Lettre d’un lecteur : « Dans l’un de vos récents articles, j’ai lu avec un certain étonnement que les animaux auraient une certaine conscience, une connaissance d’eux-mêmes1. Je croyais que c’était là le propre de l’Homo sapiens sapiens “ l’homme qui sait, et le sait ”, l’homme témoin de lui-même, ayant une relation consciente avec lui-même et avec son milieu. Pourriez-vous, dans un prochain article »… etc. (M. G. Clément, à Domérat).
Merci, M. Clément, de poser cette importante question.
1/ Si le « Times », le « Spiegel », ou le « Washington Post » recevaient une telle lettre et la publiaient, ils provoqueraient, par retour du courrier, un flot de protestations, car tous les peuples du Nord sont intimement convaincus que tout ce qui vit est plus ou moins conscient. C’est une conviction culturelle spontanée, antérieure à toute démonstration, et que le voyageur venu du Sud découvre au premier contact, non sans culpabilité.
Si les Anglais ont une certaine tendance à penser que les Français, Italiens, Chinois, Arabes, etc. ont en commun quelque chose de pas très sympathique, que les intéressés eux-mêmes ne discernent pas, c’est peut-être d’abord une certaine insensibilité à l’égard des bêtes. Les Anglais – et tous les peuples du Nord – ressentent obscurément devant cette insensibilité (relative) la même impression de recul que nous éprouvons quand nous croyons percevoir chez certains peuples l’arrière-pensée que la femme est un être inférieur, respectable, certes, mais à condition d’être tenu sous clé, irresponsable, et vaguement impur2. Il y a là un fait aussi profond qu’indéfinissable, peut-être la vraie source du racisme.
Le racisme n’est pas fondé sur la race au sens populaire, comme on peut le constater par la fréquentation des peuples indo-européens de confession islamique (Iraniens), ou, au contraire, sémites de confession chrétienne (Libanais). L’Européen, débarqué la veille dans une foule musulmane, échappe rarement à une panique sourde, inexplicable, vaguement coupable, et qui s’évanouit aussi inexplicablement quand il voit, par exemple en Tunisie ou en Égypte, des couples se promener la main dans la main3. Ce geste si simple, mais qui en dit si long, le convertit à l’amitié et à la confiance plus vite et plus radicalement que toute démonstration.
Ce n’est pas pareil ? Le lecteur pense avec indignation que je fais un parallèle scandaleux entre le sexe féminin et le monde animal ?
Je l’avoue, si l’on veut aller, sur le point dont je parle, aux sources du racisme, je tiens que l’on doit examiner avec sang-froid et humilité ce parallèle scandaleux. Subsidiairement, j’indique un truc infaillible pour se faire admettre de plain-pied en un temps record comme un être humain digne de ce nom par le plus dédaigneux des Lords et connaître le type d’amitié le plus subtil et le plus profond qu’ait élaboré une vieille culture, l’amitié anglaise : commencez par séduire le chien du Lord dédaigneux, son perroquet, son pet, mot intraduisible.
J’ai souvent parlé dans mes textes en anglais4 de ma vieille chatte Grisonne (20 ans aux dernières cerises), et mes visiteurs n’en reviennent pas de pouvoir la contempler de leurs yeux (Grisonne, really !) avec une déférence qui ne demande plus qu’à rejaillir sur moi, le douteux Frenchie, aux mœurs intimes probablement abominables, telles que de tremper une tartine beurrée dans la tasse de thé.
2/ Venons-en à des considérations moins subjectives : d’où les peuples du Nord tiennent-ils que les bêtes partagent avec nous les plus respectables des sentiments : l’amour, la honte, la fidélité, la loyauté, la douleur morale ? Évidemment pas d’une connaissance scientifique. La conviction intime, par sympathie, a précédé la connaissance scientifique. C’est spontanément que Nietzsche (anecdote fameuse) prit un jour dans ses bras, en pleurant, la tête d’un vieux cheval agonisant sous les coups5.
Mais l’expérience scientifique a retrouvé chez les bêtes (chez les animaux supérieurs comme le cheval ou le chien, mais aussi chez la pieuvre, un mollusque) tous les signes physiques de ces sentiments6. Voyez les livres admirables de Lorenz sur les oies, les canards, les chiens, les chats…
Si l’on doute que ces signes aient le même sens chez l’animal et chez l’homme, alors il n’en reste non plus aucune preuve sensible chez vous, ni chez moi, et je peux vous torturer en toute quiétude puisque je ne ressens rien physiquement du mal que je vous fais7.
