Quelques lecteurs ont peut-être remarqué mon absence de ce journal au cours des derniers mois. C’est que, comme il arrive à tout le monde, j’ai fait l’expérience de la maladie et des hôpitaux1.
De cette expérience je ne dirai rien. Le mal physique et même moral n’est une expérience positive que pour les saints, du moins pour les âmes en puissance de sainteté. Pour l’homme médiocre, la douleur et la solitude sont d’abord l’expérience de sa propre médiocrité. Il n’y a rien d’édifiant à en dire. Le saint trouve Dieu dans la Nuit Mystique, il trouve Dieu dans son absence. La Nuit de l’hôpital ne révèle à l’homme médiocre que la vanité de son être, la difficulté d’être homme, à dominer les forces physiques qui vont surmonter la quotidienne animalité.
« L’animal sait, disait Teilhard, l’homme sait qu’il sait ». Bien plutôt dirais-je avec Joseph de Maistre que « l’animal ne sait pas qu’il ne sait pas, alors que l’homme le sait. »2
De Maistre ajoute que ce doute est « sublime ». Peut-être, mais pas dans la dégradation physique, car alors l’homme qui n’est pas un saint se voit réduit à ce qu’il est, une pauvre machine perdue dans le chaos des apparences. Dans cet état, savoir qu’on ne sait pas permet tout au plus de comprendre mieux notre siècle d’universelle ignorance. En un sens, notre siècle est un grand malade sur un lit d’hôpital. Il est peuplé de gens qui, les uns « ne savent pas qu’ils ne savent pas », les autres savent et tous partageant la nuit de l’inconnaissance 3.
Tout de même, me gronderez-vous, et la prière ? et la foi ? Si d’une grande épreuve, providentielle comme tout ce qui nous arrive, vous ne tirez qu’un surcroît de ténèbres, n’êtes-vous pas présomptueux d’écrire, et d’écrire ici ? « Guéris-toi toi-même », et en attendant, si tu n’as rien de bon à nous dire, aie l’humilité de te taire.
Vous avez raison, lecteur sévère. Mais peut-être y a-t-il quand même quelque chose à tirer du naufrage de l’épreuve physique : c’est la connaissance de ce naufrage. Mieux vaut savoir d’avance, même si chacun doit être d’abord averti qu’il aura tout à découvrir lui-même quand l’épreuve viendra. « On meurt toujours seul », disait ce romancier américain. Cependant mieux vaut savoir qu’on meurt. Dans une salle d’hôpital, on ne voit presque que des êtres surpris par l’événement. Chacun veut prendre à témoin les autres que ce qui lui arrive passe toute imagination, sans voir que c’est précisément le cas de tous4.
Je me suis souvent interrogé sur ce moment unique et oublié de la préhistoire où nos ancêtres prirent conscience de la mort. Qu’ils aient survécu à leur découverte, qu’ils n’en aient pas été découragés de transmettre leur vie condamnée, voilà qui stupéfie. Je crois que la découverte fut lente, spéculative, obscure, et que quand la lumière se fit, ce fut sans doute, comme il est dit dans la Genèse, par révélation divine : ils mangèrent à l’arbre de la connaissance et ils surent qu’ils étaient mortels. Mais Dieu était encore avec eux dans le jardin. Voilà la vérité dans l’ordre de l’esprit.
Dans l’ordre des faits 5, comment cela se passa-t-il ? Le saurons-nous un jour ? La salle d’hôpital nous apprend que la révélation de la mort est personnelle. Après avoir appris des autres la mort universelle, il peut encore découvrir soi-même que l’on ne savait rien, que rien n’arrive comme on l’avait pensé, que toute agonie est une aventure unique. La prière et la foi ne nous épargnent pas la solitude.
[|*|]
Les bêtes ont parfois une troublante perception de la mort. La maman chimpanzé qui dorlote son bébé malade montre son anxiété jusqu’au moment fatal, et alors soudain se désintéresse du corps qu’elle traîne comme un objet. On a observé que quand le bébé, paralysé par une poliomyélite, ne bougeait plus davantage qu’un cadavre, elle continuait cependant de le dorloter, essayant d’animer ses membres inertes, de l’asseoir, de lui garder une apparence de vie jusqu’à ce qu’il fût réellement mort. Et alors elle s’en désintéressait. Les médecins et les légistes qui discutent sur le moment de la mort en savent moins que l’instinct de la maman chimpanzé, qui n’a besoin d’aucun encéphalogramme plat pour sentir que la vie a quitté son enfant. Si elle savait parler… mais c’est une hypothèse contradictoire : elle ne parle pas parce que son savoir ne relève d’aucun langage 6. Elle ignore notre « doute sublime ».
