CE QUE L’OISEAU SIFFLE, L’HOMME EST CAPABLE DE LE DIRE - France Catholique
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Marie dans le plan de Dieu
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CE QUE L’OISEAU SIFFLE, L’HOMME EST CAPABLE DE LE DIRE

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Dans un précédent article, j’ai dit où se situe la réflexion la plus récente sur les premières traces fossiles de l’homme vraiment humain, c’est-à-dire parlant (donc pensant)1. Les moulages en plâtre des crânes fossiles permettent de reconnaître si le cerveau que contenait le crâne comportait l’outil anatomique et philosophique du langage. C’est la preuve par neuf. La discussion entre spécialistes, qui se poursuit, porte essentiellement sur deux crânes numérotés KNM-ER 1470 et 1805, vieux d’environ un million neuf cent mille ans. Cette date peut impressionner. En réalité, elle montre d’abord qu’il est urgent de trouver de nouveaux fossiles, car les ancêtres de l’homme marchaient déjà debout et avaient toutes les apparences physiques de l’homme (hormis la tête) en des temps au moins deux fois plus anciens, ainsi que les montrent le squelette de la fameuse Lucy, vieux de trois millions huit cent mille ans, et les émouvantes traces de pas laissées dans la cendre volcanique de Laetoli, encore plus tôt2. Si, comme le pense Leakey, les deux crânes numérotés plus haut appartiennent à une espèce spéciale déjà capable de parler, il va falloir remonter encore le long de son ascendance pour trouver à partir de quand se manifeste la « preuve par neuf ». Et là notre ignorance est grande, faute de fossiles3. Je voudrais aujourd’hui présenter quelques réflexions curieuses sur l’origine de l’intelligence et de la raison, quelle qu’en soit la définition. Que vient faire ici la Grive Hermite et son gazouillis ? Vers la fin des années 50, l’ornithologue Peter Szöke eut, en observant les mouvements si vifs des oiseaux de petite taille, une idée simple et géniale : si leurs mouvements sont vifs, n’en serait-il pas de même de leurs chants ? Et dans ce cas, qu’entend-on en enregistrant ces chants et en les écoutant au ralenti ? 1950. C’était, rappelez-vous, le début des magnétophones à bande. Szöke et deux de ses collègues, W. W .H. Gun et M. Filip, choisirent un oiseau très chanteur, mais dont le chant ne nous paraît qu’un gazouillis extrêmement aigu, la Grive Hermite du Canada (Hylocichla guttata). Ils eurent la surprise de découvrir que le gazouillis informe, ralenti 32 fois, devenait un magnifique chant aux riches développements, entièrement transcriptible dans la gamme tonale ordinaire, do, ré, mi, fa, sol, etc. Pour un certain motif que j’ai sous les yeux (Marc Honneger : Encyclopédie de la musique, techniques, formes et instruments, 28 volumes, Bordas 1976, p. 282), la durée réelle de 1 minute 44 secondes donne un air très joli, très ingénieusement rythmé, noté en gamme de do, sans aucun accident, et durant 47 secondes. Depuis les premiers enregistrements sur la Grive Hermite, les études se sont multipliées. Elle ont confirmé que de très nombreux passereaux chantent dans les gammes les plus classiques à condition qu’on les écoute comme eux-mêmes s’entendent, c’est-à-dire en ralentissant leur chant au tempo de nos propres mouvements. Le lecteur se demande peut-être ce que vient faire la Grive Hermite dans l’origine de l’homme. Demandons-nous plutôt pourquoi nous-mêmes sommes dotés d’une oreille qui n’a commencé d’être explorée dans sa pleine extension et connue qu’à partir de l’invention de l’écriture musicale tonale (notant les hauteurs avec leurs intervalles exacts, les durées, les rythmes, les tempi). Pourquoi l’homme était-il depuis un temps indéfini le possesseur inconscient d’un appareil auditif laissé largement sans usage jusqu’à ce que la musique se mît à l’explorer grâce à l’invention de l’écriture ? L’oreille humaine, latente pendant des milliers de siècles L’homme n’a pas changé depuis au moins quarante mille ans. L’artiste qui gravait les mammouths sur la paroi des Combarelles4, rasé et habillé, chez un tailleur très snob, serait indiscernable de n’importe quel gentleman de la City. Or, nous savons comment vivait cet