Rappelons d’abord ce que j’exposais dans ma dernière chronique : un physiologiste de Berkeley, le Pr Rosenzweig, vient de montrer que l’effort intellectuel prolongé produit trois effets sur les neurones du cortex cérébral des rats : 1) il accroit leur volume, 2) il diminue leur nombre, 3) il accroît le taux de l’acide ribonucléique (ARN) de ces neurones1.
Dès qu’un fait expérimental nouveau est établi, les théories foisonnent, car rien n’est moins fatiguant que la ratiocination. Comme le fait remarquer Lorenz, qui s’y connaît, le propre du vrai savant est de savoir chaque matin jeter par la fenêtre deux ou trois de ses théories favorites2. Je crois, pour ma part (pour avoir frotté ma cervelle à beaucoup de grands esprits), que le propre des faiseurs de systèmes est le manque d’imagination. Quand on a un peu d’imagination, on raisonne tout juste assez pour concevoir un système et se convaincre que ce système est la vérité.
Avec un peu plus d’imagination, on découvre trois ou quatre autres systèmes tout aussi plausibles que le premier, et cette découverte enseigne le respect de la bonne expérience capable de départager ces systèmes incertains.
Le sommeil du sage
Aussitôt connus, donc, les résultats de Rosenzweig, les théories ont commencé de pleuvoir. Et c’est bien ainsi, car ces théories, émises par des savants, sont conçues de façon à pouvoir être testées et éventuellement jetées par la fenêtre.
Première hypothèse : les trois faits expérimentaux se réduisent à un seul, le troisième : le travail intellectuel correspond à une activité métabolique accrue.
Recherchons les conséquences testables de cette hypothèse.
S’il y a accroissement de l’activité métabolique, cela va se traduire par la mise en œuvre d’un surcroît de protéines. Comment ces protéines sont-elles synthétisées ? A partir du modèle fourni par l’acide désoxyribonucléique (ADN). Mais l’ADN est constant, puisque son rôle consiste et se borne, autant qu’on sache, à fournir le modèle du code génétique. Aux usines Citroën, toutes les 2 CV proviennent d’un modèle unique. Quand on augmente la production, on n’a nul besoin de multiplier les modèles. La teneur en ADN est donc constante pour toutes les cellules d’une même espèce. En revanche, la transmission de ce plan unique se complique forcément quand le trayait de l’usine s’accroît. Cette transmission, dans l’usine vivante, se fait par l’ARN (a). Le cerveau qui travaille davantage devrait donc avoir des cellules plus riches en ARN. On l’a vu, c’est bien ce que l’on constate3.
Peut-on imaginer d’autres contrôles ? Oui. C’est pendant le sommeil que la synthèse des protéines est la plus active. On devrait donc constater que les rats du « milieu enrichi » dorment davantage : et c’est bien, en effet, ce qui résulte des contrôles de l’Anglaise J. Tagney. Inversement, la privation de sommeil devrait faire baisser les performances intellectuelles, et cela aussi est confirmé, y compris, chacun de nous le sait, chez l’homme.
Notons bien qu’en bonne méthode scientifique une hypothèse vérifiée n’est pas pour autant, et en aucun cas, prouvée. L’observation clinique n’est pas une démonstration. Si l’observation clinique pouvait tenir lieu de démonstration, alors l’astrologie serait une science, car on peut citer une infinité de prévisions astrologiques confirmées par les événements (évidemment par suite de l’inévitable hasard)4.
Autre hypothèse : il existerait une protéine spécifique de la mémoire où, comme dans un classeur, les acquisitions de l’apprentissage viendraient s’enregistrer. On a beaucoup parlé ces temps-ci d’une telle protéine. Le Pr Ungar a même affirmé l’avoir isolée, et lui a aussitôt donné le nom de scotophobine.
On peut craindre que ce nom soit actuellement tout ce qui reste de ladite protéine, car personne, à ma connaissance, n’a encore réussi à l’obtenir. Dommage, car l’expérience du Pr Ungar avait de quoi séduire, du moins si l’on croit que le cerveau produit la pensée comme le foie sécrète la bile : Ungar pensait, en effet, pouvoir transférer par injection un souvenir appris ! A la limite, on aurait pu imaginer de synthétiser la scotophobine de M. Georges Dumézil, l’extraordinaire linguiste du Collège de France, après quoi cette scotophobine injectée au plus ignare en aurait fait un polyglotte prodige (ceci est caricatural, bien entendu, et Ungar n’a jamais rien proposé de pareil, lui aussi ne s’intéresse qu’au rat)5.
Et Rosenzweig lui-même, n’a-t-il pas sa théorie ?
Il l’a, et il l’a vérifiée. Cependant soyons prudents : quand un savant vérifie lui-même sa théorie, il est bien rare que le résultat soit négatif − quoique cela se voie, tout de même.
