sa sympathie à son égard. Quant à Karol Wojtyla, il tient le P. Pio pour un saint à la suite d’une visite qu’il lui fit pendant ses études à Rome en 1948 ; en novembre 1962, alors vicaire capitulaire de Cracovie, il lui écrit deux lettres : la première pour lui demander de prier pour la guérison d’une collaboratrice atteinte d’un cancer de la gorge en phase terminale et la seconde une semaine plus tard pour le remercier de la guérison soudaine obtenue (Boufflet). En 1983, devenu Jean-Paul II, il fait ouvrir un procès qui aboutit en mai 1999 à la béatification du P. Pio et en 2002 à sa canonisation. Les deux biographies récentes du P. Pio d’où je tire les indications qui précèdent, ne sont pas moins contrastées, même si ni l’une ni l’autre ne détaillent les « miracles » attribués au capucin. La première de Joachim Boufflet, historien des mentalités religieuses, spécialiste des phénomènes mystiques et consultant auprès des postulateurs de la Congrégation pour les causes des saints, chaleureuse, explique pourquoi le P. Pio est un saint et fait entrer le lecteur dans sa vie intérieure en s’appuyant sur les archives du procès et sur les nombreuses lettres du P. Pio que ses directeurs spirituels ont exigé de lui. La seconde biographie, œuvre de Sergio Luzzatto, professeur d’histoire moderne à l’université de Turin, spécialiste des XVIIIe et XIXe siècles français et XXe siècle italien, est au contraire très distanciée. Luzzatto ne cherche pas à savoir si les lésions du P. Pio « étaient de vrais stigmates ni s’il accomplit de vrais miracles » mais on devine son scepticisme et parfois son ironie d’« historien sérieux » à l’égard de ce qu’il tient le plus souvent, à tort ou à raison, pour des rumeurs sans fondement. Son centre d’intérêt c’est le monde du P. Pio, celui où de multiples protagonistes (clercs, politiques, universitaires, fidèles) s’affrontent et éclairent par leurs attitudes, leurs idées, leurs vies, plus d’un siècle de l’histoire politique, économique et religieuse de l’Italie voire du monde (cf. les pages sur Paris sous l’Occupation à propos d’Emanuele Brunato, soutien du P. Pio à la fortune mal acquise, et sur l’aide américaine à l’Italie après la guerre). Les indications fournies sont précises, datées, documentées, par un historien professionnel d’une grande culture. Si on le souhaite, on peut aussi lire ces livres comme la description de l’irruption d’un saint qui n’en n’est pas moins homme donc limité, dans un monde imparfait où il est reçu par des croyants et des athées, des intellectuels et des ignorants, des bigots et des escrocs, dans un mélange inextricable d’admiration, de rejet, d’exploitation éhontée, de coups bas, de rumeurs contradictoires, où le saint lui-même est conduit à agir d’une manière imparfaite voire contestable. Au final, le lecteur se pose les mêmes questions que l’envoyé du Saint-Office relayées par Luzzatto : « Pourquoi un homme qui n’a rien d’exceptionnel par ses qualités naturelles et qui est loin d’être exempt d’ombres et de défauts a-t-il réussi à se créer une popularité qui a peu d’équivalents dans l’histoire religieuse de notre temps ? Comment expliquer l’irrésistible fascination qu’exerce ce religieux à l’air usé, aux manières grossières, à la voix désagréable ? » Et aussi plus profondément : « Si Padre Pio ne vivait pas totalement la vie de sainteté que lui attribuait la multitude des dévots, pourquoi la “tendre providence de Dieu” permettait-elle “tant de duperie” ? Et pourquoi accordait-elle à un “instrument si insuffisant” une “œuvre de bien aussi vaste et durable”. Car cette dernière réalité était irréfutable : depuis des décennies, Padre Pio représentait en Italie et dans le monde un formidable “instrument de miséricorde, de pardon et de paix”. Mais pourquoi le Seigneur avait-il confié un bien aussi grand à une personne aussi petite ? » (p. 391, toutes les citations en italique sont extraites du rapport de Mgr Maccari daté du 5 novembre 1960). Mais ces questions ne révèlent-elles pas d’abord nos préjugés sur la sainteté et n’ont-elles pas été rasées au sol par l’enseignement des Évangiles ?
