CETTE PENSÉE QUI FAIT DE L’HOMME UN ÊTRE SANS ÉGAL - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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CETTE PENSÉE QUI FAIT DE L’HOMME UN ÊTRE SANS ÉGAL

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On pourrait reprocher à la science des fossiles et à la génétique de ne rien nous apprendre sur le passé de notre esprit, de notre pensée1. Comme on le sait, la préhistoire, en recueillant les vestiges de l’activité des plus anciens hommes avec un soin incroyablement pointu – par exemple, en retrouvant dans la terre d’un habitat les traces de ses habitants et en les analysant au microscope et avec d’autres méthodes encore plus fines, parvient à en ressusciter un bon nombre, et très précisément certaines activités fugitives vieilles parfois de milliers de siècles. Ainsi M. Henry de Lumley et son épouse Marie-Antoinette dans la caverne de la Caune de l’Arago (mieux vaudrait dire « dans la Caune de l’Arago ») ont pu remonter du fond de ces temps qu’on pourrait croire insondables certains gestes fugitifs, et préciser grâce notamment aux pollens, la date approximative de la saison, voire le temps qu’il faisait ce jour-là2. Pour mieux sentir ce qu’il y a de fantastique dans ce genre de processus, dont le premier exemple, me semble-t-il, revient aux méthodes de fouilles établies par M. Leroi-Gourhan, il y a plus de vingt ans3, imaginons un être différent de nous fouillant la terre où nous dormirions depuis un demi-million d’années, et disant : « Ce matin-là, vers huit heures, sous une pluie légère, cet être périmé (vous ou moi) sortit dans son jardin et le sarcla de gauche à droite. De l’extérieur à l’intérieur Il y avait dans son jardin des carottes de telle variété, des salades, et ainsi de suite. Non loin du jardin passait une route où se déplaçaient des véhicules dotés d’un moteur à carburant naturel de telle formule », etc. etc. Tout cela, nos préhistoriens savent le faire dès maintenant. Que feront nos descendants dans cinq mille siècles, le temps qui nous sépare de l’homme étudié par le couple Lumley à la Caune de l’Arago ? Ne disons pas : « L’homme n’existera plus, les Écritures nous ont promis sa délivrance ». Elles nous l’ont promise, et nous serons délivrés, peut-être demain, peut-être dans un million d’années ; car qui connaît les desseins de Dieu sur nous ? Plongeons en nous-mêmes un regard lucide. Sincèrement, sommes-nous si parfaits que, compte tenu même de la compassion divine envers notre faiblesse, nous puissions conjecturer que Celui qui nous sculpta du limon de la terre, n’ait rien de plus sublime à espérer que notre actuel état de notre longue lutte contre le mal ? Vu de ce sens, notre présent passage sur la terre ne nous permet guère d’augurer que nous avons satisfait, même de loin, au message qui nous fut laissé d’être « parfaits comme mon père est parfait ». Mais redescendons de cette téméraire parenthèse, insérée ici pour rappeler une promesse, certes, mais en même temps notre ignorance de la date où elle s’accomplira, car « Je viendrai comme un voleur »4. Les préhistoriens ne nous éclairent sur la pensée de nos lointains ancêtres que de l’extérieur, comme Sherlock Holmes devine la personnalité de son interlocuteur en notant certaines marques imperceptibles sur son costume, sa démarche, la terre de ses semelles. Une autre science, entre autres, dont je parlerai une autre fois, pénètre au fond même de notre pensée telle qu’elle était secrètement dans ces temps enfouis sous la terre. C’est la science des rêves. Je ne parle pas des élucubrations de Freud et de ses émules, qui ont parlé du rêve avec une doctorale assurance ; alors que la science du rêve n’était pas encore née, proférant un déluge d’insanités, maintenant encore répétées avec la même doctorale assurance par les disciples qu’ils ont formés. Comme