artiste, car certaines cultures semblables à la sienne ont survécu jusqu’à nos jours. Il avait, certes, besoin d’une oreille de chasseur. Mais l’oreille d’un chasseur n’a que faire de la reconnaissance des octaves, des tierces, des quartes, des croches pointées, des rythmes à trois six et de toutes ces subtilités pressenties du temps des Grecs et pleinement exploitées pour la première fois dans l’Histoire à partir du Moyen Âge européen (a), grâce, encore une fois, à l’invention de l’écriture. L’existence de l’oreille musicale humaine, latente pendant des milliers de siècles, renvoie à des formes de vie que l’on ne peut plus imaginer, et où cette oreille était une nécessité, oubliée depuis. Aussi loin dans le passé que l’on remonte, l’homme est chasseur et cueilleur. Tel est déjà il y a un million d’années Homo erectus, que l’on appelait jadis Pithécanthrope5. Il y a un million d’années, l’homme était déjà possesseur de cette oreille mathématique (les octaves, les quintes, les quartes, etc.) qui ne lui servait plus à rien depuis longtemps. On peut rêver là-dessus. Il existe quelques hypothèses plausibles. On peut surtout étudier l’oiseau, qui nous fournit l’autre cas d’une oreille mathématique dans un mode de vie où n’existe pas la parole. La Grive Hermite manie avec une merveilleuse précision les intervalles musicaux entiers, c’est-à-dire ayant entre eux des rapports de fréquences égaux à des rapports de nombres entiers : double, quatre tiers, trois quarts, un quart, un huitième, un douzième. Sur la première portée du motif noté par Gun, on trouve l’octave, la tierce mineure, la quarte, la seconde. Le chant d’oiseau témoigne d’une logique. Qu’est donc le langage ? Ce qu’il y a de singulier, c’est que cette gamme tonale en usage chez tant d’oiseaux suppose la perception de toutes les fonctions logiques – identité, égalité, plus grand que, plus petit que, est ou n’est pas compris dans – et (ou) enfin le nombre lui-même6. On peut donc manier les fonctions logiques sans posséder ce que nous appelons la raison ? L’oiseau témoigne que oui. L’homme aussi, à sa façon, puisque l’usage de la raison ne lui est venu que récemment et n’a été perçu clairement par Aristote et les Chinois que voilà deux douzaines de siècles, alors qu’il chantait depuis des milliers de siècles (remarquons encore que le gibbon, représentant la forme la plus archaïque des grands singes – gorille, chimpanzé, orang-outan – est aussi le seul qui chante, et même en chœur. Ce n’est pas Palestrina7, mais cela donne à penser)8 9. L’observation zoologique nous interdit donc d’identifier l’esprit ou l’âme à la fonction logique, comme le voulait Descartes. Cette fonction logique, nous l’avons pratiquée sans le savoir pendant des siècles sans nombre avant que l’« Éternel Dieu » voulût voir « comment nous nommerions les animaux » (Genèse 2), avant ce moment créateur où le langage nous fit homme. L’homme n’est pas la raison, mais il n’y a pas d’humanité sans raison. Si l’homme n’était que raison, l’ordinateur serait plus homme que nous. L’oiseau manie les fonctions logiques dans son chant, mais il n’en sait rien. Nous fûmes longtemps, très longtemps comme lui. Puis apparut le langage, signe d’une pensée nouvelle qui n’était pas la raison, à qui la raison était nécessaire (et préparée depuis longtemps), mais non suffisante. Qu’était cette pensée manifestée dans le langage ? Ni l’art ni la métaphysique ne finiront jamais de sonder cette question en forme de cercle : « La pensée, c’est. » Dire cela, quelle que soit la suite, ce n’est toujours que penser10. Disons alors, tout simplement, comme la Genèse, qu’à la fin de la Création, l’Éternel nous fit à son image et ressemblance11. Aimé MICHEL (a) Les musiques non européennes ne manquent pas de subtilité. Mais aucune ne développe les mathématiques sous-jacentes. Chronique n° 384 parue dans France Catholique – N° 1935 – 13 janvier 1984 [|Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png|]
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 27 novembre 2017

 

  1. Dans la chronique n° 381, Cet animal qui s’est mis à parler – L’acquisition du langage au cours de l’évolution, Aimé Michel introduisait le problème qu’il reprend ici.