Dans les grands troupeaux de moutons errant librement, par exemple en Australie, l’agneau qui a perdu sa mère se laisse mourir, voire tuer, là où il l’a vue pour la dernière fois, alors que d’autres brebis essaient de l’adopter et de le ramener avec elles dans le troupeau qui s’éloigne. Toute littérature et tout anthropomorphisme sont ici déplacés.
L’amour de l’agneau pour sa mère est psychologiquement différent du nôtre, comme est le vôtre aussi du mien, d’ailleurs ; lisez les souvenirs d’enfance de Loti et d’Anatole France. Mais les signes observables montrent qu’il est aussi passionné, déchirant, désespéré. Une étude plus approfondie de ses manifestations physiologiques montre qu’elles sont identiques sous le rapport de la douleur et de l’intensité, mesurables au polygraphe et autrement.
3/ « L’homme sait qu’il sait » (Teilhard, Huxley)8. Oui, certes, quoique ce ne soit pas le sens de « Homo sapiens sapiens ». Le deuxième sapiens indique seulement que dans la classification des Homo, puis des Homos sapiens, l’Homo sapiens sapiens est une certaine variété de l’espèce, la nôtre, la seule qui ait survécu. De même, la famille des Corvidés s’appelle Corvus, correspondant à Homo, la Corneille Mantelée s’appelle Corvus corone, et la Corneille Noire Corvus corone corone. Parmi les Oriolidés, notre loriot d’Europe s’appelle Oriolus oriolus etc. Sapiens sapiens ne signifie pas que l’homme est, entre tous les autres, « l’animal qui sait, et sachant qu’il sait ».
L’observation attentive des animaux montre que beaucoup, ne fût-ce que brièvement, savent qu’ils savent. Mais il faut beaucoup de patience et d’amour pour le remarquer9. Les singes à qui l’on apprend le langage gesticulé des sourds-muets font la distinction entre « je » et leur nom à la troisième personne, comme nos enfants dès la deuxième année. Et pourtant, ce langage n’est pas le leur, ils ne l’acquièrent que pour communiquer avec l’homme, si différent.
4/ La mère gorille sauvage, qui soigne dans la forêt son enfant malade sait reconnaître qu’il vient de mourir, immense mystère. Rendu inerte par la poliomyélite, elle le bichonne jusqu’au dernier moment, ramenant ses petits bras paralysés contre son corps. Puis il meurt, c’est-à-dire qu’il cesse de respirer. Alors, d’abord prostrée, elle s’en va, mais en l’emportant comme un objet ou un souvenir, dont on ne se décide pas à se séparer, en le traînant par un bras, comme sachant que ce n’est plus lui. Que ce n’est plus une personne. Il faut, je crois, beaucoup d’indifférence pour refuser alors de croire que ce qu’on voit n’est pas la douleur consciente de toute mère humaine ayant perdu son enfant.
Dans la vallée où j’habite, l’autre versant est une muraille rocheuse où nichent quelques familles de Grands Corbeaux (Corvus corax), l’un des plus splendides de nos oiseaux, sans doute aussi le plus troublant (quoique le geai, la pie, le pic-vert…). Pendant la saison touristique, le Grand Corbeau se fait peu remarquer. Puis le paysage est rendu à ses autochtones, et l’on découvre (si l’on y prête attention) que chaque Grand Corbeau connaît personnellement chacun de ces autochtones et l’endroit où il habite.
Si je vais m’asseoir dans un pré où je n’ai pas l’habitude d’aller (mais où d’autres que moi se promènent habituellement), il ne se passe généralement pas une heure que l’un d’eux, traversant les précipices de la vallée, vienne reconnaître l’intrus. Il passe d’abord au large, disparaît, puis revient, et, me trouvant toujours là, se met à tourner à distance en me huant avec indignation. Si je persiste dans mon occupation indue de ce domaine qui n’est pas le mien, il retraverse la vallée et revient bientôt, accompagné de quelques copains, et toute la bande m’invective copieusement, toujours tournoyant au large. Si je m’obstine, ils finissent par s’en aller, non sans commenter entre eux, avec des cris plus apaisés, mon attitude indigne.
J’interprète abusivement ? Peut-être. Mais mon intime conviction comme disent les juges, est qu’il n’en est rien, et je pourrais citer maints autres comportements à l’appui de ma conviction.