le remarque poliment l’un des hommes au monde qui en sait le plus sur cette science du rêve, le Dr Michel Jouvet, professeur de Médecine Expérimentale à l’Université Claude Bernard de Lyon, « un tel dialogue (des neurobiologistes avec la psychanalyse) n’a sans doute que peu d’intérêt, car bien peu d’hypothèses freudiennes ont été vérifiées par la neurophysiologie »5. En ce qui concerne le rêve proprement dit, ajoute en substance Jouvet, le fondement même de sa nature selon Freud a été simplement réfuté. Freud définissait le rêve comme « le gardien du sommeil ». L’expérience a montré exactement le contraire : ce n’est que quand les conditions externes de sécurité permettent le sommeil le plus profond que le rêve apparaît et l’on sait cela non point par de hasardeuses conjectures sur des entités impossibles à définir scientifiquement (« les complexes », par exemple), mais tout simplement par les enregistrements des microcourants électriques enregistrés sur bande par l’électroencéphalographe (EEG), par la neurochirurgie, la neuropharmacologie, la neurobiologie en général. L’instrument cérébral L’EEG nous a notamment révélé un fait digne des plus profondes méditations : il nous permet de reconstituer la paléontologie du rêve depuis la fin de l’ère secondaire, il y a entre soixante-dix et soixante millions d’années, c’est-à-dire depuis sa première apparition sur la terre. Du point de vue physiologique, le rêve peut être défini avec assurance comme une pensée, et ce grâce aux expériences les plus fines. On commence par s’assurer que l’activité imaginative se manifeste clairement à l’EEG. Il y a à ce sujet une très belle expérience de Roger Shepard à Berkeley. Il demande à son sujet (un étudiant dont la tête est munie d’un EEG très sophistiqué) d’imaginer qu’il fait tourner « dans son esprit », en lui-même, les yeux fermés, un objet dissymétrique. L’activité électrique du cerveau est marquée par l’apparition des dissymétries et le temps est proportionnel au temps requis pour les diverses opérations de la manipulation dans le cas où elle est réelle et faite avec les mains6. Cette expérience n’est qu’un exemple mais elle montre bien comment l’activité imaginaire, dans l’esprit de l’homme, fait l’économie d’une activité réelle. L’EEG manifeste non pas l’activité mentale en soi, mais l’activité de l’instrument cérébral dont se sert l’esprit dans son activité propre (a). Paléontologie du rêve Cela dit, il est très facile de savoir comment on rêvait il y a un million, vingt millions, cent millions d’années. À ces époques, et à toutes les époques du passé, aussi lointain soit-il, il a existé un être de qui nous descendons, et à toutes ces époques, des êtres aussi « évolués » que cet être-là ont cessé d’évoluer et se sont perpétués jusqu’à nous, à peu près semblables. Notre lignée ancestrale, il y a 50 millions d’années, a évidemment disparu du monde vivant. Mais, dans le règne animal actuel, nous avons à foison des vertébrés vivants qui en sont restés là où nous en étions, non point, certes, identiques, mais présentant les mêmes caractères que les fossiles de cette époque. L’École de Lyon, illustrée par Jouvet et ses élèves et collaborateurs, a ainsi découvert que le monde animal a commencé à rêver avec l’apparition des premiers mammifères et oiseaux, il y a environ soixante-dix millions d’années. Tous les mammifères sans exception rêvent : plus (les carnivores) ou moins (les herbivores). La part du sommeil dévolue au rêve s’accroît à mesure que passent les millions d’années. Avant les mammifères et les oiseaux, il n’y avait (en matière de vertébrés) que des reptiles et des poissons : aucun ne rêve. Les oiseaux rêvent beaucoup moins que les mammifères (ils sont encore, par bien des côtés, des reptiles, voyez les écailles de leurs pattes). Le rêve est une pensée, une forme d’activité