  2. Les traces de pas de Laetoli en Tanzani, découvertes en 1976 et datées de 3,5 Ma, sont attribuées à Australopithecus afarensis, voir la chronique n° 308, Celui qui fuyait sous les cendres – Les extraordinaires empreintes de pas de Laetoli. Le crâne KNM-ER 1470, reconstitué à partir de plus de 150 fragments et daté de 1,9 millions d’années (Ma), est généralement attribué à l’espèce Homo rudolfensis tandis que KNM-ER 1805, trouvé en trois morceaux : crâne, maxille et mandibule et daté de 1,7 Ma, est aujourd’hui attribué à l’espèce voisine Homo habilis. Ces deux crânes ont été découverts à Kooby Fora au Kenya en 1971 pour le premier et 1973 pour le second, voir la chronique n° 122, Les préhumanités : question pour l’homme – La découverte du crâne KNM-ER-1470 et l’inévitabilité d’un homme. Ces premiers humains sont de petite taille (1,10 m à 1,40 m) ont une capacité crânienne comprise entre 550 et 750 cm3 et possèdent les aires du langage de Broca et de Wernicke, mais leurs jambes ressemblent à celles d’un australopithèque. Ce sont les premiers à fabriquer des outils en vue d’un projet et non d’une action immédiate, à consommer de la viande et à installer des campements (leurs prédécesseurs dormaient sans doute dans les arbres). Henry de Lumley considère qu’avec eux apparaissent vers 2,5 Ma le langage articulé, l’outil manufacturé et « une pensée symbolique traduisant une ouverture à la transcendance » ; c’est le début de « la grande aventure culturelle et spirituelle de l’homme ». H. habilis et H. rudolfensis disparaissent vers 1,5 Ma.
  3. Pour l’heure, les paléoanthropologues ne reconnaissent les aires cérébrales du langage que chez des fossiles du genre Homo. Voir aussi les notes de la chronique n° 381 citée plus haut.
  4. La grotte des Combarelles se trouve sur le territoire de la commune des Eyzies-de-Tayac en Dordogne. Elle a été découverte en 1901 par Denis Peyrony, l’abbé Breuil et Louis Capitan. Cette galerie de 300 m de long et 1 m de large en moyenne est ornée d’environ 600 à 800 figures (d’animaux surtout et de figures anthropomorphes stylisées), en majorité gravées, difficiles à compter en raison de leur intrication et, parfois, de leur recouvrement de calcite. Ces figures sont l’œuvre de l’homme de Cro-Magnon qui a occupé la grotte pendant 2 300 ans de -13 700 à -11 400 (période magdalénienne).
  5. Les Homo erectus qui succèdent à H. habilis apparaissent à partir de 1,8 Ma en Afrique de l’Est, vers 1 Ma en Asie orientale et 0,6 Ma en Europe (certains paléoanthropologues préfèrent parler d’H. ergaster en Afrique et réserver la dénomination H. erectus aux spécimens asiatiques). Ils sont plus grands que leurs prédécesseurs (1,40 à 1,80 m) et leur cerveau est plus volumineux (800 à 1200 cm3). Leur pensée symbolique se manifeste par l’invention du biface, outil à deux tranchants symétriques qui est non seulement un outil fonctionnel mais aussi une œuvre d’art (les plus anciens datent de 1,6 Ma) ; elle se manifeste aussi par la pratique d’un cannibalisme rituel (voir la note 7 de la chronique n° 284 qui justifie cette déduction surprenante faite à partir des seuls ossements fossiles). À partir de 0,4 Ma, ils domestiquent le feu, ce « formidable moteur d’hominisation » qui permet de repousser les prédateurs, éclairer, pénétrer dans les cavernes, progresser dans les zones tempérées froides, cuire les aliments, réduire les parasitoses, améliorer les outils, accroitre l’espérance de vie, renforcer la cohésion du groupe, développer la pensée mythique et les cultures régionales. (H. de Lumley, Sur le chemin de l’humanité, Académie Pontificale des Sciences et CNRS Éditions, Paris, 2015, pp. 544-546). Mais une autre caractéristique de l’espèce H. erectus mérite une mention particulière : sa longévité, de 1,8 Ma à 0,14 Ma, près du double ce celle d’H. habilis et près de dix fois supérieure à celle d’H. sapiens à ce jour, puisque les données génétiques et anatomiques suggèrent que l’homme actuel n’est apparu qu’il y a environ 200 000 ans.