Par exemple, si je vais me promener dans mon domaine habituel, il arrive souvent que l’un d’eux, venant comme pour vérifier, tourne deux ou trois fois au-dessus de ma tête, puis s’en aille en émettant un petit croassement paisible accompagné de quelques cabrioles, selon moi amicales. Que ne suis-je aussi savant qu’un Grand Corbeau ! Que ne puis-je comprendre le discours tenu par l’éclaireur lorsqu’il va expliquer mon indignité à ses copains, sur l’autre versant, et les rameuter pour me faire la leçon ! Je donnerais pour cela bien des discours de France-Culture…10
5/ On me fait souvent remarquer le silence des Évangiles sur les animaux. Il est vrai que l’époque désespérée des Béatitudes n’aurait rien compris à un prêche sur l’âme des bêtes.
Les bêtes, vraiment, quand les hommes s’apprêtaient à mettre en croix le Fils de l’Homme ! Pourtant, Jésus n’aurait-il pu dire un mot sur l’universalité de l’amour et de la douleur, ne fût-ce qu’un signe aux temps futurs qui maintenant s’interrogent ?
Mais d’abord nous sommes avertis : « Le monde ne saurait contenir assez de livres pour rapporter tout ce qu’il a dit »11. Et il y a d’autres raisons, plus profondes. À toutes les questions sur la nature du Royaume, la réponse est une métaphore évolutive : le levain qui lève, la graine qui germe… L’Évangile éternel, c’est le cinquième12, celui qui, jusqu’à la fin des temps, lèvera et germera sur la poussière des siècles. Et c’est un fait que la compréhension du monde animal est apparue parmi les hommes de la Chrétienté, là précisément, comme la libération des esclaves, comme le souci de la nature, comme la science, comme l’enfantement et l’accélération de l’Histoire. Nous qui nommons le Hasard Providence, son vrai nom, dirons-nous que c’est un effet du hasard ?
Enfin, j’avancerai (bien conscient qu’il ne m’appartient pas d’approfondir de telles réflexions si sacrées, si vastes et obscures) que, peut-être, il a été laissé à l’humanité rachetée de racheter la terre où elle est née, et dont la destinée repose entre ses mains.
Il viendra, je crois, le jour annoncé par les prophètes et par Virgile dans sa mystérieuse IVe églogue, le temps où l’homme ne tuera plus, même les animaux13. Si j’étais assez savant pour parler aux oiseaux, c’est ce que je dirais à mon Grand Corbeau quand il vient me saluer d’une amicale cabriole, sachant que je sais.
Souvent, me rappelant la promesse que « toute larme sera séchée »14, mon cœur se serre à la pensée que la Nature innocente a peur de nous, qu’elle doute de son Souverain, qu’elle souffre de notre indifférence et de notre cruauté, et j’ai envie de dire à mes frères humains, avec Virgile : « Commence, petit enfant, à reconnaître ta mère à son sourire ». Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem15.
Aimé MICHEL
Bibliographie : en français, les livres de Konrad Lorenz existent en format poche. Recommandé : Le Modèle Animal (Paris), du Professeur Rémy Chauvin et de son épouse Bernadette, respectivement, spécialistes des insectes sociaux et des oiseaux16.
Chronique n° 406 parue dans France Catholique –N° 2023 – 4 octobre 1985
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 11 décembre 2017
Animaux dans l’Evangile
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 11 décembre 2017
- La précédente chronique où ce sujet est traité est la n° 370 publiée dans F. C. le 21 janvier 1983. Aimé Michel y écrit que « La conscience de soi est apparue au plus tard sur terre vers la fin de l’ère secondaire, avec les premiers mammifères et oiseaux ». Mais cet article date à l’époque de plus de deux ans et demi ce qui est sans doute beaucoup pour une chronique « récente ». Il se pourrait donc que la chronique à laquelle se réfère le lecteur, publiée en 1984 ou 1985, ait échappé à mon attention.