intérieure, subjective, consciente, l’EEG le montre en enregistrant deux faits complémentaires sur le cerveau du dormeur en train de rêver : premièrement, l’activité même du cerveau de l’être étudié, qui est la même (quand il rêve) que celle que l’on enregistre quand il agit en plein éveil (d’où le nom de sommeil paradoxal donné par Jouvet à l’EEG du rêve) ; et deuxièmement, cette activité du cerveau reste interne, non seulement elle ne se manifeste par aucune activité du corps, mais c’est pendant le rêve seulement que toutes les activités musculaires volontaires sont complètement abolies (le somnambule est une exception pathologique). Une singularité absolue Or, le rêve, subjectivement, c’est l’imagination, une imagination hallucinatoire où nous vivons des aventures irréelles mais ressenties avec une intensité que les appareils enregistrent. La conscience de soi est donc apparue au plus tard sur terre vers la fin de l’ère secondaire, avec les premiers mammifères et oiseaux7. Mais dans ce monde animal qui pense, l’homme se singularise absolument : sa pensée est libre du corps non pas seulement quand il rêve, mais aussi, et même surtout quand il veille. Il fait ce qu’aucun singe ne peut faire : fermer tranquillement les yeux et méditer, plus éveillé que jamais. Avec l’homme, la pensée cesse d’être un épisode involontaire du sommeil. Elle devient l’essence même d’un être sans égal, doté d’une libre conscience pour le meilleur et pour le pire, pour la sainteté, l’attention à Dieu. Pour le divertissement. Pour le péché aussi. Pour le mal. Peut-être aussi pour le salut de tout ce monde animal dont le malheureux destin lui est livré avec les clés ambiguës de la connaissance8. Aimé MICHEL (a) À qui lit l’anglais, je ne saurais trop recommander l’admirable méditation à deux que viennent de publier deux esprits éminents, les plus qualifiés en ce moment peut-être, pour parler de l’esprit et du corps : The Self and its Brain (le moi et son cerveau) par le philosophe Karl R. Popper et le neurobiologiste J. Eccles, spécialiste du cerveau, Prix Nobel (Springer International Éditeur). En France, on peut maintenant se procurer tous les livres étrangers en les commandant à OFFILlB, 48 rue Gay Lussac, 75241 Paris cedex 05. Le livre de Popper et Eccles ne demande que de l’attention… et coûte 212 F. Tous deux sont des spiritualistes et disent leurs raisons de l’être à la lumière de la science la plus avancée9 Chronique n° 370 paru dans F.C. – N° 1884 – 21 janvier 1983 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 23 octobre 2017

 

  1. Cette chronique était précédée de l’avertissement suivant : « Après cet article, nous interromprons un peu notre investigation du passé de l’homme. Tant de nouveautés apparaissent dans la science et la technique qu’il faut résister à l’envie de plonger définitivement dans un seul de ses chapitres, fût-il le plus passionnant : nous-mêmes ! ». Aimé Michel entend éviter la lassitude de ses lecteurs et sans doute plus encore la sienne propre ! Les trois précédentes chroniques sur le « passé de l’homme » (en réalité les mécanismes de l’évolution) étaient les n° 362, Dupont n’est pas Durand, est-ce là le secret de l’évolution ? – À propos du « Traité du vivant » de Jacques Ruffié, n° 366, Pourquoi le darwinisme n’est plus un parapluie – La « pression de sélection » comme protection contre « l’inconcevable », et n° 367, Ce qui oriente l’évolution, qui le dira ? – La plus grande énigme de la nature.
  2. Sur les fouilles de Henry et Marie-Antoinette de Lumley à la Caune de l’Arago, près de Perpignan, voir les chroniques n° 52, Sur un crâne de deux mille siècles – L’homme n’est apparu ni par hasard ni par miracle, 11.10.2010, et n° 284, Les origines de l’homme ou des légendes qui s’écroulent – L’évolution buissonnante des Primates depuis 75 millions d’années, 13.07.2015.