Un surplus de carburant
Selon lui, donc, l’apprentissage se traduirait par une complexification organique des connexions entre neurones. Ces connexions se font par des espèces d’excroissances appelées dendrites qui sont au contact les unes des autres. Le point de contact est appelé jonction synaptique ou synapse. Qu’est-ce qui passe entre deux synapses ? Un infime courant électrique produit par des substances chimiques très instables, les amines biogènes6. Rosenzweig, donc, a examiné au microscope ces connexions sur trois lots de rats. Et il a trouvé, affirme-t-il, que les rats « éduqués », ceux dont le cortex est « enrichi », ont en moyenne 20% de connexions synaptiques excédentaires7.
20%, c’est énorme ! Et l’on comprend que pour faire fonctionner ce surcroît de connexions, il faille un surplus de carburant, une machinerie métabolique plus compliquée et plus abondante.
Les expériences de Rosenzweig se poursuivent, celles de ses critiques (ils en font) aussi. Nous verrons bien. Cependant j’exposerai dans une prochaine chronique d’autres expériences tout aussi récentes qui, d’un horizon totalement différent, semblent confirmer les idées de Rosenzweig. Et cette fois, il ne s’agit plus du rat, mais de l’homme8.
Aimé MICHEL
(a) Ceci est une simplification : il y a un ARN « nucléaire », un ARN « de transfert », un ARN « messager », un ARN « ribosomal », etc. Mais le raisonnement, quoique simplifié, est correct9.
Chronique n° 183 parue dans France Catholique-Ecclesia − N° 1428 − 26 avril 1974
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 24 février 2014
- Voir la chronique n° 182, « La teste bien faicte » – Un cerveau dont on se sert se modifie de manière visible, mise en ligne la semaine dernière.
- Aimé Michel reprend cette idée quelques mois plus tard lorsqu’il écrit : « Une théorie qui permet de trouver des faits nouveaux est une excellente théorie jusqu’à ce qu’elle soit démontrée fausse. Alors, comme disent Popper, Chauvin, Lorenz, Eccles, on la “jette” et on en prend une autre, qu’on jettera aussi dès qu’elle ne donnera plus aucun fait nouveau, ou qu’elle sera à son tour démontrée fausse. Rappelons une fois de plus le mot d’Eccles (Prix Nobel ! il s’y connaît en découvertes !) : une théorie qui tient quinze ans avant d’être réfutée est une excellente théorie. » Cela lui vaudra le reproche du physicien O. Costa de Beauregard d’exprimer « une opinion, touchant le développement et la nature de la théorie physique, aussi extrémiste et totalitaire que celle qu’il refuse à très bon droit » (voir la chronique n° 218, La physique en proie aux particules monopoles – Nous ne savons rien au regard de ce qui reste à découvrir, mise en ligne le 27.03.2012). Il s’agit là, en partie, d’une réaction liée aux différences sensibles entre théories en physique et en biologie.
- Beaucoup d’autres travaux sont venus confirmés et étendre les résultats de Rosenzweig sur l’extraordinaire sensibilité des synapses du cortex cérébral aux influences de l’environnement. Si on retire un œil d’un raton nouveau-né, on constate que le nombre des épines dendritiques des cellules pyramidales du cortex visuel sont réduites par rapport à un raton normal, par perte d’épines déjà formées ou par défaut de maturation des dendrites. Si on élève un animal dans l’obscurité, le nombre des synapses des aires visuelles est également réduit. Le cortex peut-être jusqu’à un tiers plus épais chez des animaux sauvages que chez des animaux domestiqués, précisant ainsi une observation faite par Darwin sur la réduction de taille du cerveau des espèces domestiques. Enfin, les épines dendritiques sont affectées par des maladies neurologiques qui produisent un retard mental, par exemple le syndrome de Patau et le syndrome de Down (mongolisme).
- Ce coup de patte contre « l’observation clinique » est développé dans une autre chronique très polémique, n° 150, Un cas clinique – Une dernière salve contre la psychanalyse (24.06.2013).
- Les expériences de George Ungar et de ses collègues à Houston au Texas sur la mémoire biochimique ont été beaucoup commentées à l’époque. Elles consistaient à dresser des rats à craindre l’obscurité en leur présentant le choix entre une boîte obscure et une boîte éclairée et en leur donnant un choc électrique s’ils entraient dans la boîte obscure. Ensuite ces chercheurs extrayaient du cerveau de ces rats dressés une courte chaîne formée de 8 à 15 acides aminés (une telle chaîne courte s’appelle un peptide ; on réserve le nom de protéine aux longues chaînes). Des souris soumis au même choix que les rats essaieraient d’entrer dans la boîte obscure mais quand on leur injectait le peptide des rats dans la cavité abdominale, Ungar affirmait qu’elles préféraient la boîte éclairée ! Ungar appela ce peptide « scotophobine », ce qui veut dire « peur de l’obscurité » en grec.