- Pour tenter de comprendre la stigmatisation du P. Pio et les réactions qu’elle suscite, on gagne à ne pas se limiter à ce seul exemple, si emblématique soit-il, et à l’examiner à la lueur des autres exemples connus. En voici une brève synthèse en cinq points : La stigmatisation n’est pas un phénomène rare. Rien qu’au XXe siècle, Joachim Boufflet répertorie 137 stigmatisés dans 26 pays différents dont 120 sont des femmes et 17 des hommes, 37 sont religieuses ou prêtres (Les stigmatisés, Cerf, Paris 1996). La stigmatisation n’est pas un phénomène vague et mal étudié. Herbert Thurston mentionne une cinquantaine d’exemples de stigmatisation « très exactement renseignés » (Les phénomènes physiques du mysticisme, trad. M. Weill, Gallimard, Paris, 1961). Aimé Michel dans son livre (voir note 3) en détaille plusieurs accompagnés de rapports médicaux. L’un d’eux est celui de la nonne Anne-Catherine Emmerich dont les stigmates sont rendus publics en 1813 lorsque l’administration française ferme son couvent de Westphalie. Cette affaire ne plait « ni aux protestants, ni aux profrançais, ni aux patriotes antifrançais mais imbus de l’esprit philosophique du XVIIIe siècle ». Les autorités françaises, préfet de Münster et lieutenant de police en tête, se rendent sur place puis donnent ordre à une dizaine de médecins de l’armée de cicatriser les plaies (bandage scellé, garde permanente de la malade, etc.), sans résultat. Une commission mixte de médecins et d’ecclésiastiques catholiques et protestants confirme les faits. Puis, après Waterloo, « au rationalisme de Paris succède celui de Berlin » : en août 1819 nouvelle commission, nouveaux examens « impitoyables » à l’hôpital de Münster : aucune fraude n’est décelée. La mort de la « miraculée » en 1824 met fin au scandale. Un demi-siècle plus tard, le cas de la paysanne belge Louise Lateau (1850-1883) est encore mieux documenté car cette mystique « fut examinée à fond et à maintes reprises et suivie jusqu’à sa mort par un grand nombre de savants ayant exactement toutes les compétences requises » qui expérimentèrent sur elle à loisir (car en la matière le XIXe siècle ne s’embarrassait guère de scrupules éthiques). Le caractère non frauduleux des stigmates n’exclut évidemment pas pour autant une cause naturelle. Outre que la méthode scientifique interdit par principe d’avoir recours à des causes autres que naturelles, une autorité en matière de phénomènes mystiques, le jésuite H. Thurston, pense prudent de conclure que « ce qui prédispose à la réception des stigmates, ce n’est pas une vertu exceptionnelle mais une certaine forme de sensibilité nerveuse, plus fréquente chez les femmes que chez les hommes » et suggère un « complexe de crucifixion » chez des sujets à « suggestibilité anormale » (op. cit., pp. 152 et 154). Reste que même aujourd’hui on est loin de comprendre comment, et par quels mécanismes physiologiques précis, une idée peut aboutir à sculpter le corps d’une manière aussi géométriquement définie. En outre, la stigmatisation peut être accompagnée d’autres phénomènes qui, eux, ne sauraient relever de la seule psychosomatique. Lors de son strict confinement du 7 au 28 août 1819, la commission constate qu’Anne-Catherine ne prend aucune nourriture et n’a aucune excrétion. Louise rejette toute nourriture qu’on l’oblige à ingurgiter à l’exception d’une hostie quotidienne. Plusieurs autres cas bien analysés sont rapportés, notamment celui de la pieuse protestante Mollie Fancher, au jeûne attesté par de nombreux médecins new-yorkais (voir la note 3 de la chronique n° 106, L’avocat du diable). Les faits connus invitent Aimé Michel à penser que « l’ascèse produit souvent l’abstinence non point par une intervention surnaturelle, mais bien plutôt par une action (inconnue) des pratiques ascétiques sur certains éléments physiologiques plus fréquents chez la femme » (p. 199). (Le physicien Lucien Daly n’est pas du même avis, voir la note 5 de la chronique n° 88, Quand deux plus deux font trois – Possible et impossible, et sa réponse du 25.02.2012). Alors, pourquoi ces phénomènes ne sont-ils pas scientifiquement reconnus ? Les exemples analysés par Aimé Michel (et d’autres semblables) permettent de répondre clairement à cette question : « Toute la querelle sur les stigmates (et d’une façon générale sur les prodiges) confirme que l’observation la plus minutieuse ne sert à rien : ce ne sont pas les faits qui déterminent le verdict, c’est la métaphysique » (p. 173), autrement dit les idées, les préjugés, qu’on a sur ce qui est possible et impossible. Il cite plusieurs savants qui, sans prendre la peine de se déplacer, dénoncent des impostures. L’illustre Virchow, créateur de la pathologie cellulaire, déclare que toute l’histoire de Louise Lateau est « soit un miracle, soit une imposture : or, le miracle n’existe pas, c’est donc une imposture ». Les docteurs Beard et Hammond, tous deux éminents neurologues, font de même pour Mollie Fancher sans l’examiner. Or, commente A. Michel, Hammond, étant professeur à la faculté de médecine de l’université de New York, a l’autorité nécessaire pour la transférer dans son hôpital. Il ne le fait pas parce qu’à ses yeux c’est inutile et « indigne de l’attention d’un vrai savant », mais alors pourquoi consacre-t-il deux livres à la réfutation de ces phénomènes ? Cette attitude inconséquente relève non pas du scepticisme mais, paradoxalement, d’un « refus de nature magique [qui] se déguise en attitude rationnelle » (p. 190), d’une « foi aveugle en des préjugés grossiers » (p. 191), d’une « peur infantile de l’inconnu, peur toujours habile à se déguiser en n’importe quoi, jadis en superstition, maintenant en science » (p. 152).
