Affectivité homophile et désir homosexuel - France Catholique
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Affectivité homophile et désir homosexuel

Yves Floucat, philosophe thomiste, est un spécialiste de l'œuvre de Maritain et connaît bien celle de Julien Green. C'est notamment à ce dernier titre qu'il a lu attentivement le livre de Philippe Ariño et qu'il a souhaité apporter quelques précisions sur les termes employés et des observations sur le fond.
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J’ai lu le petit livre de Philippe Ariño qui, d’une manière générale, peut faire beaucoup de bien à ceux qui sont concernés au premier chef par le problème complexe dont il traite. Il comporte d’excellentes pages sur la nécessité de ne point s’évader dans le rêve aux dépens de la contrainte du réel, sur l’irréductibilité de la personne à ce qui est désigné à juste titre comme une « blessure ». Celle-ci, selon l’auteur — et je crois qu’il a raison, car Dieu, faisant feu de tout bois, peut appeler certains hommes à travers leurs limites —, ne saurait être un obstacle systématique au sacerdoce ou à la vie religieuse. Sans doute l’Église doit-elle demeurer très prudente en ce domaine (elle le fut exagérément à mon sens, et en des termes paradoxalement très flous, dans la Déclaration de la Congrégation pour l’éducation catholique de novembre 2005), mais il faut, je crois, laisser à l’appréciation des directeurs et supérieurs de séminaires ce qui se présente toujours sous des formes singulières incompressibles à une seule ligne de conduite. Le psychiatre Marcel Eck, qui avait connu « plus d’une personnalité religieuse de haute valeur chez qui l’affectivité homophile n’(avait) entraîné aucune perturbation intérieure ou extérieure », considérait qu’« il serait souverainement injuste d’écarter des Ordres des sujets de valeur spirituelle et intellectuelle pour la seule raison qu’ils appartiennent à la minorité homophile », « la façon dont ils peuvent contrôler leur tendance [important] plus que le sens de leur tendance ». Mais il s’agissait là — ce qui n’est pas toujours le cas — de personnalités « adultes et non immatures ». 1

Même si on peut ne point suivre Philippe Ariño dans tous les détours de son analyse, il s’en prend aussi avec raison aux ambiguïtés que recouvre le discours sur l’homophobie. Par ailleurs, son appel à un célibat laïc continent comme voie de sainteté (lorsque toute perspective de mariage est inenvisageable), réconfortera certains cœurs qui s’imaginent à tort que leur épreuve est dépourvue de sens ou qu’elle n’a pas d’issue. Son réel amour de l’Église et de sa grande sagesse, profond et juste, doit être aussi pleinement reçu et reconnu.

Il centre trop cependant, selon moi, sa réflexion sur le désir homosexuel comme si l’homophilie (terme préférable à celui d’homosexualité) était réductible à une forme de désir sexuel et non d’abord d’affectivité. Ce parti pris est identique à celui qui consiste à ne parler que du désir sexuel lorsqu’on traite de l’amour d’une manière générale. Une anthropologie intégrale — étran­gère aux influences délétères d’un discours psychanalytique foncièrement matérialiste et entretenu par certains « prêtres-psychanalystes » (ou « psychanalystes-prêtres ») doit au contraire faire droit à toutes les dimensions de l’affectivité. Or celle-ci est, chez l’homme, à la fois spirituelle et charnelle (le désir sexuel n’étant qu’une dimension de la sensibilité). Il est regrettable à cet égard que l’on ne s’intéresse plus aujourd’hui aux travaux du psychiatre catholique autrichien Rudolf Allers (1883-1963) remarqué en son temps par les Études carmélitaines et par Louis Jugnet. 2 Allers lisait bien plus saint Thomas d’Aquin que Freud dont il avait néanmoins suivi les cours, et il avait, dans cette mesure, une vision de l’homme autrement pertinente.