- En conclusion de son étude sur La douleur des bêtes. La polémique sur la vivisection au XIXe siècle en France (Presses Universitaires de Rennes, 2013), l’historien Jean-Yves Bory remarque que « La France est un pays défavorable aux animaux. Certes ceux-ci sont maltraités dans tous les pays du monde mais la France cumule des particularités qui vont dans ce sens : théorie de l’animal-machine, paradigme de la vivisection, passion pour la chasse traduite en force politique, possession immodérée d’animaux domestiques assimilée à de l’amour, expérimentation animale sur-développée… » (p. 267). Éric Baratay, professeur à l’université Jean Moulin Lyon 3, est plus nuancé. Dans son article « Le Christianisme et l’Animal : Une histoire difficile » (Ecozona, 2 : 120-138, 2011 ; https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00659716), il remarque, citant Thomas Keith et Erica Fudge, que l’Angleterre des XVIe-XVIIe siècle est célèbre pour sa cruauté envers les bêtes. Le changement de sensibilité débute au XVIIIe siècle dans la bourgeoisie citadine anglaise chez les membres de groupes protestants minoritaires. Ces puritains, quakers, évangélistes, etc., souvent en rupture avec les conceptions dominantes, retrouvent dans l’Ancien Testament les versets favorables aux bêtes et, en s’appuyant sur les philosophies sensualistes nées à la fin du XVIIe, soutiennent que la souffrance est partagée par tous les êtres vivants et que les animaux ont une âme et survivent à la mort. À la fin du XIXe siècle, ces idées influencent une minorité de clercs et surtout de fidèles catholiques hors d’Angleterre. En Belgique, en Suisse, en Italie, mais pas en France ni en Espagne, les évêques appellent à fonder une éthique globale pour tous les vivants. Paul VI et Jean-Paul II prennent position en faveur de la protection animale mais, estime E. Baratay, restent « sur le terrain de la morale et de la pratique, sans (encore ?) remettre en cause l’édifice théologico-philosophique affirmant la singularité, la suprématie et le droit de l’homme, à la différence des protestants ». Cette remise en cause devient plus apparente dans l’encyclique Laudato sì, où le pape François dénonce une fausse interprétation de l’anthropocentrisme qu’il qualifie de « despotique » (n° 68) puis de « déviant » (n° 69) (voir par exemple l’homélie du père Culat, http://meshomelies.blogspot.fr/2015/10/les-animaux-dans-lencyclique-du-pape.html) Cette insensibilité séculaire à l’égard des bêtes me paraît corrélée à la précarité et à la dureté de la condition humaine au cours des siècles passés. Toute cette période est caractérisée par une forte et permanente mortalité infantile et de fréquentes disettes, famines et épidémies, créant une mentalité qui échappe largement à notre imagination et même à nos connaissances actuelles (voir note 5 de la chronique n° 423). Ce n’est pas un hasard si la préoccupation au sort des animaux apparait dans l’histoire avec les premières améliorations économiques dues aux progrès scientifiques et techniques, dans des milieux privilégiés travaillés par les exigences évangéliques.
- Aimé Michel parle ici d’expérience. En effet, il a travaillé à Radio-Tunis, au moins en 1958. Il était alors « rédacteur scientifique des émissions D.O.M.-P.O.M. » et ce jusqu’au 1er octobre 1963, date à laquelle il fut affecté aux « Services de la Recherche et de la Formation Professionnelle pour procéder à différentes recherches portant notamment sur “les motivations et la psychologie des journaux parlé et télévisé”. » (selon une note du Directeur Général de la Radiodiffusion Télévision Française datée du 20 septembre 1963). (J’ignore ce que signifiait l’acronyme P.O.M. en 1963 ; depuis 2015, il signifie « pays d’outre-mer » et désigne la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie.)
- Il est notamment question de Grisonne dans les articles et lettres à l’Éditeur publiés dans le périodique britannique Flying Saucer Review, par exemple The Grisonne paradox (FSR, vol. 22, n° 1, 1976). Quelques mois plus tard, dans son article de La liberté de l’esprit paru en juin 1986 (voir notes 6 et 9 de la chronique n° 384, Ce que l’oiseau siffle, l’homme est capable de le dire), il dialogue avec sa chatte et lui expose des idées qui la font bâiller, elle « qui croit que l’homme est un gros chat à qui ne manque que la parole ». L’article est suivi d’un post-scriptum : « Entre-temps ma chatte est morte, évacuant le Grand Machin avec une dignité plus qu’humaine. Elle m’attend au Paradis des Chats, où ne sont ni 0 ni 1. »