D’autres faits plus subtils attestent ce sens indicible de la mort chez nos animaux familiers, chiens et chats. Nous avons tous quelque histoire à raconter là-dessus ou du moins en avons-nous lue, chien qui se laisse mourir sur une tombe, chat montrant son angoisse pendant une agonie. Les bergers d’Australie ont remarqué que l’agneau qui perd sa mère laisse s’éloigner le troupeau et bêle à l’endroit où il l’a perdue, ayant lui-même perdu l’envie de survivre que l’on dit être l’instinct animal le plus fort.
Certes l’animal « ne sait pas ». Mais nous-mêmes que savons-nous par nos lumières naturelles ? Nous savons que nous ne savons pas. La mort limite notre futur.
Pendant ces mois j’ai beaucoup médité sur « Lucy », la femme australopithèque vieille de trois millions et demi d’années découverte en Afrique par une équipe franco-américaine en 1974 (a)(7)(7) 7.
Doit-on dire « femme » ou « femelle » ? Femme si l’on regarde son corps. Si l’on considère sa tête, Lucy n’a rien d’humain, à part les dents. Son cerveau est très proche de celui du chimpanzé. La science est-elle sacrilège quand elle scrute ainsi le passé ancien de l’humanité ? Je crois que les secrets de l’univers ont été mis par le Créateur à portée de notre soif de savoir pour être découverts et porter témoignage du travail de la création. Lucy est un message du passé lointain de l’homme adressé à l’homme moderne pour qu’il en soit instruit et édifié.
Johanson, qui découvrit ce message, tient Lucy pour notre ancêtre le plus anciennement identifié à ce jour. Les fameux Leakey (Mary et son fils Richard) estiment au contraire que Lucy et ses semblables – car on a trouvé beaucoup de leurs fossiles – ne sont pas humains malgré la parfaite identité de leur corps avec le nôtre. Ils ne seraient qu’une lignée détachée de notre ascendance et qui aurait disparu avant d’être jamais sortie de l’animalité. Laissons aux savants le souci d’en décider8.
On peut en revanche, et je crois même qu’on doit, se demander si nos ancêtres d’il y a 35 000 siècles connaissaient déjà le « doute sublime » dont parle Joseph de Maistre, privilège de l’homme créé à l’image de Dieu. Ces êtres dérangeants qui vécurent et moururent pendant des siècles innombrables sur les frontières de la condition humaine éprouvaient-ils parfois l’étrangeté d’être, premier pas vers la découverte de l’Infini caché ?
Leur visage reconstitué par les paléontologistes (p. 396-397 dans le livre de Johanson) suscite une effrayante sensation d’inachèvement. Et pourtant ils vécurent sur notre Terre plus longtemps que nous n’y avons vécu nous-mêmes. Pendant un temps plus long que le nôtre, et de combien ! Ils furent sur cette planète les « rois de la création » que nous nous flattons d’être. Si une machine à remonter le temps pouvait nous déposer dans ces temps très anciens, nous reconnaîtrions en Lucy et ses semblables des êtres plus proches de nous qu’aucun être actuellement vivant, marchant debout, se servant de leurs mains, probablement adonnés à des mœurs et des comportements sociaux plus semblables aux nôtres que nous ne sommes prêts à en prêter à aucun animal. Et cependant ils n’étaient pas (selon Leakey, et aussi selon notre compatriote Yves Coppens) ou pas encore (selon Johanson) des hommes comme nous l’entendons.
D’où la question : et nous ? Et nous, sommes-nous aussi achevés que le croit notre orgueil ? Le croire, n’est-ce pas cet orgueil de la vie dont parle l’Écriture, qui nous enseigne justement qu’achevés, nous ne le sommes pas ?9
[|*|]
Car si nous éprouvons la nostalgie de l’Infini, attestée par l’universalité des religions, cependant cet Infini nous demeure caché. « Je suis un Dieu caché » : la Révélation nous l’affirme10, et rien n’est plus vrai, puisque l’homme inachevé n’a jamais cessé d’imaginer toutes les formes concevables du Divin. La diversité des religions démontre à la fois notre nostalgie du Divin, et que le Divin demeure inaccessible à nos lumières naturelles. S’il ne l’était pas, il n’y aurait qu’une religion évidente pour tous. Et si le Divin n’était qu’un rêve, nous n’en aurions pas la nostalgie.