- Aimé Michel pose ici, à propos des stigmates, une question bien difficile. Avant de tenter d’expliciter sa pensée je remarque qu’il n’a pas vraiment répondu à l’objection de son lecteur. D’une part, l’argument de celui-ci paraît justifié : le Christ ayant eu les poignets transpercés, le fait que les stigmates apparaissent aux mains indique que la façon dont le stigmatisé imagine la crucifixion importe plus que la manière dont elle s’est réellement passée. On peut évidemment rétorquer qu’en réalité le Christ, maintenu par des liens, a eu les paumes percées, mais d’autres arguments peuvent être invoqués à l’appui du rôle de l’imagination. Ainsi certaines visions de la Passion par Catherine Emmerich et Thérèse Neumann reproduisent des légendes traditionnelles. Et même à supposer que ces improbables légendes soient vraies, il resterait à rendre compte des contradictions entre diverses révélations. D’autre part, à la question d’A. Michel de savoir qui était l’hypnotiseur des saints, on pourrait répondre : le saint lui-même et parler d’autohypnose. Malgré tout, même si ces objections sont pertinentes, elles ne permettent évidemment pas de comprendre les prodiges mystiques de manière adéquate. Si je le comprends bien, A. Michel distingue le mécanisme du prodige (qui est naturel) de sa finalité (qui ne l’est pas). À ses yeux, les phénomènes du mysticisme étudiés à la lumière de la science s’insèrent harmonieusement dans ce que nous commençons à comprendre de l’univers (les citations qui suivent sont extraites de son livre Transfiguration) : 1/ Ils ne sont pas « un viol chaotique des lois de la nature ». Ces lois, à première vue violées ou suspendues, sont en fait utilisées d’une manière qui dépasse nos connaissances si bien que le principal (l’origine) se dérobe. 2/ Ce « merveilleux dispositif, tout en obéissant aux lois de l’intelligence, à l’insu de l’intelligence humaine, tend à réaliser un projet qui n’est pas celui de l’intelligence, ou du moins de l’intelligence discursive et expérimentale créatrice de connaissance objective : la science inconnue dispensée par le mystique réalise les voies du cœur. » (p. 238). Le prodige, même absurde ou scandaleux, survient quand le cœur du mystique est empli d’un amour surhumain. Par là il touche « au fait à la fois le mieux avéré et le plus étranger aux explications de la science : la conscience. » 3/ Par la conscience, je conjecture tout ce qui n’est pas moi et « je vois l’univers entier dès le premier instant développant son mécanisme jusqu’à l’éclosion unique du mystère des mystères : je suis là, j’existe, je pense (…) Plus fugace et précaire je me sens, plus profondément j’éprouve le mystère d’être là, moi, plutôt que l’infinité de ceux qui auraient pu être, à leur place choisi, moi non un autre, sorti du néant il y a peu d’années, pour peu de temps » (p. 249). 4/ La nature « évolue vers la complexité d’où naît la vie qui elle-même monte vers la pensée » (p. 248 ; c’est ce que montre Rémy Chauvin dans La Biologie de l’Esprit, voir la chronique n° 410 citée plus haut) et « elle est organisée pour tendre vers la délivrance du mal » (p. 250). A. Michel y discerne « au moins une présomption » que ce que l’on voit ainsi à l’œuvre dans la nature « peut bien s’appeler de ce mot “amour”, exprimant ce qu’il y a en nous de plus subjectif » c’est-à-dire de plus au cœur de la conscience. Autrement dit, on est conduit à présumer que la finalité de l’univers est l’amour (voir note 4 ci-dessus). 5/ Or le Dieu vivant (qu’il oppose au Dieu des philosophes), celui qui répondit à Moïse “èhyèh asher èhyèh” (voir chronique n° 326), celui de l’exorde de saint Jean qui s’est fait homme, nous enjoint de l’aimer « de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton pouvoir » et affirme réciproquement « Avant que rien ne fût, je t’ai aimé ». (Pour ces deux derniers paragraphes on trouvera des compléments utiles dans la chronique n° 420, Cet univers où nous passons – Apprendre à reconnaitre la délivrance du mal). Dans cette vue l’Auteur de l’improbable prodige mystique est le même que l’Auteur de notre improbable univers. Les deux « prodiges » s’éclairent mutuellement, posent les mêmes questions et entretiennent les mêmes relations avec l’activité scientifique. (Pour mieux comprendre, qu’on relise la réponse d’A. M. à son premier correspondant).