  3. Sur les fouilles d’André Leroi-Gourhan à Pincevent, dans la vallée de la Seine à quelques kilomètres de Fontainebleau, voir les chroniques n° 356, L’homme descend de l’homme et non du singe – La genèse et les sciences 10 (27.03.2017).
  4. « Soyez parfaits… » : Matthieu 5, 48. « Je viendrai comme un voleur » : Apocalypse 16, 15 ; 2 Pierre 3, 10.
  5. Michel Jouvet est mort à Villeurbanne au début de ce mois, le 3 octobre 2017, à l’âge de presque 92 ans. Cet homme d’exception a raconté sa vie de chercheur dans De la science et des rêves. Mémoires d’un onirologue (Odile Jacob, Paris, 2013) en soulignant avec humour la part que le hasard y a prise. En mars 1944, il rejoint la résistance et termine en Autriche « la sale guerre [qui a] détruit l’Europe et la civilisation européenne », encore tout indigné de la « lâche attaque anglaise » de Mers el-Kébir qui lui fera plus tard interdire l’accès de son laboratoire aux Anglais (mais non aux Écossais, Gallois et Irlandais). Quand il reprend ses études, il frappe sans succès à la porte du laboratoire de paléontologie du Pr Grassé puis de celui d’océanographie du Pr Fontaine, sans plus de succès ; il se tourne alors vers la médecine où il se spécialise en neurochirurgie tout en suivant les cours d’ethnologie d’André Leroi-Gourhan. Il se passionne pour la neurophysiologie, obtient une bourse Fulbright et passe une dizaine de mois aux États-Unis dans le laboratoire de Horace W. Magoun. En 1958-1959, il décrit les signes encéphalographiques de la mort cérébrale mais, surtout, découvre le sommeil paradoxal (sur le chat). Il observe un complet relâchement musculaire de l’animal pendant la phase du sommeil où se manifestent des ondes cérébrales semblables à celles de l’éveil et des mouvements rapides des yeux : chez l’homme c’est dans cette phase que se produisent les rêves. Il est le premier à comprendre qu’il s’agit là d’un troisième état du cerveau, à côté de la veille et du sommeil. Cette idée est mal reçue par beaucoup mais Jouvet est opiniâtre et il parviendra à faire reconnaître son idée au cours des années suivantes. Entre 1962 et 1964, il fait une autre découverte majeure : celle des comportements oniriques : en détruisant une petite zone du cerveau du chat, le locus cœruleus, il parvient à lever l’atonie musculaire, si bien que l’animal fait les mouvements qu’il rêve ! Aimé Michel se passionne pour les recherches de Jouvet à l’époque : elles lui inspirent une bonne partie de son livre sur Le mystère des rêves (Éd. Planète, Paris, 1965) et deux séries de chroniques sur « la science des rêves » (n° 71 et 73 à 76 publiées en 1972 et mises en ligne en 2011, puis n° 194, 195 et 198, publiées en 1974 et mises en ligne en 2014 ; la n° 194 détaille l’opinion de Jouvet sur les psychanalyses). Jouvet lui a-t-il raconté dans quelles curieuses circonstances il a découvert le locus cœruleus ? Apparemment pas, ou alors ce fut sous le sceau du secret, car sinon il l’aurait rapporté tant elle relevait de ses intérêts. Qu’on en juge (je résume ici le chapitre « Dimple : une marque de whisky m’ouvre le “cinéma du rêve” des chats », De la science et des rêves, op. cit., pp. 139-149). En novembre 1961, Jouvet se réveille brusquement après un rêve qui lui révèle « le secret des mécanismes du sommeil paradoxal (…) caché sous le sigle “Dimple” qui brillait d’une très belle couleur bleu azur dans le ciel noir. » Obsédé par ce rêve, il remarque quelques semaines plus tard une publicité pour le whisky Dimple, ce qui ne l’éclaire guère, jusqu’à ce qu’une amie lui rappelle qu’en anglais le mot dimple signifie fossette sur la joue ou le menton (la bouteille de whisky Dimple présente d’ailleurs