  6. Deux ans plus tard, Aimé Michel a précisé ces affirmations sur le nombre et les fonctions logiques dans un article intitulé « Prélude à l’homme ». Paru originellement dans la revue La liberté de l’esprit (n° 12, juin 1986, pp. 29-42, voir note 9), il est accessible sur http://www.revue3emillenaire.com/blog/prelude-a-lhomme-aime-michel/. Le nombre : les oiseaux musiciens « produisent leur chant dans des gammes tirées de la perception des harmoniques, comme l’homme et lui seul. Comme nous ils produisent octaves, quintes, tierces et autres intervalles arithmétiques. Ces oiseaux et de nombreux autres ordonnent en outre leur chant en durées ayant entre elles des rapports exacts, c’est-à-dire en noires, croches, double croches. » Cette musique est « arithmétique en fréquences et en durées » (p. 32). Les fonctions logiques : elles sont toutes contenues dans cette musique. D’abord, l’identité : « Le sentiment du “même” – de l’identité – est l’expérience musicale fondamentale. Il faut d’abord savoir répéter le même air, le même rythme, le même tempo. Le même est donc partout condition préalable nécessaire de toute musique » (p. 33). Ensuite, l’implication : « Considère (…) le groupe de notes de la troisième mesure dans la notation par Szöke du chant de la grive hermite : deux petits motifs identiques se suivent, suivis eux-mêmes des deux notes de repos la/sol. Appelons A le premier motif qui se répète, produisant A1 et A2. Puisque A1 et A2 sont identiques, on doit se demander pourquoi A2, et non A1, est sans erreur suivi des deux notes de repos. Il faut que les situations de premier et second soient de quelques façon perçues : “si A est émis pour la deuxième fois, alors, la/sol”. Et de même, avant, “si A est émis pour la première fois, alors, A2”. (…) Ainsi le chant fournit bien à l’esprit, ou appelle cela comme tu voudras, le premier modèle d’alternative – zéro ou un –, l’injonction fondatrice “si… alors”. Avant le chant cette injonction fondatrice n’existe sous aucune forme ni caricature ou effigie dans la nature (ou appelle cela comme tu voudras). N’existent dans la nature ni le même, ni le si qui suspend, ni l’alors qui s’ensuit. » (p. 37). (Aimé Michel évoque également les fonctions logiques NON et OU, voir note 8). Cette dernière conclusion est-elle exacte ? On pourrait objecter que tous ces éléments existent dans le génome dès la première bactérie, qu’ils sont au cœur du fonctionnement du système nerveux, qu’ils président à la construction de tout organisme. Mais Aimé Michel paraît prévenir cette objection lorsqu’il pose la question : la musique contient-elle les fonctions logiques « comme le cristal qui n’en sait rien » ? Les fonctions logiques dans le cristal, le génome etc. sont cachées alors que celles dont il parle sont perçues par l’oiseau quand il chante « sans pour autant raisonner ni parler ». Quoiqu’il en soit, Aimé Michel revient sur les propriétés mathématiques de l’oreille dans sa correspondance avec Bertrand Méheust à propos de la loi de Wundt selon laquelle la sensation est égale au logarithme de l’excitation. Il met en doute la démonstration de cette « loi » en raison de la difficulté de mesurer la sensation (il prend les exemples du bleu, de la douleur, de la migraine), sauf dans un cas où il la tient pour rigoureusement démontrable et irréfutable : la hauteur d’un son. Chaque fois que l’on ajoute une octave, la fréquence de la vibration sonore est multipliée par deux très exactement. « Dans ce cas particulier absolument unique, le logarithme absolument exact (2, 3, 4, 5, etc.) est perçu directement (sans mesure par des appareils plus ou moins vaseux) comme correspondant à la fréquence sonore ». (Apocalypse molle, Aldane, Cointrin, 2008, lettre du 12.02.1987).