En tout cas, en raison de l’intérêt exclusif qu’il accorde au désir sexuel de la personne homophile (désir dont il démonte certains rouages — je pense par exemple à son insistance sur ce qu’il appelle « le fantasme du viol » – dans lesquels je ne suis pas sûr que tous se reconnaîtront), Philippe Ariño récuse tout véritable amour entre personnes de même sexe. En effet, même s’il est continent et sincère (et, il est vrai, les sincérités successives n’ont rien à voir avec l’authenticité objective d’un amour), cet amour comporterait comme tout amour — perspective horrifique ! — des sentiments et une sensibilité. On conçoit, dans ces conditions, que l’auteur ne comprenne pas le sens de l’expression médiévale d’« amour d’amitié ». Celle-ci ne procède pourtant pas, comme il le suggère, d’une confusion entre amour et amitié au sens où l’on entend couramment ces termes aujourd’hui. Elle se prend par opposition à l’amour de convoitise (au sens le plus large et pas seulement sexuel), pour désigner tout amour désintéressé (conjugal ou pas). Cet amour d’amitié peut donc comporter la continence, mais il n’exclut pas alors pour autant le sentiment et l’expression physique d’une tendresse. En ce sens, dire que « l’acte homosexuel ne se limite pas à la fornication ou au toucher : il s’étend aussi à la vue, au désir amoureux, aux sentiments, à la foi en l’amour homosexuel », peut être compris d’une manière injuste, inexacte et outrancière. Ce ne sont pas les joies du sentiment amoureux ni même l’admiration de la beauté physique que condamne l’Évangile (Dieu merci !), mais le désir de possession — et de possession exclusive — dont il s’accompagne fréquemment en raison des blessures consécutives au péché d’Adam et par lesquelles nous sommes tous, d’une manière ou d’une autre, plus ou moins marqués.

Philippe Ariño a-t-il lu les correspondances de Jacques Maritain avec Julien Green 3 ou Jean Cocteau ? Maritain concevait qu’un amour authentique (donc considéré indépendamment de la « sincérité » des protagonistes) entre deux personnes du même sexe et faisant droit à une vraie tendresse, est possible dès lors qu’il ne se dégrade pas en convoitise sexuelle et demeure continent. C’est ainsi que, fort de sa propre expérience du vœu de continence qu’il avait fait avec Raïssa quelques années après son mariage (selon une vocation très particulière mais qui s’est déjà manifestée à plusieurs reprises dans l’histoire de la sainteté), constatant combien leur amour en était ressorti mutuellement grandi, il conseillait à ses amis homophiles d’aspirer à la même voie de sainteté, ne cessant de rappeler que Dieu ne leur demande aucunement une amputation du cœur. Julien Green a eu ainsi, comme compagnon de vie, le journaliste et écrivain Robert de Saint-Jean ; or leur amour, très profond, est demeuré continent. Green écrit qu’il était « fou d’amour », mais que « le cœur l’emportait sur le désir », un désir dont il savait bien par ailleurs qu’il peut devenir le tombeau de l’amour 4

C’est ce que propose comme but (assurément au risque d’échecs, hélas ! toujours possibles) la Fraternité Aelred sur laquelle Philippe Ariño tient des propos pour le moins réservés. Elle a pris pourtant comme référence saint Aelred de Rievaulx (1110-1167) devenu moine cistercien et père abbé de son monastère après s’être détourné d’une pratique homosexuelle qu’il confesse en des textes très explicites. Auteur du plus beau traité qui soit sur l’amour d’amitié 5, il n’hésitait pas à exprimer auprès de certains de ses moines (qu’il autorisait à se parler en se tenant les mains) une affectivité non dépourvue de sensibilité et de gestes de tendresse. Selon lui, l’amour d’amitié « procède à la fois de la raison et d’un sentiment d’attirance quand la raison nous persuade d’aimer quelqu’un à cause du mérite de ses vertus et qu’en même temps cette personne s’insinue en nous par la douceur de son comportement et le charme de sa vie remarquable ; ainsi, la raison se joint au sentiment, en sorte que l’amour soit chaste grâce à la raison et plein de charme grâce au sentiment d’attirance ».