- En fait, c’est à cette occasion que Nietzsche a basculé dans la folie– ou du moins, parce qu’il n’a jamais été établi qu’il est devenu fou, au sens usuel et médical du terme – c’est après cet incident qu’il a cessé à tout jamais de communiquer avec les autres humains. L’histoire est fameuse. Nietzsche voit dans les rues un vieux cheval que l’on roue de coups. Alors il pose sa tête contre celle de l’animal et éclate en sanglots. C’est terminé. Le philosophe, à partir de cet instant, va se renfermer dans le silence. [Note de Bertrand Méheust] Cet épisode célèbre a eu lieu à Turin, où Nietzsche résidait depuis septembre 1888. C’est là qu’il a écrit, à 45 ans, Ecce homo et terminé L’Antéchrist. Seule la rumeur a conservé les détails de ce qui s’est passé ce matin-là, 3 janvier 1889, sur la place Carlo Alberto. Quand Nietzsche est tombé, un petit attroupement s’est formé et son logeur de la via Carlo Alberto l’a ramené à l’auberge… Le psychologue Eric Vartzbed, chercheur au Fonds National de Recherche Suisse, attribue la soudaine folie de Nietzche à la syphilis. Cette maladie contagieuse, dont on connait l’origine bactérienne depuis 1905 et qu’on soigne depuis la découverte des antibiotiques, a été introduite en Europe par les marins de Christophe Colomb (bien qu’une forme bénigne existât auparavant). Dans un article bien documenté (https://www.cairn.info/revue-psychotherapies-2005-1-page-21.htm) Vartzbed écrit : « Faute d’une analyse de sang et du liquide céphalo-rachidien, le diagnostic de démence paralytique d’origine syphilitique n’est pas absolument certain. À l’époque de Nietzsche, ces examens n’existaient pas. Un doute minime demeure donc quant au diagnostic (que néanmoins, très peu de spécialistes contestent). Dans le cas de Nietzsche, même s’il est quasiment certain qu’il s’agit d’une infection syphilitique, un petit point d’interrogation demeure. » D’après les données biographiques rassemblées par Thomas Mann (Les Maîtres, Grasset, Paris, 1979 ; l’original est de 1947) Nietzche aurait contracté la maladie dans un bordel à Cologne en 1866 à l’âge de vingt-deux ans. Cette visite aurait provoqué « une angoisse intense, des remords paralysants, une culpabilité ravageante » qui joint à d’autres évènements (il n’a pas connu son père) et traits de caractères font que le philosophe a vécu par la suite « au bord du gouffre (…) toujours à deux doigts de se laisser submerger par la lassitude de vivre, la fatigue, le dégoût, le désespoir. »
- Certaines guêpes parasites pondent leurs œufs dans des chenilles, chaque œuf polyembryonnaire pouvant produire jusqu’à 500 individus qui se développent aux dépens de l’hôte. « Les chenilles s’agitent et se tortillent, non (du moins le pense-t-on) de douleur, mais simplement en raison de la perturbation provoquée par des milliers de larves de guêpes occupées à festoyer » (S. J. Gould : Quand les poules auront des dents, trad. par M.-F. de Paloméra, Fayard, Paris, 1984, p. 37). Lors d’une de nos conversations j’avais cité ce passage en niant à mon tour que cette agitation puisse être interprétée comme l’indice d’une souffrance de la chenille. « N’en doutez pas ! » me dit-il d’un ton sans réplique accompagné d’un regard sévère.
- Ce point est discuté dans la chronique n° 10, Le coup de pied de Malebranche – « Cela crie, mais cela ne sent pas ». Aimé Michel y rapporte la conversation qu’il a eue à ce sujet avec Konrad Lorenz, dans son laboratoire de l’Institut Max Planck à Seeviesen près de Munich. Voici en substance ce que lui dit le célèbre éthologiste : « Et toi, pauvre homme bourré de syllogismes, quelles preuves me donneras-tu de ta douleur si je te frappe ? Tes cris ? Et pourquoi les tiens exprimeraient-ils quelque chose, et ceux de ta chienne, rien ? Tes protestations, ton éloquence à me convaincre que tu souffres ? Alors, accorde au Chinois qui ne comprend rien à tes protestations le droit de te traiter toi-même comme un chien. » La conclusion de cette chronique ouvre, comme souvent, sur des perspectives insondables : « S’il existe dans cet univers mystérieux quelque chose de spécifique appelé douleur, nous n’en avons pas, si l’on peut dire, le privilège. Ce quelque chose est aux sources même de l’être. Et notre douleur à nous n’en est qu’un fugitif écho. » Comme je l’ai signalé alors cette douleur des bêtes et des hommes est à l’arrière-plan de tous ses écrits sur la nature de l’Univers où nous sommes.
- Cette même citation et son attribution à Teilhard et Huxley se trouve aussi au début de la chronique n° 363, Pourquoi la nature rêve-t-elle d’une grosse tête ? et je l’ai commentée en note 1 de cette chronique.