  7. Giovanni Pierluigi da Palestrina, le plus connu des compositeurs de musique sacrée de l’École romaine du 16e siècle, est né à Palestrina près de Rome vers 1525 et mort en 1594. Virtuose de la musique vocale, il a su porter le style polyphonique à la perfection. Victor Hugo avec quelque exagération voyait en lui le père de l’Harmonie et de la musique d’église. Il a exercé une influence durable sur le développement de cette dernière.
  8. Ce thème est développé dans l’article « Prélude à l’homme », dont la note 6 présente les éléments relatifs au nombre et aux fonctions logiques. Je donne ici une version condensée de cet article qui, je l’espère, fera ressortir les articulations du raisonnement. Aimé Michel s’y interroge sur l’origine de la logique, c’est-à-dire du raisonnement, qui est fondée sur des « si… et si… alors… ». Par exemple « Si Socrate est mortel et si tous les hommes sont mortels, alors Socrate est un homme », ce qui peut aussi se dire : « Ou bien Socrate est mortel ou non, ou bien tous les hommes sont mortels ou non, alors », et se traduit en informatique par une suite de 0 et de 1 : « le raisonnement est une numération en base 2 » (p. 34). Or, depuis cinquante ans (en 1986, c’est-à-dire depuis la parution des Fondations mathématiques de la mécanique quantique de J. von Neumann) on sait qu’« en l’absence d’observation il n’existe aucun évènement pouvant être introduit par “alors”. Sans observateur, “alors” doit être remplacé par “probabilité pour que”. Si donc aucun évènement non-observé ne peut être introduit par “alors”, alors c’est avec le premier observateur qu’apparaît la logique. » Objection : la logique pourrait préexister à toute existence, comme le dit Hegel « Tout ce qui est rationnel existe, et tout ce qui existe est rationnel. » Réponse : D’où Hegel tient-il cela ? Il ne peut le tenir que d’une révélation, car on ne peut démontrer cette affirmation sur la logique par un raisonnement logique (démontrer la logique par elle-même), ce serait de l’autoréférence ou, dans le vocabulaire de Sextus Empiricus, un diallèle, c’est-à-dire un cercle vicieux : « Le diallèle survient quand la preuve cherchée tire sa validité de ce qui est cherché » (Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 169) (Sur Sextus Empiricus et le diallèle, voir la note 2 de la chronique n° 419). Aimé Michel propose donc de suivre une autre piste : rechercher l’histoire de la logique car « la logique est un produit de l’évolution comme la chauve-souris, la salade, l’homme. Elle ne se fonde pas elle-même, mais son histoire peut être racontée. On en a le droit, car rechercher son histoire ne suppose pas la validité de ce qu’on ne connait pas encore, mais qu’au contraire on ne connait pas encore cette histoire. » « Si la perception du même précéda le langage et si les oiseaux chantent et ne parlent pas, je crois vraisemblable que l’homme devint homme après avoir beaucoup chanté. Je suis heureux d’avancer cette idée, car si je me trompe, on le saura. J’aime les idées réfutables. » (pp. 33-34). Deux faits. Premier fait : l’oreille interne transforme les fréquences en influx nerveux dans la cavité appelée limaçon. Or le limaçon n’a pas changé depuis les plus anciens Homo erectus qui nous précèdent d’un million d’années au moins. Second fait : « il a fallu l’invention de l’écriture musicale il y a moins de mille ans pour que l’on découvrît dans l’oreille une terra incognita de capacités sensorielles jusque-là incultes. Ou plutôt selon l’hypothèse défendue : en