Aelred considérait sans doute que l’expression de la sensibilité dans l’amour est le meilleur remède contre une dérive sexuelle. Celle que l’on connaît aujourd’hui provient peut-être précisément de ce que l’on sexualise immédiatement toute affectivité (en vertu d’un matérialisme philosophique latent) et que l’on ne parvient pas à concevoir une affectivité sensible et tendrement témoignée, qui ne soit sexuellement traduite. Les médiévaux étaient peut-être fort subtils, mais je crois qu’ils n’avaient pas tort sur ce point. Sans le savoir, un Lacordaire également, indéniablement amoureux de Montalembert comme l’a montré avec finesse José Cabanis, a magnifiquement vécu ces choses dans une totale innocence et même dans l’ignorance de ce qu’il pouvait y avoir, dans son attachement, de composante sexuelle… Dans un ouvrage par ailleurs décevant, le P. Jean-Marie Gueullette note que « dans des cultures où les questions d’homosexualité sont moins présentes, et où les hommes ont accès plus simplement à ces manifestations de leur vie affective et de leur sensibilité, il y a moins de relations sexuelles entre hommes. Non pas parce qu’elles sont interdites par un système réactionnaire, mais parce que les hommes n’en ressentent pas le besoin. » 6 Philippe Ariño n’est pas loin de pressentir ces choses dans certains lieux de son ouvrage, mais il ne parvient pas encore à se le dire clairement et à le formuler avec précision. L’inclination homophile — je dis dans sa signification réelle que ne doit pas occulter la conduite de certains, dominés par leurs pulsions charnelles, — est d’abord une réalité affective et c’est pourquoi elle peut être au fondement d’un comportement dans lequel la continence se met au service d’un amour d’amitié qui, selon les âges et les circonstances, est susceptible de prendre la forme d’un amour paternel, filial ou fraternel. « L’amour en lui-même n’est pas coupable, ne peut pas l’être, écrivait Raïssa Maritain dans son Journal. (…) Celui qui sait éduire d’un amour humain un amour tout spirituel et désintéressé, bien que les racines de cet amour soient dans tout l’homme, son amour est pur de péché. Amour très rare. Et qui suppose que la place de Dieu est réservée au centre de l’âme, ou à la cîme de l’esprit ; et qui est comme un point d’appui que Dieu prend dans la nature humaine pour la transfigurer ». 7 Le choix n’est donc pas entre la continence sans amour et une pratique homosexuelle, celle-ci fût-elle exercée dans la fidélité d’un couple. Cette fidélité, lorsqu’elle existe — et elle existe parfois —, n’est assurément pas un bien par rapport auquel le mieux serait la continence dans une dissolution de tout lien d’amour. Mais elle est un moindre mal qui peut être précisément le point de départ d’un approfondissement de l’amour.

En ce qui concerne le « mariage gay », je ne suis pas certain qu’Ariño discerne complètement la révolution anthropologique que ce « mariage » — il s’y est déclaré hostile — représente dès lors qu’il entre dans la loi civile. Tout amour entre deux personnes ne saurait être socialement institutionnalisé comme un mariage, sinon pourquoi pas l’amour incestueux ou polygame ? Le cardinal Barbarin a tenu des propos courageux sur ce point et il est significatif que, depuis, on le condamne sans ménagement. Même si l’auteur a raison de dire que « les vrais drames et les vraies blessures, nous les verrons socialement sur la durée », je ne crois pas qu’un changement dans la législation soit en lui-même une « révolution d’opérette ». Ce bouleversement pose pour le moins le problème politique de savoir si une majorité peut, fût-ce légalement, renverser des lois non écrites qui transcendent toute loi du nombre. « Le Parlement n’est pas Dieu le Père », disait encore le cardinal Barbarin, décrivant ainsi toute l’ambiguïté de la démocratie lorsque, absolutisée, elle tourne au « démocratisme » et invitant par là même à un sérieux approfondissement de la critique de la culture démocratique.