Ces expériences n’ont, semblent-ils, jamais été réfutées mais elles ont été accueillies par un scepticisme plus ou moins poli dont Aimé Michel donne ici l’exemple. En effet la thèse d’Ungar a immédiatement paru d’une grande invraisemblance. Il est peu crédible que des peptides puissent franchir en nombre la barrière hémato-encéphalique et peu probable qu’ils puissent modifier sélectivement certaines synapses et ainsi apporter des souvenirs spécifiques. Il semble plus vraisemblable que ces molécules, si elles ont une action réelle, affectent les capacités d’apprentissage d’une manière générale en modifiant non la mémoire mais un facteur qui lui est associé dans les expériences, comme la motivation, l’attention, la sensibilité au stimulus désagréable ou à la récompense. Toute la difficulté de ce genre d’expériences tient aux techniques comportementales qu’il faut mettre en œuvre pour révéler la présence d’une mémoire. Or les changements comportementaux dépendent de bien d’autres facteurs que la mémoire, certains internes (faim, soif, fatigue, état hormonal…), d’autres externes (familiarité avec l’environnement, interactions sociales avec d’autres animaux…) dont l’importance dépend de l’espèce, de l’âge, de la méthode d’élevage etc. On conçoit la difficulté de maîtriser tous ces facteurs pour révéler le rôle de la mémoire dans une tâche délicate. Enfin, personne ne s’étonne que de nombreuses hormones et substances pharmacologiques (telles que l’alcool, les amphétamines etc.) modifient le comportement de tous les animaux de la même façon sans que cela ait rien à voir avec la mémoire.
Cette approche critique a été confortée par l’injection d’extraits d’autres organes que le cerveau, le foie par exemple. On a pu montrer quelquefois que ces extraites étaient efficaces ce qui vient à l’appui de l’idée qu’au mieux on transfère un comportement, non une information spécifique liée à la mémoire. Tant et si bien que les expériences d’Ungar et autres sont aujourd’hui tombées dans l’oubli et que plus personne ne les cite. Malgré tout il n’est pas impossible que ces chercheurs soient tombés un peu par hasard sur quelque chose d’intéressant mais qu’il était impossible de relier de manière cohérente aux connaissances de l’époque (ou actuelle). La pièce isolé du puzzle est restée à l’écart. Peut-être resurgira-t-elle un jour dans un contexte mûr pour la recevoir ?
- Sur les synapses voir la chronique n° 182 de la semaine précédente. Les amines biogènes (noradrénaline, dopamine, sérotonine, histamine…) citées par Aimé Michel servent effectivement de neurotransmetteur dans les synapses mais il existe d’autres types de neurotransmetteurs comme l’acétylcholine, l’acide gamma-aminobutyrique (GABA), les neuropeptides, etc.
- Les résultats de Rosenzweig, tels que présentés ici en terme d’apprentissage, sont passibles des critiques adressées aux résultats d’Ungar. En effet cette augmentation du nombre de synapses et par conséquent la synthèse supplémentaire de protéines qu’elle nécessite est en corrélation intéressante avec l’apprentissage, mais elle ne prouve pas qu’elle soit une condition nécessaire et suffisante de cet apprentissage. Il faut faire appel à bien d’autres travaux pour établir un lien (qui reste fragile) avec la mémoire proprement dite (voir la note 3 de la chronique n° 182 pour quelques indices d’un tel lien).
- Il s’agit de la chronique n° 187, L’âge et l’esprit, que nous mettrons en ligne ultérieurement.
- Compte tenu du contexte c’est surtout de l’ARN messager (ARNm) dont il s’agit ici. Au départ il y a la molécule d’ADN qui est le support de l’information génétique : c’est elle qui fournit le plan de construction de l’organisme. Schématiquement, une partie de la double hélice d’ADN (un gène) est transcrite en une molécule d’ARNm dans le noyau de la cellule. L’ARNm quitte ensuite le noyau et va dans le cytoplasme où il se lie à une petite unité de 25 millionièmes de millimètre de diamètre appelée ribosome, dont il existe plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires dans chaque cellule. Le ribosome, qui est formé à partie presque égale de protéines et d’ARN, traduit l’ARNm (qui est un enchaînement de nucléotides) en une protéine (un enchaînement d’acides aminés). Chaque acide aminé est apporté dans le ribosome et ajouté à l’extrémité de la protéine en formation par une molécule d’ARN transfert (ARNt) suivant l’ordre spécifié par l’ARNm. Tel est le mécanisme de la synthèse des protéines qui sont les principaux constituants de la cellule, à la fois matériaux de constructions (protéines de structure) et outils moléculaires (les enzymes).
Une autre catégorie d’ARN a été découverte depuis, les micro-ARN. Ce sont des molécules de petite taille, comme leur nom l’indique, dont le rôle et de réguler l’expression des gènes, c’est-à-dire de les bloquer ou au contraire de les activer. Cette importante découverte a valu à ses auteurs le prix Nobel en 2006.