de telles fossettes). Seulement voilà, il n’y a point de fossettes dans le tronc cérébral sur lequel portent alors les recherches de Jouvet. L’année suivante, lors d’une visite au Japon, un histochimiste réputé, le Pr Maeda, auquel il raconte son rêve lui montre un article dans lequel certains neurones du tronc cérébral sont colorés en noir. Il reconnait dans deux tâches noires symétriques ses « fossettes » et apprend qu’il s’agit du locus coeruleus (« lieu bleu » en latin), le fameux dimple bleu de son rêve ! De retour à Lyon il localise cette zone minuscule et s’emploie à la détruire par coagulation. C’est le point de départ de ses remarquables découvertes sur la suppression de l’atonie musculaire et des comportements oniriques ! Jouvet se garde de tout commentaire sur ce rêve d’apparence prémonitoire. En un sens, il est plus singulier que celui de Kékulé, qui découvrit en rêve la structure hexagonale de la molécule de benzène, à moins de supposer qu’il s’agisse d’un cas de double cryptomnésie : Jouvet aurait entendu parler de ce locus coeruleus au cours de ses études par exemple puis l’aurait oublié et aurait également vu la publicité sur le whisky Dimple puis l’aurait également oubliée. Le rêve aurait associé ces deux souvenirs à l’occasion de sa recherche en cours sur le rôle du tronc cérébral dans le sommeil. Mais une telle explication ne rend guère compte de l’émotion vive et prolongée de ce rêve…
  6. L’expérience de Roger Shepard est l’une des plus célèbres en psychologie cognitive. Dans sa version originelle (sans EEG) elle a été publiée par Shepard et sa collègue Jacqueline Metzler dans Science en 1971 (vol. 171, pp. 701-703). Le principe en est remarquablement simple : il s’agit de décider si deux objets tridimensionnels présentés selon des orientations différentes sont les mêmes ou pas. Pour résoudre ce problème, nous procédons tous de la même façon : nous faisons tourner mentalement l’objet n° 1 pour le superposer à l’objet n° 2 et nous décidons alors s’ils se correspondent ou non. Shepard et Metzler, en chronométrant le temps nécessaire à cette prise de décision, ont pu montrer que le temps de réponse du sujet est une fonction linéaire de l’angle dont il faut faire tourner l’objet n° 1 pour le mettre en correspondance avec l’objet n° 2. Ils ont ainsi imposé l’idée que cette « rotation mentale » était une « réalité psychologique » à une époque où beaucoup de psychologues restaient attachés au behaviorisme, c’est-à-dire à une conception refusant tout recours à des contenus mentaux (images, pensées ou autres). Cette expérience contribua donc avec d’autres (comme celles de R. L. Gregory dont nous avons parlé précédemment, voir la chronique n° 311, Le septième jour – Quand les scientifiques s’interrogent sur la conscience, en particulier la note 3) à un retour progressif de la conscience sur le devant de la scène. Ce n’est pas la seule contribution importante de Shepard à la psychologie cognitive. On peut citer ses travaux méthodologiques sur les statistiques multidimensionnelles, qu’il appliqua aux représentations mentales des couleurs, des sons et des nombres. Il s’est aussi intéressé aux illusions visuelles ; on peut admirer quelques-uns de ses dessins de mondes impossibles, extraits de son livre L’œil qui pense (Seuil, Paris, 2000), sur http://im-possible.info/english/art/classic/shepard.html). Mais c’est surtout sa thèse en psychologie évolutive qu’il faut signaler dans le cadre de la présente chronique : Shepard pense que les représentations mentales résultent d’une adaptation aux lois de la physique qui s’est faite au cours de millions d’années d’évolution. Ces représentations respectent les lois