- Cette brève remarque « il faut beaucoup de patience et d’amour pour le remarquer » ne renvoie-t-elle pas aux commentaires sur l’epignôsis et la pistis de la chronique n° 420, Cet univers où nous passons – Apprendre à reconnaitre la délivrance du mal ? J’ai ajouté quelques explications à ce propos la semaine dernière en marge de la chronique n° 423. J’y reviens ici parce que cet emploi du mot « amour » dans un contexte essentiellement scientifique éclaire ce qu’Aimé Michel voulait dire dans le contexte religieux de la chronique n° 420, à savoir que la science véritable (la vraie connaissance, epignôsis) culmine dans un amour du réel qui repose sur une foi en lui (pistis). La définition du mot « amour » par le dictionnaire Robert comme « disposition favorable de l’affectivité et de la volonté à l’égard de ce qui est senti ou reconnu comme bon, diversifiée selon l’objet qui l’inspire » s’accorde fort bien avec cette conception. Il est vrai que dans le domaine scientifique, on est peu enclin à utiliser le mot « amour » pour qualifier la démarche des scientifiques. On les voit le plus souvent comme des personnes froides, distanciées, et eux-mêmes ne rechignent pas à se présenter de la sorte. Mais cette froide maitrise de soi ne doit pas occulter les multiples composantes affectives qui soutiennent (ou embarrassent) le scientifique dans sa quête. On reconnaitra plus volontiers cet amour de la nature chez un naturaliste comme Karl von Frisch par exemple (voir son portrait par P.-P. Grassé en note 3 de la chronique n° 381, Cet animal qui s’est mis à parler) que chez un physicien, mais il est également présent sous des formes diverses dans toutes les disciplines avec des intensités variables selon les individus. Arthur Koestler, dans son livre Le cri d’Archimède, a finement étudié ces différentes facettes des hommes de sciences. Au chapitre XI, « Science et émotion », il écrit : « Chez tous les “nobles esprits” de Nicolas de Cuse à Einstein, nous trouvons ce pieux émerveillement, ces extases intellectuelles qui sont très proches du sentiment religieux. Même ceux qui s’en défendaient firent d’un acte de foi le fondement de leurs labeurs : ils crurent qu’il existe une harmonie des sphères – que l’univers, loin d’être absurde, obéit à des lois cachées que l’on découvrira, que l’on formulera un jour. » Koestler cite à l’appui de son propos le banquier, ingénieur, philosophe écossais L. L. Whyte : « Le mystique croit en un Dieu inconnu ; le penseur, le savant en un ordre inconnu ; il est difficile de dire lequel surpasse l’autre en dévotion non rationnelle ».
- L’intime conviction d’Aimé Michel quant aux éminentes aptitudes des corvidés est en passe d’être vérifiée expérimentalement. Ces oiseaux ont de tout temps été réputés pour leur intelligence. De nombreux travaux des dernières décennies sont venus conforter cette réputation. La pie se reconnait dans un miroir (voir note 5 de la chronique n° 164, La matière et l’esprit). Le corbeau peut fabriquer un crochet et l’utiliser (https://www.youtube.com/watch?v=NZObeCso_fU). Il aime s’amuser, faire de la luge par exemple (https://www.youtube.com/watch?v=dR0Ptvpw66E&feature=youtu.be). Nicky Clayton de l’université de Californie et Anthony Dickinson de l’université de Cambridge ont montré que le geai buissonnier se comporte différemment selon qu’il est observé ou non par un congénère (Nature, 395 : 272-274, 1998), ce qui indique la présence chez cet oiseau d’une « théorie de l’esprit » (le nom technique de l’aptitude à se mettre à la place de quelqu’un d’autre). Alex Taylor de l’université d’Auckland a montré qu’un corbeau peut non seulement utiliser des outils mais aussi enchainer huit actions dans le bon ordre pour atteindre son objectif (https://www.youtube.com/watch?v=AVaITA7eBZE&feature=youtu.be). Dans un article récent faisant le point des connaissances scientifiques sur la cognition des corvidés, ce dernier chercheur montre que bien des performances dont on croyait seuls capables les humains et les grands singes se révèlent accessibles à certains corvidés (Taylor, A., « Corvid Cognition », WIREs