Madame la secrétaire d’État à la Condition féminine propose plus de cent projets de lois pour métamorphoser le sort de la femme française1.
Je lui souhaite bien du plaisir. Ses cent et quelques projets ne me sont connus que par la presse, mais de toute façon, par leur seule existence et leur but, ils sont obérés d’une double illusion qui fait partie de la quintessence du génie hexagonal : premièrement qu’on peut changer les mœurs par la loi, et deuxièmement que le suprême bonheur pour la femme consiste à devenir un homme à part entière, un mâle sur qui on n’a pas encore trouvé le moyen d’effacer la fameuse « petite différence », mais ça viendra2.
Les Français sont un peuple paradoxal. Une de mes amies, professeur à l’Université de Londres, me disait :
« De tous mes étudiants étrangers, les Français sont les seuls dont je garde un souvenir tenace. Bother them ! Qu’ils sont intelligents ! Mais en même temps, qu’ils sont bouchés ! Quand on fait la dépense d’effort et d’argent de venir passer un an ou plus en Angleterre, c’est pour essayer d’en tirer ce qu’il y a de bon, que diable ! ce qu’on ne trouve qu’ici, non ? Et bien, loin de là ! Ce qu’il y a de meilleur ici, avec un flair infaillible ils le remarquent tout de suite pour le critiquer et le rejeter. Ah ! je les aime bien. Mais quelle plaie ! »
Mme Giroud s’attaque au fondement indéracinable de la société française. Ce fondement, produit de la conspiration des hommes, des femmes et des enfants de ce pays, c’est le mythe du mâle avantageux.
Prétendre faire comprendre à un Français qui n’a jamais mis les pieds dans un pays nordique (la Suède ou l’Allemagne, l’Angleterre ou les États-Unis) ce qu’est un mâle avantageux est évidemment une pure rêverie.
Un jour, rentrant des États-Unis3, j’allai m’asseoir dans le salon de première d’Air France à l’aéroport de New York. Il y avait là, retour d’une conférence, une cinquantaine de ces mâles avantageux, tirés à quatre épingles, bombant des torses tous plus ou moins décorés, porteurs d’attachés-cases mystérieux et bavardant par groupes. Chacun jouant, aux autres, avec un scepticisme visible la comédie archi-usée de la poudre aux yeux. « Voilà, pensai-je, ça y est, je rentre à la maison. »
Le personnage coq, « Cocorico, c’est moi, je suis là et attention », voilà le pivot de notre société depuis Vercingétorix et avant, depuis Brennus. C’est habillé de rouge que le fantassin de la Marne est envoyé se faire tuer sur place, ce qu’il fait héroïquement. J’ignore les mots historiques qui furent prononcés à la Chambre lorsqu’on y discuta le meurtrier pantalon garance, mais on les entend d’ici.
La France éternelle, plus ou moins personnalisée selon les époques, c’est Louis XIV. Voyez dans votre mémoire toute la littérature du Grand Siècle. Il n’y a pas un seul enfant (a). Il y a des amoureuses, des perfides, etc., mais pas une seule femme.
Imagine-t-on un Lewis Carroll français ? C’est-à-dire, quelqu’un dont le public serait à la fois celui de Cocteau, de Robbe-Grillet et de la comtesse de Ségur ? Notre société est fondée sur l’hypothèse chimérique qu’il n’existe qu’une vie authentique, celle du mâle adulte : la femme en est l’ornement et l’enfant est une graine d’adulte qui prépare son avenir.
Bien entendu, tout cela est irréel. C’est, comment dire ? Le rêve idéologique que la France contemple avec complaisance quand elle se regarde dans un miroir. En réalité, le Français est papa-gâteau, et sa femme porte la culotte.
Mais plutôt que de prétendre montrer au lecteur incrédule un portrait où il ne se reconnaît pas, faisons-lui toucher sa singularité à travers celle des autres (« Ils sont fous, ces Romains ! », comme dit Astérix). Sait-il que dans les écoles anglaises les élèves d’une classe peuvent, s’ils le veulent, mettre un professeur à la porte, littéralement, c’est-à-dire, l’exclure de l’école ? Que le programme de chaque classe est établi par discussion et contrat entre les élèves, les professeurs et les « gouverneurs » responsables du budget ? Et que ce système insensé marche, et marchait déjà alors que le fouet et la trique étaient encore de rigueur avec l’assentiment des élèves ?