Contempler le visage de Lucy ressuscité par la préhistoire, c’est découvrir la préfiguration de notre condition incomplète. Lucy est un message à l’homme contemporain : « toi aussi, tu es un être préhistorique », nous dit-elle. La Révélation nous offre le pont jeté vers nous par Dieu lui-même pour franchir par sa grâce l’abîme qui de Lui nous sépare.
Paradoxalement, nous avons rêvé toutes sortes de théories pour échapper à cette évidence. Le darwinisme en est une, comme jadis l’atomisme aveugle d’Épicure et de Lucrèce. L’échec de ces imaginations à nous expliquer ce qui fut nous rend incompréhensibles à nous-mêmes11.
Il est singulier qu’en s’efforçant de nous rattacher au singe, elles n’aient réussi qu’à confirmer notre solitude et notre manque.
Une fois de plus la science nous fait éprouver que plus nous savons, et plus profonde est notre ignorance de l’essentiel. En nous posant des problèmes insolubles, la biologie accroît d’autant notre angoisse du futur : Sire, l’avenir est à Dieu, à Dieu qui nous tira de la poussière.
Aimé MICHEL
(a) Johanson et Edey : Lucy, aux Éditions Robert Laffont. C’est actuellement le livre le plus suggestif et le plus clair sur les origines de l’homme. Il date du début de cette décennie, et on n’a depuis rien trouvé de nouveau12.
Chronique n° 442 parue dans F.C. – N° 2133 – 4 décembre 1987
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 11 juin 2018
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 11 juin 2018
- Le 10 juillet 1987, il m’écrit : « J’ai dû être hospitalisé d’urgence début juin, et depuis je vais d’hôpital en maison de repos et retour. Motifs : résection de la prostate + biopsie positive, ablation de la tumeur + scintigraphie totalement négative (pas d’autre menace, pas de ganglion, rien), etc., + fignolage en cours, aux rayons (30 séances), jusqu’au 20 août. Après, re-examens. En somme it could be worse. (…) Personnellement je considère ça comme une aventure, éventuellement la dernière mais pas forcément, et j’attends, pour me complaindre, que ça tourne mal, ce qui n’est pas sûr, me dit-on. » Le lecteur est ainsi averti que les chroniques écrites au cours des cinq années suivantes seront placées sous le signe de la maladie, compagne familière (voir les chroniques n° 375 et 378) qui fait voir toutes choses sous un jour différent.
- Cette formule, « l’animal sait, l’homme sait qu’il sait », a déjà été mentionnée deux fois, dans les chroniques n° 363 et 406. Aimé Michel y remarque qu’elle a été attribuée « tantôt à Teilhard, tantôt à Huxley ». De fait, elle se trouve bien sous la plume de Teilhard, mais formulée différemment, ainsi que chez Victor Hugo comme on l’a vu en marge de la chronique n° 363, voir note 1). Ici, A. Michel la signale chez Joseph de Maistre. Elle se trouve effectivement dans ses célèbres Soirées de Saint-Pétersbourg qu’il publia en 1821. La citation exacte est : « Votre chien ne sait pas qu’il ne sait pas, et vous, homme intelligent, vous le savez. Quel privilège sublime que ce doute ! » (Cinquième entretien, p. 139 de l’édition La Colombe, Paris, 1960 ; souligné dans l’original).