Cogn. Sci. 5: 361-372, 2014). Les corvidés et les primates, qui sont séparés par 300 millions d’années d’évolution, sont capables de résoudre des tâches similaires. Toutefois, on n’a pas encore pu montrer qu’un corvidé pouvait s’imaginer lui-même dans le passé ou le futur comme le fait un humain. On ne sait pas non plus si les corvidés ont des comportements similaires aux grands singes parce qu’ils pensent de la même façon ou parce que des mécanismes différents produisent la même réponse comportementale. Autrement dit, la convergence comportementale observée n’est pas une preuve de convergence cognitive. Corvidés et primates manifestent-ils une telle convergence cognitive, ont-ils la même forme d’intelligence ? Pour le savoir il va falloir faire de nouvelles expériences, non plus pour voir s’ils réussissent à résoudre les mêmes problèmes mais s’ils commettent les mêmes erreurs et se heurtent aux mêmes limites. D’autres questions se posent : peut-on parler de processus mentaux ? Si oui, peut-on, dans certains cas, qualifier ces processus de rationnels ? Voilà les questions auxquelles les chercheurs vont tenter de répondre et qui laissent prévoir des développements passionnants dans les prochaines décennies (voir aussi à ce propos la chronique n° 152, L’araignée au plafond – Où l’instinct finit-il et où l’intelligence commence-t-elle ?) Un autre résultat inattendu concernant les corvidés a été obtenu l’an dernier (PNAS, 113 : 7255-7260, 2016) par des chercheurs de l’université Charles de Prague et de l’université de Vienne en collaboration avec Suzana Herculano-Houzel. Ils ont compté le nombre de neurones de diverses régions du cerveau de 28 espèces d’oiseaux (13 Passeriformes dont 6 corvidés, 11 Psittaciformes c’est-à-dire des perroquets, et 4 autres espèces représentant d’autres familles : hibou, pigeon, poule, émeu). Ils ont montré que la densité de neurones (leur nombre par unité de volume) chez les corvidés et les perroquets est en moyenne deux fois plus grande que chez les mammifères. Par exemple, un roitelet est 9 fois plus léger qu’une souris mais possède 2,3 fois plus de neurones cérébraux qu’elle. De plus, la proportion des neurones du cortex cérébral (ou pallium) est beaucoup plus grande chez les premiers que chez les seconds, si bien que le nombre de neurones du cerveau antérieur (télencéphale) des corvidés et perroquets à gros cerveaux est aussi grand ou plus grand que celui de primates dont le cerveau est beaucoup plus gros. Les « cervelles d’oiseau » ne méritent donc pas le dédain dans lequel les tenait la sagesse populaire et on commence à mieux comprendre les performances de certains oiseaux. Comme on le voit, il n’est nul besoin d’aller sur de lointaines exoplanètes pour trouver et étudier des êtres intelligents très différents de nous. Les oiseaux, en particulier les corvidés et les perroquets, ont beaucoup à nous apprendre sur l’intelligence et les moyens d’y parvenir.
- Jean 21, 25. Ce sont les derniers mots de cet évangile. On peut aussi invoquer sur ce silence des Évangiles, une réponse du Christ à une question embarrassante des Pharisiens sur un autre sujet : « Pourquoi donc, lui disent-ils, Moïse a-t-il prescrit de délivrer un acte de divorce et de répudier ? Il leur répond : C’est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes, mais au commencement il n’en fut pas ainsi. » (Matthieu, 19, 7-8 ; Marc, 10, 5). (Il est difficile d’échapper à ce « parallèle scandaleux entre le sexe féminin et le monde animal » évoqué par Aimé Michel au début de la chronique, au lien entre la condition animale et la condition féminine ; les deux doivent être envisagées dans une perspective évolutive globale comme l’indique A. Michel dans les phrases qui suivent et qui reviennent souvent sous sa plume).
- Comme on le verra la semaine prochaine, dans la chronique n° 409, Questions de bêtes mais point bêtes, parue deux mois plus tard, Aimé Michel se corrige : le cinquième Évangile c’est la Tradition (ce qui s’est pensé et fait depuis le début du christianisme), la science n’est donc que le sixième (c’est une boutade précise-t-il).