friche, oubliées, endormies. Or rien dans le corps n’est cadeau, tout ce qui y est, l’est par les nécessités de la vie. » Quelles nécessités ? Elles sont difficiles à trouver sans la nature car dans les sons qu’elle fait entendre il n’y a ni quintes, ni gammes ni croches et la musicalité de certains chants d’oiseaux n’est devenue perceptible qu’avec l’électronique. Seule possibilité : le chant de l’homme. Ce chant a fourni à l’esprit le premier modèle d’alternative « si… alors… » car n’existent dans la nature ni le même, ni le si, ni l’alors. L’homme chanta, chanta beaucoup, avant de parler et en chantant il découvrit le temps. Puis il n’eut plus besoin du chant et son souvenir même se perdit. « Un singe se promenait dans le non-temps, bien tranquille. Dieu sait pourquoi il se mit à chanter » et tomba dans le temps. « J’ai la nostalgie du non-temps qui s’éloigna à jamais avant la dénaturation de la musique en logique. (…) Alors nous n’avions pas séquestré Dieu dans les mille noms du doute. Nous chantions comme des oiseaux. Survint la Tentation. De tous les arbres tu mangeras, mais pas de l’arbre du bien et du mal, du oui/non, du choix. Le oui/non du bien/mal engendra celui du vrai/faux. Nous entrâmes dans la nescience, où depuis nous sombrons. (Je crois que ce naufrage peut être aussi salut (…). Sa naissance est toute l’énigme de l’homme. » (Cette réflexion se poursuit dans un appendice intitulé « Quelques exercices d’oraison » par de brèves remarques sur l’existence de Dieu, de quelque chose, etc.). Fin de mon résumé. Personne n’a réagi à cet article. Dans sa lettre du 29.08.86, sa déception transparaît : « Je me suis donné la preuve que même les littéreux ne savent plus lire : je dis que dans la partition ci-jointe [la notation par P. Szöke des trois premières mesures d’un des lieder de la grive hermite, reproduite dans l’article] il n’y a aucun si, alors qu’il y en a deux. Aucune réaction. À quoi sert d’écrire ? À rien. Zinoviev dit bien que lire est un art, et que cet art disparaît irrémédiablement, rejoignant l’Ars memoriae qui permettait à Rabelais, à G. Bruno et à Montaigne de voyager avec leur bibliothèque dans la tête. La bibliothèque en livres est un useless article de décoration. » (p. 311) Arrêtons-nous un instant sur cette déception. Comment reprocher au lecteur, supposé de plus de formation littéraire, de ne pas prendre le temps de lire avec soin un texte qui passe de la physique quantique à l’informatique en passant par la paléontologie et l’éthologie et de John von Neumann à Alan Turing en passant par Jean l’Évangéliste, Sextus Empiricus et Konrad Lorenz, sans même toujours les nommer ? Lui qui ne connait, en général, qu’un ou deux de ces auteurs ou domaines peut-il adopter une attitude autre que de prudente méfiance, voire de rejet pur et simple ? L’impression première que lui laissera ce texte (et bien d’autres) sera sans doute celle d’un mélange confus et inextricable, d’un « bavardage débraillé » (ces mots sont d’AM lui-même : « Un énoncé systématique suscite un autre système. Tandis que le bavardage sournoisement débraillé, j’espère qu’il fera réfléchir et poser des questions », Apocalypse molle, op. cit., p. 144). Peut-on attendre de lui qu’il passe du temps à s’informer en détail de sujets difficile qu’il ignore sans une motivation que cet article à lui seul ne peut donner ? Peut-on attendre d’un lecteur qui ne sait rien d’Aimé Michel puisse lui faire suffisamment confiance, non pas pour partager ses conclusions, mais pour tenter de les vérifier ?