Il marche parce que les petits Anglais le prennent au sérieux, que celui qui voudrait en profiter pour abuser de la situation se vouerait sur-le-champ au mépris et à l’exclusion, et que dans un pays où l’idéal de chacun est d’être apprécié par son équipe l’exclusion est insupportable : ils sont fous ces Anglais ! (b) C’est d’ailleurs pour la même raison qu’en Angleterre les voyous n’existent guère qu’en bandes organisées. Et je crois que c’est aussi pour cela que les Anglais se satisfont très bien de deux partis, celui qui gagne l’épreuve et celui qui la perd, avec un petit tiers parti pour arbitrer.
Mme Giroud pourra sûrement débloquer certaines absurdités légales, mais non pas changer les mœurs. Je prédis que si un jour MM. Marchais et Mitterrand viennent au pouvoir, le seul événement vraiment important qui se passera derrière le rideau de fumée du chambardement social, probablement réduit au minimum, sera un retour éperdu et soulagé à l’ordre moral. M. Marchais est le véritable héritier du gallicanisme. Il le sait et en agite complaisamment le drapeau4.
Les Français ont toujours bavardé de Fronde et de Révolution en rêvant secrètement du bon vieux temps où papa leur tirait les oreilles. Ce qui les fascine chez M. Marchais, c’est la trique. Mme Giroud siffle la récréation des filles. Tant mieux pour elles. Est-ce bien la récréation rêvée depuis Brennus ? C’est qu’ils sont entêtés, ces Français !
Aimé MICHEL
(a) Il y en a un ou deux dans Molière, qui font une apparition de trente secondes pour enquiquiner les grandes personnes. Ajoutons-y quelques Pensées plutôt hargneuses de Pascal, et en voilà pour un siècle.
(b) Sur la vie des petits Anglais actuels et l’Angleterre telle qu’on la vit de l’intérieur, il existe un livre qui est un vrai chef-d’œuvre (Pierre Roudy : Et nous verrons la mer encore, Magnard, Paris 1974). Il devrait être lu par tous les petits Français qui font de l’anglais et par leurs parents5.
(*) Chronique n° 238 parue initialement dans F.C. N° 1525 – 5 mars 1976
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 24 septembre 2012
- Françoise Giroud (Lausanne 1916 – Neuilly 2003), née Léa France Gourdji, est la fille d’un réfugié politique d’origine turque. « [E]lle reste pendant plusieurs années la seule femme à diriger un groupe de presse en France. Elle commence à travailler en 1937 comme scripte puis scénariste pour le cinéma. Lors de la Seconde Guerre mondiale, la jeune femme devient agent de liaison pour la Résistance − ce qui lui vaut d’être arrêtée par la Gestapo −, un engagement idéologique qu’elle confirmera par la suite en s’opposant à la guerre d’Algérie. Devenue directrice de rédaction pour le magazine ELLE à sa création, la journaliste fait déjà preuve de son investissement pour la cause des femmes, plus de vingt ans avant d’intégrer un poste de secrétaire d’État à la condition féminine. En 1953, Françoise Giroud fonde avec son compagnon, Jean-Jacques Servan-Schreiber, le magazine L’Express, qu’elle dirige jusqu’en 1974. Très impliquée dans la politique, cette membre du parti radical socialiste soutient avec ferveur Pierre Mendès-France puis François Mitterrand avant de se rallier au gouvernement de Valéry Giscard d’Estaing et à la modernisation sociale qu’il promet. Secrétaire d’État à la culture, elle envisage de briguer un siège à la mairie de Paris avant de se désister et de renoncer à la politique en 1979. C’est à cette période que la journaliste devient écrivain, auteur de plusieurs livres sur les coulisses de la politique tels que La Comédie du pouvoir ou Le Bon Plaisir. Toujours présente dans la sphère du journalisme, éditorialiste au Nouvel Observateur, Françoise Giroud reste, jusqu’à sa mort, une femme d’action et d’engagement. » (http://www.evene.fr/celebre/biographie/francoise-giroud-437.php).
Durant sa fonction de Secrétaire d’État chargée de la condition féminine de 1974 à 1976, elle « met en place “cent une mesures” pour favoriser l’insertion des femmes : autonomie, droits propres, lutte contre les discriminations, diffusion de l’information, situation des veuves, divorcées, mères célibataires, formation à des métiers dits masculins. Deux formules ironiques résument toutes les autres : “Le problème des femmes sera résolu le jour où l’on trouvera une femme médiocre à un poste important” et “La différence entre un homme et une femme , c’est qu’un homme a une femme et qu’une femme n’en a pas”. » (http://itinerairesdecitoyennete.org/journees/8_mars/documents/ Francoise_giroud.pdf).