- Cette prophétie d’une nature pacifiée se trouve dans le Livre d’Isaïe, chap. 11, versets 6 à 8 (trad. chanoine Crampon) : Le loup habitera avec l’agneau, la panthère gîtera avec le chevreau ; veau, lion et bête à l’engrais seront ensemble, et un jeune enfant les conduira. La vache et l’ourse paîtront ensemble, leurs petits gîteront ensemble ; et le lion comme le bœuf mangera du fourrage. Le nourrisson jouera sur le trou de la vipère, et dans le repaire du basilic l’enfant à peine sevré mettra sa main. Ce beau poème appartient à la première partie du Livre qui recueille des prophéties faites « aux jours d’Osias, de Joatham, d’Achaz et d’Ézéchias, roi de Judas » (1, 1), c’est-à-dire vers la fin du VIIe siècle av. J.-C. Il offre un parallèle frappant avec la IVe Églogue (ou Bucolique) de Virgile (70 à 19 av. J.-C.) qui annonce la naissance d’un enfant divin et la venue d’un Âge d’Or. Cette églogue est le poème le plus célèbre de Virgile en raison sans doute de son caractère énigmatique. En voici quelques vers (traduction Henri Laignoux, https://mediterranees.net/litterature/virgile/bucoliques/laignoux4.html) : Un Enfant doit bientôt au jour ouvrir les yeux ; Souris, chaste Lucine, à sa venue au monde : L’Âge d’or va renaître et sur terre et sur l’onde ; Déjà règne Apollon, ton frère glorieux. (…) L’espoir luira de voir toute douleur éteinte, Et le monde sera délivré de la crainte. L’Enfant divin vivra l’existence des dieux ; Il verra les Héros converser avec eux ; Parmi les immortels lui-même aura sa place. (…) Les chèvres, sans berger, reviendront au bercail, La mamelle pendante. Sans crainte des lions, le long des champs herbeux Les grands troupeaux de bœufs Iront brouter les herbes odorantes ; Ton berceau s’ornera des fleurs les plus brillantes. Plus de poisons mortels ; plus de serpents affreux ; L’amome assyrien va germer en tous lieux. (…) Généreuse et féconde en ses métamorphoses, La Nature en tous lieux produira toutes choses. La bêche et la charrue épargneront les champs, La faucille les blés, la serpe les sarments. Libres du joug, les bœufs ne feront plus que paître. Cette églogue a donné lieu à bien des interprétations au cours des siècles. Saint Augustin a vu dans cet âge d’or une figure du règne du Christ et en Virgile un annonciateur inconscient de ce règne. Dante devait être du même avis qui a choisi Virgile comme guide aux Enfers. Mais une telle interprétation relève d’un « acte de foi qui échappe aux règles de la critique » comme l’écrit Gorges Radet, aussi les modernes ont-ils recherché une interprétation moins mystique. Certains ont naturellement pensé que Virgile avait été influencé par Isaïe, au moins indirectement et ont suggéré des voies de passage possibles de l’un à l’autre. Ce n’est pas l’avis de Jérôme Carcopino qui, dans son ouvrage Virgile et le mystère de la IVe Églogue (Artisan du Livre, 1930), préfère défendre une origine romaine. Sa thèse est que cette églogue d’inspiration néopythagoricienne a été écrite dans l’optimisme d’une période de paix (en 40 av. J.-C.), en réalité fort passagère, et que l’enfant « divin » n’était qu’un fils cadet mort en bas âge du consul Pollion auquel Virgile a dédié son poème. (On reconnaitra dans cette paix illusoire et cet enfant mort-né une tendance scientifique à réduire les élans mystiques à des réalités aussi terre-à-terre que possible !) Certains critiques approuvent comme Georges Radet (http://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1930_num_32_2_2575_t1_0157_0000_1) ; d’autres contestent, au moins en partie, non l’esprit mais le détail, comme Léon Hermann qui soutient que l’influence du poème est épicurienne et que l’enfant n’est pas forcément un fils de Pollion, mais qui acquiesce à l’influence de la Paix de Brindes (http://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_1930_num_9_2_6706_t1_0589_0000_2).
- Le verset d’Isaïe « Le Seigneur Yahweh essuiera les larmes sur tous les visages » (25, 8) est repris deux fois dans l’Apocalypse sous la forme : « Dieu essuiera toute larme de leurs yeux » (7, 17 ; 21, 4).
- Virgile encore, près de la fin de l’Églogue IV, vers 60.
- C’est encore le cas aujourd’hui : plusieurs des livres de Konrad Lorenz sont disponibles au format poche : Trois essais sur le comportement animal et humain (dans la collection Points au Seuil), L’agression, Les fondements de l’éthologie, L’envers du miroir (dans la collection Champs de Flammarion) et aussi le livre qui le rendit célèbre auprès du public, dès 1949 en Autriche (traduit en français seulement en 1968) Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les poissons (collection J’ai lu). Malgré tout, Lorenz semble aujourd’hui oublié du grand public. Quant au livre de R. Chauvin et B. Chauvin, Le modèle animal, Hachette, Paris, 1982, je n’y reviens pas car Aimé Michel en a déjà fait la recension dans la chronique n° 363, Pourquoi la nature rêve-t-elle d’une grosse tête ?