  9. Encore un mot sur les conditions dans lesquelles cet article fut écrit. François Georges, directeur de la revue de philosophie La liberté de l’esprit, avait confié l’organisation de tout un numéro au philosophe et journaliste Marc Beigbeder (1916-1997) (voir http://next.liberation.fr/culture/1997/03/05/mort-du-philosophe-marc-beigbeder_200804). Celui-ci avait invité Stéphane Lupasco, Aimé Michel, Olivier Costa de Beauregard, Gilbert Durand, Raymond Abellio (et aussi René Girard, cf. Apocalypse molle, p. 310) à s’y exprimer en quinze pages chacun. Begbeider explique en introduction les raisons du choix de ces « cinq beaux et grand esprits » et du titre du numéro « Pensées hors du rond », ce qui lui donne l’occasion de résumer l’atmosphère intellectuelle contemporaine. Plus de trente ans plus tard, son diagnostic demeure tout aussi valide. Voici ce qu’il écrit : « D’une part (…), chacun d’eux [les cinq auteurs choisis], à sa façon propre, tend à restituer au monde, à la vie, à l’homme, etc., un sens. Or (…) voilà qui serait excommunié, sur le forum, depuis tout particulièrement un demi-siècle, en France au premier chef. Avec la première génération – celle, disons, de Sartre et Camus –, le “sens” s’est amaigri, s’est réduit à de la subjectivité, c’est-à-dire à n’être guère que ce que le sujet, rien que de et par soi-même, imprime à du neutre ou de l’absurde extérieurs. Avec la seconde génération – celle, disons de Beckett et de Michel Foucault –, il n’y a plus, tout simplement, de sens – ce qui rend aussi valeureux que tout arbitraires les “engagements” éventuels. D’autre part, ces créateurs, dont il est inutile de dire la qualité, sinon le génie, (…) ont occupé ou occupent encore, dans l’opinion – majoritairement à leur image –, le centre, tandis que les “porteurs de sens objectif” – comme ceux auxquels j’ai recouru pour ce numéro (…) se verraient repoussés, jusqu’à maintenant, plus ou moins, vers la marge. (…) [I]ls se trouvent, jusqu’à présent, dans la curieuse situation d’être mis comme “hors du rond”, un rond devenu ronron. Alors qu’à mon avis (…) ce sont eux qui devraient se trouver au centre, être au milieu du rond, ne serait-ce que parce que ce que j’appelle leur sens objectif a la capacité de remplir ce vide ballant, qui sert de tête, désespérée ou narcissique, à tant de nos contemporains. Ces cinq déchiffreurs du cosmos, pour moi, ne sont pas seulement de très admirables doctes, mais des docteurs, du corps comme de l’âme, dont notre société déboussolée (…) a le plus grand besoin, pour retrouver et fonder (…) des valeurs, qui non seulement ne soient pas rases mais ne soient pas affectées, comme tant de revenez-y “spirituels” à cette heure, de contrefaçon, de facilité et/ou de sectarisme. »
  10. Ce qu’il exprime ailleurs de manière plus lapidaire : « On ne pense que sa pensée » (Apocalypse molle, p. 300). De prime abord cette affirmation semble un truisme mais il faut se méfier des truismes d’Aimé Michel. Celui-ci ouvre sur deux horizons présents partout dans ses écrits : La pensée humaine est une forme de transition entre une pensée infrahumaine (animale) et une pensée suprahumaine. « Le chimpanzé ne peut pas penser la table des logarithmes. Et ce que vous appelez “homme” ne peut penser ce qui ne lui est pas pensable. » Objection : « Comment savez-vous qu’il existe du non pensable ? ». Réponse : cent exemples le montrent ; il y a le « je ne sais quoi » (appelé électron, photon, etc.) que calcule le physicien mais « qu’il ne peut concevoir », et puis il y a ce qu’il ne peut « ni imaginer ni calculer », par exemple le lien entre une couleur et une longueur d’onde. On saura penser cela un jour mais en changeant de nature, en dépassant l’homme. La conscience est irréductible au temps et à l’espace. « Descartes constate qu’on ne manipule avec l’instrument appelé raison que ce qui se peut rapporter au temps et à l’espace. Le rouge et le bleu, les sensations, le subjectif, rien de cela ne se rapporte au temps et à l’espace. Alors, out. Bazardé à l’entité appelée “âme”, abandonné aux théologiens et autres rigolos. Exception : les nombres, qui comme le rouge et le bleu, n’existent que dans l’“âme”. Mais dans l’ “âme”, il n’y a rien à compter. Sans le temps et l’espace, pas de nombre. » (p. 301).
  11. Cette citation de Genèse 1, 26 sert également d’exergue à la chronique n° 381. On connait le mot ironique de Voltaire « Si dieu nous a faits à son image, nous le lui avons bien rendu » (Le Sottisier). S’il invite à ne pas exagérer cette ressemblance, il ne faut pas non plus l’amoindrir. « Nous sommes semblables au Créateur en ce que, comme lui, nous sommes Pensée, Esprit » (n° 354, L’homme n’est pas le produit d`un bricolage – Les sciences et la Genèse – 8 ; repris à la fin des n° 295, « À notre image et ressemblance… » – Objections à François Jacob (suite), et n° 357, Dans l’histoire de la vie, le secret d’un plan – La genèse et les sciences – 11).