de la cinétique pour les objets en mouvement et celles de l’optique pour les rayons lumineux. C’est, selon lui, ce qui explique que des physiciens comme Galilée, Newton ou Einstein aient pu se laisser guider par des expériences de pensée pour déduire des lois physiques plausibles (au demeurant, personne n’a réussi à reproduire les résultats expérimentaux de Galilée sur la chute des corps, ce qui suggère qu’il a utilisé la loi par lui découverte pour les « corriger » !) Les processus mentaux ont atteint de cette façon « la sorte d’universalité, d’invariance et d’élégance formelle (…) qu’on accordait auparavant aux seules lois physiques et mathématiques » (« Perceptual-cognitive universals as reflections of the world », Behav. Brain Sci. 24, 581-601, 2001 ; discussion 52-71). Roger Shepard se signale à l’attention du lecteur d’Aimé Michel par un autre de ses intérêts : celui pour la question des ovnis. Il s’est manifesté publiquement par son intervention lors du « Symposium sur les ovnis » organisé à Washington le 29 juillet 1968 par le Comité sur la science et l’astronautique de la Chambre des représentants. C’était une époque ouverte, où le Comité Condon de l’université du Colorado, constitué l’année précédente, n’avait pas encore livré ses conclusions (sur ce Comité voir les chroniques n° 171 et n° 312), et où les scientifiques souhaitant une étude sérieuse du problème n’avaient pas encore perdu la partie. Parmi les intervenants au Symposium, tous scientifiques, la plupart universitaires, on remarque les noms de Allen Hynek, James McDonald, Carl Sagan, Donald Menzel, Frank Salisbury… L’article de Shepard est précédé d’une la biographie où l’on apprend, outre sa carrière universitaire (études à Yale, professeur à Harvard, chef de département aux Laboratoires Bell, professeur à Stanford), que c’est son premier article sur les ovnis « en dépit d’un intérêt de longue date pour le problème ». L’article confirme le sérieux de sa réflexion à ce sujet et la clarté de sa position apparaît dès l’introduction : « Même si nous nous intéressons aux ovnis en tant que phénomène physique extraordinaire (d’origine naturelle ou, possiblement, intelligente, extraterrestre), notre étude ne peut ignorer le fait incontournable que presque toutes nos données (evidence) proviennent – non d’instruments de mesure physique – mais d’observateurs humains. Jusqu’ici, cependant, nous avons systématiquement fait l’impasse sur l’observateur. De fait, en négligeant de faire usage de techniques à orientation psychologique qui permettraient aux observateurs de faire valoir plus pleinement leurs capacités plutôt remarquables de perception et de reconnaissance, nous avons sans doute négligé l’occasion d’obtenir des données (evidence) d’observateurs indépendants qui aurait été suffisamment convergentes et bien définies pour clarifier la vraie nature des phénomènes. » Ce constat reste vrai aujourd’hui, près de cinquante ans plus tard. Trop souvent, la psychologie appliquée aux témoins d’ovnis a été fondée sur de simples entretiens et non sur des procédures visant à reconstruire précisément ce qu’ils ont perçu. Ce que préconise à juste titre Shepard, en se limitant à la reconstruction de la forme des objets vus, peut être aisément généralisé à d’autres caractéristiques, notamment les directions d’observation, qui, plus que les formes, jouent un rôle majeur dans la discussion des observations. Quelques rares tentatives ont été faites d’appliquer ce genre de méthodes ; on en trouvera un exemple dans une enquête à laquelle j’ai contribué pour le compte du Gepan (Note technique n° 08 dans Documentation/Publications internes sur http://www.cnes-geipan.fr/).