- A. Michel était pénétré de l’état d’ignorance profonde de l’humanité en tous domaines (voir par exemple les chroniques n° 222, 340 et 388). Le terme d’inconnaissance est un terme très prisé des mystiques. Il est utilisé, par exemple, dans le titre du traité classique, Le nuage d’inconnaissance, écrit par un mystique anglais anonyme du XIVe siècle (réédition Albin Michel, coll. Spiritualités vivantes, présenté et commenté par Bernard Durel, dominicain formé aux pratiques zen). Un autre texte du même auteur (Épître de la direction intime, in Alain Sainte-Marie, La quête de la sagesse, Seuil, Paris, 2004) fait comprendre ce dont il s’agit : « Ne cherche pas à prier avec des mots, à moins de t’y sentir porté ; ou si tu pries avec des mots, ne leur prête pas d’attention, ni s’ils sont peu nombreux ou beaucoup, ni leur sens. Ne te mets pas en peine de la nature des prières, car il n’importe qu’elles soient des prières liturgiques ou non, des psaumes, des hymnes ou des antiennes ; qu’elles soient des prières d’intention générale ou particulière ; des prières intérieures, exprimées en pensée, ou des prières vocales exprimées par les paroles. Veille seulement à ce qu’il n’y ait rien qui occupe ton esprit sauf une seule intention, un simple regard fixé sur Dieu, sans que vienne s’y mêler aucune pensée particulière sur lui, ce qu’il est en lui-même, ou ses œuvres. Retiens seulement la conscience nue qu’il est ce qu’il est. (…) Ce regard fixé vers Dieu, dépourvu d’idées et ancré consciemment dans la foi, laissera ton esprit et tes sentiments dans un vide, sauf une pensée dépouillée et un sentiment obscur de ton propre être. » (http://www.seraphim-marc-elie.fr/article-la-priere-de-l-inconnaissance-124790813.html). Il s’agit d’une pensée très actuelle car elle invite à outrepasser les mots (voir note 5). Ce n’est pas une invite à la paresse, comme le laissent croire ses adversaires, mais une mise en question de notre pensée verbalisée et conceptuelle (celle notamment de la science et de la technique). Elle illustre ce qu’on appelle la théologie négative (ou apophatique, en grec) : selon cette démarche on ne peut dire ce que Dieu est, tout au plus peut-on dire ce qu’il n’est pas. On ne peut même pas dire « Dieu existe » car Dieu est absolument transcendant. Mais souvenons-nous toujours que la spiritualité chrétienne est une union des contraires : la théologie négative ne doit donc pas être dissociée de la théologie positive (cataphatique), ni la transcendance de l’Incarnation.
- Cette surprise que provoque la vieillesse puis l’approche de la mort est aussi décrite dans la chronique n° 391, Jusqu’où sa main nous conduisit – La mort du poète Pierre Emmanuel : « Il est vrai que l’on ne pense à la mort avec détachement et, croit-on, non sans légèreté, avec clairvoyance, que ans un corps en pleine connivence avec l’élan universel qui, au moment de la mort, lui échappe, quand on éprouve au fond de soi les forces de la sève qui monte et des fleurs qui s’ouvrent. Alors on meurt volontiers, sans peur, comme le jeune soldat qui charge. Puis, viennent les poisons qui nous dissolvent, âge, maladie, souffrance. Alors Turenne vieilli s’étonne de sa carcasse tremblante. Comment se rappeler à ce moment la sève et les fleurs ? Le temps en est passé. Il faut découvrir et aimer d’autres forces, cruelles pour nous, créatrices dans le flux infini qui remplace le vieux par du neuf. De sorte que mourir aussi devient un acte créateur. »
- « Ordre des faits » et « ordre de l’esprit » : autres mots pour désigner la distinction essentielle entre l’extérieur des choses et leur intérieur, entre matière et esprit, objectif et subjectif, cataphatique et apophatique, qui en appelle d’autres comme science et foi… Cette distinction peut aider à mieux comprendre la bonne manière de lire les Écritures selon Aimé Michel : « Mais enfin les “littéralités” ? Aurait-on pu filmer Jonas avec une caméra ? Et “Dieu se promenant dans le Jardin”, qu’aurait-on pu filmer ? Je n’en sais rien. J’ai bien le droit de ne pas tout savoir ? Si je crois à la Révélation, je sais que ces récits sont porteurs d’une inépuisable vérité qu’aucune caméra, de toute façon, ne saurait jamais montrer. Peut-être la caméra me montrerait-elle quelque chose d’incompréhensible, ou peut-être rien. Mais, de toute façon, pas la vérité inépuisable du récit. » (chronique n° 298 ; voir aussi n° 376, Du bon usage de la baleine – Pourquoi je prends la mystérieuse baleine de Jonas comme on la conte).