- On peut voir dans ces réflexions une préfiguration de ce qui allait devenir quelques années plus tard les théories du « genre ». Celles-ci distinguent, à juste titre, le sexe, qui est une réalité biologique, du genre, qui est en partie une construction sociale. Cette distinction est utilisée pour nier qu’il existe une nature (une « essence ») propre aux hommes et aux femmes et contester les normes d’une société fondées sur cette essence. Autrement dit on ne naîtrait pas garçon ou fille mais on le deviendrait en se conformant aux normes et aux attentes de la société. Pour Judith Butler, l’une des chefs de file de cette philosophie, il s’agit de « défaire le genre » (selon le titre de son livre, traduit par Marcel Cervulle, Editions Amsterdam, Paris, 2006) c’est-à-dire non seulement de défaire l’ordre patriarcal qui opprime les femmes depuis les origines mais aussi d’obtenir la reconnaissance de la diversité sexuelle. A la distinction nette entre homme et femme on entend substituer l’idée d’un continuum reliant ces deux pôles extrêmes, donc reconnaître l’existence d’une quantité d’autres genres et d’une variabilité des options sexuelles ; c’est ce qu’on nomma la pensée queer (d’un mot anglais signifiant « étrange » qui désignait au départ les homosexuels) par opposition à la pensée straight (droite, raide, mot qui désignait les non-homosexuels).
Les « études du genre », qui se sont développées en Amérique, ont en fait leur origine dans la pensée de philosophes français comme Foucault, Deleuze, Derrida, Lyotard, Wittig et autres, qui réagissaient sans doute eux-mêmes au « mythe hexagonal » relevé par Aimé Michel. Cette philosophie du genre, fort diverse et contradictoire dans le détail, apparaît comme le dernier avatar en date de la vieille querelle entre nature et culture. La philosophe Michela Marzano, chercheuse au CNRS, résume fort bien la situation : « D’une part, les corps vivent, meurent, dorment, mangent et éprouvent de la douleur et du plaisir indépendamment de leur construction sociale ; d’autre part, ils sont inscrits dans un milieu social et culturel, et leurs mouvements sont aussi le fruit de l’éducation et de la culture. Les problèmes naissent à chaque fois qu’on refuse l’articulation du naturel et du culturel et que l’on se focalise soit sur le corps biologique génétiquement déterminé, soit sur le corps social culturellement construit. » (Que reste-t-il de la différence des sexes ? Controverses, n° 8, mai 2008 ; citée par Jean-Claude Guillebaud, La vie vivante. Contre les nouveaux pudibonds, Les arènes, Paris 2011, p. 117).
- Peut-être en 1972 au retour d’un séjour qui lui avait permis de rendre visite à ses amis américains, dont Jacques Vallée en Californie (voir la chronique n° 105,Comment la planification tue la recherche – L’exemple du Plan Calcul, 20.02.2012), et d’y rencontrer des gens aussi différents que le sataniste Anton LaVey (voir la chronique n° 208, La bousculade américaine – La source révolutionnaire de ce temps, c’est l’Amérique, 05.12.2011) et l’informaticien Douglas Engelbart (voir la chronique n° 97, Quand la machine nous apprend a penser – La naissance du traitement de texte, d’Internet et des moteurs de recherche, 06.02.2012).
- Je ne sais si ce « retour à l’ordre moral » fut ce qui arriva lorsque M. Mitterrand accéda à la présidence cinq années plus tard et nomma quelques ministres communistes (M. Marchais n’en était pas qui resta Premier secrétaire de son parti). En tout cas, Aimé Michel explique dans plusieurs chroniques les raisons de se défier du Parti communiste et de ses solutions. Voir les chroniques n° 217, La crise économique à l’Est (06.08.2012), n° 220, La crise économique à l’Est (II) (15.08.2012), la conclusion de la chronique n° 232, Un printemps explosif a Moscou (la semaine dernière), ainsi que le chapitre 13 « Marxisme et communisme » de La clarté au cœur du labyrinthe (Chroniques sur la science et la religion, Aldane éditions, Cointrin, www.aldane.com, pp. 359 et sq.).
- Le livre de Pierre Roudy est toujours disponible. Le site des éditions Rhubarbe nous apprend qu’il est aussi l’auteur de romans, de biographies, de pièces de théatre (en français et en anglais) et de pièces radiophoniques : « Pierre Roudy, universitaire, auteur dramatique, a dirigé pendant vingt ans l’École de Spectacle de la Rue Blanche, l’E.N.S.A.T.T. où furent formés nombre de comédiens pendant un peu plus de cinquante ans, à Paris. Pierre Roudy est vice-président de la Société d’Histoire du théâtre. Il est aussi l’époux de l’ancienne ministre Yvette Roudy » (http://www.editions-rhubarbe.com/roudy.htm). Il se trouve, par coïncidence, que son épouse fut ministre des Droits de la femme de mai 1981 à 1986 durant le premier septennat de François Mitterrand, et prit donc la succession de Françoise Giroud.