  7. Cette mise en évidence de la conscience animale par le truchement du rêve, fondée sur une argumentation serrée, mérite réflexion. Elle est confirmée par les effets de la lésion du locus cœruleus qui, en levant l’inhibition musculaire durant le rêve, fait que le chat opéré se met à mimer ses rêves en dormant, ce qui permet d’accéder dans une certaine mesure au contenu subjectif du rêve de l’animal. Par ailleurs, on sait que des humains au cortex visuel lésé sont aveugles mais néanmoins capables de décrire ce qu’on leur montre en « devinant » (c’est-à-dire sans conscience). En fait cette surprenante « vision aveugle » fait usage de voies nerveuses qui ne passent pas par le cortex visuel. Or des expériences fort ingénieuses ont révélé, chez les singes aussi, l’existence d’une vision aveugle. Elles suggèrent (mais ne prouvent pas) que les singes possèdent une conscience visuelle semblable à celle de l’homme (voir aussi la note 1 de la chronique n° 278, Vers la médecine automatisée – Capacités et limites des futures machines intelligentes, 07.12.2015). Il est malheureusement difficile d’étendre ce protocole expérimental à des animaux moins doués que les singes pour l’apprentissage de tâches complexes. Mais ne désespérons pas de l’ingéniosité d’expérimentateurs qu’aucune difficulté ne rebute !
  8. Le « salut du monde animal » dont « le malheureux destin est livré à l’homme » est un sujet plus actuel que jamais.
  9. Dans cet épais ouvrage de près de 600 pages les deux célèbres auteurs, en opposition avec le monisme matérialiste dominant, défendent la thèse dualiste : le Moi (la conscience) interagirait avec le cerveau mais aurait une existence propre, distincte du cerveau. Karl Popper, philosophe très compétent en matière de sciences, y expose sa conception de l’esprit. Elle s’enracine dans sa théorie des Trois Mondes, dont il a déjà été question plusieurs fois dans ces chroniques (n° 30, La grève du savoir, n° 86, Dans l’abîme du temps – Des êtres mortels ont su inscrire un message qui survivra à leur planète, à leur soleil, à leur ciel, et n° 311, citée en note 6). Ces Trois Mondes, qui incluent tout ce qui est « en existence et en expérience », sont le Monde 1 des choses physiques (y compris notre corps et notre cerveau), le Monde 2 de notre subjectivité (Moi, pensées, sentiments, sensations…) et le Monde 3 des connaissances (œuvres d’art et de science, droit, institutions, etc.). Popper conjecture que les états mentaux sont réels parce qu’ils interagissent avec nos corps. Pour faire comprendre ce point il prend l’exemple d’un mal de dent qui illustre un état à la fois mental et physique. Les caries, qui sont un processus physico-chimique, conduisent à des actions mais par l’entremise de sensations douloureuses et de notre connaissance d’institutions existantes, tels que les dentistes. De la même façon il envisage une interaction des Mondes 1 et 3 ; pour lui, les objets du Monde 3 sont abstraits mais néanmoins réels car ils offrent de puissants outils pour changer le Monde 1 (les théories scientifiques en sont un bon exemple) ; mais ces changements ne peuvent se faire que par des interventions humaines, à condition d’avoir été « saisis », ce qui est un processus mental, un processus du Monde 2, plus exactement un processus dans lequel les Mondes 2 et 3 interagissent. Dans tous les cas, le critère de réalité des Mondes 2 et 3 est leur capacité à produire un effet sur les choses du Monde 1. Bien entendu, les matérialistes ne sont pas de cet avis. Les uns nient l’existence des états mentaux (les physicalistes ou matérialistes radicaux) tandis que les autres (panpsychistes, épiphénoménalistes et partisans de la théorie de l’identité psychophysique) les admettent mais nient qu’ils puissent interagir avec le monde des états physiques. Popper s’oppose par une argumentation serrée à ces quatre formes de matérialisme dont le point commun est de poser en principe que le Monde 1 (physique) est clos sur lui-même et ne peut donc pas interagir