- Ce paragraphe et le suivant sur les sentiments des animaux soulèvent bien des questions sur lesquelles Aimé Michel a beaucoup médité et qu’il a abordées dans d’autres chroniques (voir par exemple la n° 406). Qu’on puisse parler du « savoir » et même des pensées d’un chimpanzé ne doit pas surprendre car la pensée chez l’homme aussi peut exister en l’absence de langage, que ce soit chez les aphasiques, les bébés ou les sourds-muets de naissance laissés sans soin (voir chronique n° 36, Le sourd-muet, le sage et le savant). Il n’y a donc pas de raison de la refuser aux animaux, du moins aux mammifères. Comme il l’écrit ailleurs : « Les sentiments sont chose bien réelle chez l’animal, peut-être tout autant que chez l’homme. Mais il faut se garder de les interpréter par les nôtres. Il y a là des difficultés dont seulesune familiarité et une étude approfondies permettent d’entrevoir les complications. » En marge de la même chronique (n° 358), à propos du sentiment de la mort, j’ai cité le témoignage de Cynthia Moss sur les éléphants (note 5). Il est loin d’être unique. L’éthologue Marc Bekoff, professeur à l’université du Colorado, en rapporte plusieurs autres exemples chez différentes espèces dans son livre Les émotions des animaux (trad. N. Waquet, Rivages poche Petite bibliothèque, Payot, Paris, 2013) : renard qui recouvre de terre un congénère mort, chien qui se laisse mourir à la mort de son maître, louve « poussant un cri déchirant » à la mort de son compagnon de jeu (un berger allemand), gorilles veillant leurs défunts. « Les animaux, comme les humains, peuvent souffrir très profondément d’une séparation ou d’un décès. Lorsqu’ils sont en deuil, ils se retirent de leur groupe et recherchent l’isolement, insensibles à tous les efforts que déploient les autres pour les faire sortir d’eux-mêmes. (…) La souffrance emprunte les mêmes circuits neuraux chez l’homme et chez les animaux. » (p. 117). Cette façon de décrire les émotions des mammifères soulève bien entendu des objections. Les critiques ne veulent y voir que des anecdotes, non reproductibles, entachées de parti pris, d’implication personnelle et d’anthropomorphisme. Marc Bekoff répond que les anecdotes, par leur accumulation, constituent une solide base de données sur le comportement et peuvent suggérer des expériences imitant les situations anecdotiques. Quant à l’anthropomorphisme, il y voit « un outil linguistique qui permet aux humains d’accéder aux pensées et aux sentiments des autres animaux ». « Ainsi, écrit-il, lorsque j’essaye d’imaginer ce qui se passe dans la tête d’un chien, je fais forcément de l’anthropomorphisme, mais je m’efforce de le faire en adoptant le point de vue du chien. Si je dis qu’un chien est content ou jaloux, cela ne signifie pas pour autant qu’il est content ou jaloux comme un humain ou comme un autre chien. » (p. 203). En fait, nous n’avons pas le choix : « Faut-il parler d’un animal comme d’un ensemble d’hormones, de neurones et de muscles, en dehors de tout contexte éclairant le pourquoi et le comment de ses actes ? (…) L’anthropocentrisme perdure parce qu’il est nécessaire. Mais il faut aussi s’y livrer avec précaution, conscience, empathie et sans anthropocentrisme. Nous devons tout faire pour conserver le point de vue de l’animal. (…) Aucune donnée ne permet d’affirmer que l’anthropomorphisme n’a pas sa place dans la science. Rien ne dit que les prévisions et les explications anthropomorphiques sont moins précises que les explications plus mécanistes ou réductionnistes. » Ces orientations relativement récentes des recherches sur la conscience animale posent avec encore plus d’acuité les questions que pose l’étude scientifique de la conscience humaine. Comment prendre au sérieux l’intériorité, la subjectivité dans la démarche scientifique jusqu’à maintenant purement objectivante, sans céder aux facilités et aux déformations du réductionnisme (voir note 8 de la chronique n° 434) ?
- Sur Lucy, voir les chroniques n° 360 et 381.
- Notre parenté avec Lucy et ses congénères n’est pas encore établie si on en croit le paléoanthropologue Pascal Picq. Dans un paragraphe intitulé « Une descendance difficile à établir », il écrit : « Entre 3 et 2,5 millions d’années, période assez mal connue, se produisent de grands changements, à la fois climatiques et environnementaux, d’où émergent les premiers hommes et les paranthropes. La seule filiation à peu près bien établie relie les A. afarensis avec les paranthropes, souvent appelés “australopithèques robustes”. Les relations entre les premiers hommes et les autres australopithèques sont beaucoup moins évidentes. En regard de leurs caractères crâniens, les A. africanus d’Afrique du Sud font de bons prétendants au titre d’ancêtres du genre Homo. Mais, si on privilégie les caractères liés à la locomotion, alors les A. anamensis du Kenya constituent de meilleurs candidats. Sans parler d’Abel, au Tchad, qui possède une mandibule étonnamment humaine. Quel est donc notre ancêtre ? » (Les origines de l’homme, Points Sciences n° S166, 2005, p. 127).