Puisqu’il s’agit de culture, je relèverai enfin, pour le déplorer, que l’auteur défend l’existence d’une « culture homosexuelle » au sein d’une « communauté homosexuelle », et certes sans prétendre justifier les réalités auxquelles renvoient ces termes. Qu’entend-il par là ? Ces expressions comportent des relents communautaristes qui posent pour le moins question ! Croit-on qu’un Michel-Ange, un Léonard de Vinci ou, plus près de nous, un Julien Green, un Jean Cocteau, un Max Jacob (ou même un Gide, un Montherlant ou un Jouhandeau) se seraient considérés comme contribuant à une « culture homosexuelle » ? Pasolini, plus encore que Visconti, avait en horreur ce genre de considération. C’est que tous avaient trop, pour y aborder avec quelque faveur, le sens du mystère inviolable de leur subjectivité et de l’universalité de toute culture authentique.

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Photo : Julien Green.

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Livres d’Yves Floucat :

Julien Green et Jacques Maritain

http://www.librairietequi.com/A-1759-julien-green-et-jacques-maritain.aspx

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L´Etre et la mystique des saints

http://www.librairietequi.com/Recherche-yves-floucat.aspx#A-1507-L%C2%B4Etre-et-la-mystique-des-saints

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L´intime fécondité de l´intelligence

http://www.librairietequi.com/Recherche-yves-floucat.aspx#A-5982-L%C2%B4intime-f%C3%A9condit%C3%A9-de-l%C2%B4intelligence

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La vérité selon saint Thomas d´Aquin

http://www.librairietequi.com/Recherche-yves-floucat.aspx#A-46606-La-v%C3%A9rit%C3%A9-selon-saint-Thomas-d%C2%B4Aquin

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Liberté de l’amour et vérité de la loi

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Maritain ou le catholicisme intégral

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Métaphysique et religion

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Pour une philosophie chrétienne

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Pour une restauration du politique

  1. Marcel Eck, Sacerdoce et sexualité, Paris, Fayard, p. 84.
  2. Louis Jugnet, Rudolf Allers ou l’Anti-Freud, Paris, Cèdre, 1950, Réimpression en 2002 par les éditions Saint-Remi.
  3. Julien Green, Jeunes années, Autobio­graphie, Paris, Plon, 2011, p. 703.
  4. Voir mon petit livre Julien Green et Jacques Maritain. L’amour du vrai et la fidélité du cœur, Paris, Téqui, 1997, qui m’a valu la touchante reconnaissance de Julien Green et un témoignage encore plus bouleversant sur son immense dette vis-à-vis de Jacques Maritain.
    (5) Aelred de Rievaulx, L’Amitié spirituelle, « Vie monastique » n° 30, Abbaye de Bellefontaine, 1994, p. 56.
  5. Aelred de Rievaulx, L’Amitié spirituelle, « Vie monastique » n° 30, Abbaye de Bellefontaine, 1994, p. 56.
  6. J.-M. Gueulette, L’amitié, une épiphanie, Paris, Cerf, 2004, p. 47. Voir aussi p. 40 : « Les gestes et les sentiments liés à l’affection entre hommes se trouvent aujourd’hui pris entre deux impératifs contradictoires : d’un côté, une culture traditionnelle, qui, en Occident, impose à l’homme de ne pas manifester ses émotions, et, en particulier, de ne jamais manifester qu’il ressent de l’affection pour un autre homme ; de l’autre, une culture plus récente et plus normative encore, qui impose l’idée que le sommet de l’amour est dans la relation sexuelle.Toute attirance est éprouvée, en référence à ce principe, comme le signe d’un attrait d’ordre sexuel. C’est sans doute à cause de ce contexte que le dossier des manifestations affectives, et non sexuelles, entre hommes est peu exploré ».
  7. J. et R. Maritain, Œuvres complètes, vol. XV, p. 356 sq.