avec le Monde 2. John Eccles, quant à lui, présente un exposé magistral des connaissances acquises sur le cerveau en 1977 qui n’a rien perdu de sa vigueur et de son intérêt. Surtout, il développe sa propre thèse sur la structure du Monde 2 (l’esprit) et ses liens avec le Monde 1 (le cerveau). Il distingue plusieurs parties dans le Mode 2 : le sens externe (qui concerne les perceptions en rapport avec les organes sensoriels : vue, ouïe, odorat, douleur, etc.), le sens interne (avec une grande diversité d’expériences cognitives : pensées, souvenirs, intentions, imaginations, émotions, rêves, etc.) et, au cœur du Monde 2, le Moi qui fonde l’identité personnelle et assure la continuité des expériences de chacun d’entre nous. Ces trois composants interagissent entre eux et avec une partie du cerveau, qu’il appelle les aires de liaison, situées essentiellement dans l’hémisphère dominant (celui du langage, le gauche pour la plupart des humains). Selon lui, l’esprit conscient sélectionne les informations provenant de ces aires en fonction de l’attention qu’il leur porte et les intègre en une expérience unitaire, mais il agit aussi sur elles en modifiant les patrons spatiotemporels d’activité neuronale. C’est une version actualisée de la conception de Descartes d’une articulation du corps et de l’âme dans la glande pinéale. Quinze ans plus tard, Eccles en collaboration avec le physicien Friedrich Beck en a détaillé le mécanisme (dans un article souvent cité, PNAS, 89, 11357-11361, 1992) : en conformité avec la physique quantique, l’esprit agirait en modifiant les probabilités de libération des neuromédiateurs dans les synapses du cortex. (Ce mécanisme qui fait intervenir la réduction de la fonction d’onde en physique quantique, le passage de l’onde de probabilité au corpuscule observé, est très semblable à celui proposé par Henry Stapp et repose sur une longue tradition illustrée entre autres par J. von Neumann, E. Wigner et O. Costa de Beauregard, voir la chronique n° 425, L’ordre muet des chiffres – L’illusion de tout savoir et le mystère de la conscience, en particulier la note 9). Mais les deux auteurs ne partagent pas les mêmes convictions, bien que chacun assure tenir en grande sympathie la position de l’autre. Eccles croit en Dieu, au surnaturel et à la survie alors que Popper se considère agnostique et trouve effrayante l’idée d’une vie éternelle (sans toutefois la rejeter). Il va presque sans dire que les idées de Popper, et a fortiori celles d’Eccles, ne sont défendues que par bien peu de philosophes et de scientifiques. En particulier, même parmi ceux qui ne professent pas une adhésion au matérialisme, nombreux sont ceux qui ne se satisfont pas de la réduction de la fonction d’onde et de son « mécanisme » postulé par Beck et Eccles. Parmi les physiciens, une petite partie (à la suite de Bohm et d’Everett) ne croit pas qu’une telle réduction ait lieu, tandis que les autres, qui y tiennent, ne croient pas que la conscience en soit du tout responsable. D’autres critiques insistent, les uns sur la description, insuffisante à leur goût, des détails du processus postulé de cette réduction par la conscience, les autres sur l’absence d’indices permettant d’attribuer tous les aspects de la conscience (à commencer par l’introspection) à l’entité non physique supposée réduire la fonction d’onde. Le lecteur intéressé trouvera une présentation claire de ces débats dans le livre de Pierre Uzan, Conscience et physique quantique (Vrin, Paris, 2013). Il y verra que les phénomènes dits parapsychologiques, en particulier la psychokinèse (action de « l’esprit sur la matière »), y jouent potentiellement un rôle clé, même si Popper, Eccles (qui porte sur eux un regard sympathique) et Uzan préfèrent ne pas s’engager sur ce terrain controversé. En tout cas, l’affirmation d’Aimé Michel, qui clôt la chronique n° 367, selon laquelle la conscience est « la plus grande énigme de la nature » (à côté de « ce qui oriente l’évolution ») reste plus vraie que jamais.