- L’inachèvement (évolutif et spirituel) de l’homme est une des idées-forces d’Aimé Michel. Elle est particulièrement développée dans la chronique n° 411, Les besoins du temps – Le christianisme est la religion de l’homme inachevé, où je l’ai déjà commenté, mais on la retrouve dans de nombreux autres passages, par exemple ceux-ci : « si c’est la nature qui nous a inventés, elle nous a inventés libres et inachevés » (n° 326) ou « l’inachèvement de l’homme pourrait apparaître à certains comme un désaveu de la Bible » (n° 349). Claude Tresmontant utilisait le même vocabulaire (voir la citation en fin de la note 4 de la chronique n° 248, Le futur de l’homme est le surnaturel – Éloge d’un philosophe atypique, Claude Tresmontant.) Aimé Michel donne ailleurs comme exemple d’inachèvement de l’homme, l’inconscience où nous sommes du fonctionnement de notre propre organisme. De nombreuses expériences en sciences cognitives montrent qu’une multitude de processus non conscients prennent en charge des pans longtemps insoupçonnés de nos perceptions, de nos actions (par exemple prendre un verre sur la table) et même de nos choix. Il voit en ces processus une terra incognita à laquelle une conscience moins limitée pourrait accéder. L’exemple d’inachèvement que Jean Fourastié se plaît à souligner est la relative inadéquation de la pensée humaine au réel et sa tendance spontanée à préférer le court-terme au long-terme (voir note 2 de la chronique précédente n° 438). Un autre exemple, que Michel et Fourastié donnent indépendamment l’un de l’autre, est notre incapacité à avoir clairement à l’esprit plus d’une pensée à la fois.
- « En vérité, tu es un Dieu caché », Isaïe 45, 15. Ce texte d’Isaïe a été commenté par Pascal : « Que disent les prophètes de J.-C. ? qu’il sera évidemment Dieu ? non mais qu’il est un Dieu véritablement caché, qu’il sera méconnu, qu’on ne pensera point que ce soit lui, qu’il sera une pierre d’achoppement, à laquelle plusieurs heurteront, etc. Qu’on ne nous reproche donc plus le manque de clarté puisque nous en faisons profession. Mais, dit-on, il y a des obscurités et sans cela on ne serait pas heurté à J.-C. Et c’est un des desseins formels des prophètes : excaeca. » (Le Guern 213 ; la pierre d’achoppement renvoie au verset VIII, 14 d’Isaïe et excaeca au verset VI, 10 « Bouche les yeux de ce peuple ») « Il n’était donc pas juste qu’il parût d’une manière manifestement divine et absolument capable de convaincre tous les hommes, mais il n’était pas juste aussi qu’il vînt d’une manière si cachée qu’il ne pût être reconnu de ceux qui le chercheraient sincèrement. Il a voulu se rendre parfaitement connaissable à ceux-là, et ainsi voulant paraître à découvert à ceux qui le cherchent de tout leur cœur, et caché à ceux qui le fuient de tout leur cœur il a tempéré sa connaissance, en sorte qu’il a donné des marques de soi visibles à ceux qui le cherchent et non à ceux qui ne le cherchent pas. » (Le Guern 139, fin du fragment). (On trouvera une excellente analyse du Deus absconditus de Pascal dans http://www.penseesdepascal.fr/General/Dieucache.php.)
- Sur Lucrèce, voir la chronique n° 359, Échec à la « bof-philosophie » – L’enfant sur la plage n’est pas le naufragé d’une tempête absurde. A. Michel y reviendra dans la chronique n° 489, Pourquoi suis-je là ? L’atomisme d’Épicure et de Lucrèce est toujours au fondement du matérialisme moderne en dépit des difficultés qu’il rencontre (cf. note 6 de n° 328).
- Même si on a trouvé du nouveau depuis (notamment Orrorin au Kenya en 2000 et Toumaï au Tchad en 2002), le livre de D. Johanson et M. Edey reste une synthèse remarquable sur laquelle j’avais attiré l’attention d’Aimé Michel. Voir aussi de D. Johanson et J. Shreeve : La fille de Lucy, Laffont, 1990. Pour éviter une vue parfois unilatérale, ces lectures sont à compléter par celles du géologue Maurice Taïeb (Sur la terre des premiers hommes, Laffont, 1985) et d’Yves Coppens (par exemple Le singe, l’Afrique et l’homme, Fayard, 1983 ; Le Genou de Lucy, Odile Jacob, 1999 ; Chroniques d’un paléontologue, Odile Jacob, 2004).