AVORTEMENT ET BIOLOGIE (*) - France Catholique
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Noël : Dieu fait homme
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AVORTEMENT ET BIOLOGIE (*)

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Dans la querelle de l’avortement 1, je remarque que les arguments avancés passent le plus souvent sous silence les effrayantes perspectives ouvertes par les progrès de la biologie. Chacun, le plus souvent, raisonne comme si l’on n’en savait pas plus qu’il y a cent ans, comme si le problème moral de la décision (je provoque, je ne provoque pas l’avortement) se posait en termes aussi vagues et généraux que du temps de Platon qui, dans sa République, prévoit l’infanticide pour tout nouveau-né irrécupérable par la société.

Rappelons d’abord quelques données de génétique.

On peut maintenant, par un simple examen du sang, déterminer le caryotype de tout individu, c’est-à-dire sa formule chromosomique, ou encore, si l’on préfère, son hérédité. Chaque individu possède sa formule chromosomique, qu’il garde depuis la formation de l’œuf dans le sein maternel jusqu’à sa mort. Et cette formule chromosomique est la même dans chacune des cellules de son corps. Il suffit donc de prélever un peu de sang au bout de votre doigt pour déterminer votre caryotype.

Un chromosome de plus ou de moins

La part de l’hérédité dans la formation de la personnalité est encore largement inconnue. Cependant, on en sait déjà assez pour n’avoir plus de doutes sur sa primordiale importance. Cela va très loin, jusqu’aux caractéristiques de l’intelligence (a). Certes, cela ne veut pas dire que le simple examen microphotographique d’une goutte de sang permet de déterminer le quotient intellectuel ! Il n’en est pas question. Il n’en est pas question pour l’instant, car si l’on sait que l’intelligence, entre autres innombrables traits de la personnalité, est en partie au moins et peut-être intégralement héréditaire, on n’est pas encore capable de la rattacher à tel ou tel profil génétique 2. Mais, du fait qu’il y a hérédité, on finira tôt ou tard par préciser ce lien.

Tenons-nous-en à ce que l’on sait (quoique le législateur doive prévoir ce que l’on risque de faire avec la loi qu’il promulgue).

En examinant le sang, on peut dire le sexe de l’individu à qui ce sang appartient : s’il y a deux chromosomes X, il s’agit d’une femme ; s’il y a un X et un Y, c’est un homme.

Pour des raisons inconnues, certains êtres humains héritent d’un chromosome X ou Y en plus ou en moins. La formule XXY produit ce qu’on appelle le syndrome de Klinefelter : l’individu a toutes les apparences d’un homme (il tient ces apparences des chromosomes X et Y), mais il est stérile (à cause des XX, caractéristiques de l’autre sexe).

Il y a aussi la formule XO : l’individu a toutes les apparences du sexe féminin (puisque l’Y est absent), mais est frappé de stérilité. C’est le syndrome de Turner. Je ne sais si l’on a trouvé des types YO. Mais examinons la dernière possibilité, celle du type XYY, dit « hyper-masculin » (on comprendra pourquoi en relisant ce qui précède). Le caryotype XYY est exceptionnellement fréquent chez les criminels invétérés, les délinquants, les individus violents, y compris certains fous furieux (b).

L’examen du caryotype sanguin permet aussi de déceler les mongoliens. Chez les mères de plus de quarante ans, un enfant sur cent est mongolien : en 1972, 14 000 mongoliens sont nés aux États-Unis. Tous, nous avons eu connaissance de quelques cas autour de nous. Mais de nombreuses autres anomalies génétiques peuvent être décelées par le seul examen du sang.
Venons-en maintenant au cœur du problème. Toutes ces connaissances, il y a quelques années encore, ne posaient aucun cas de conscience particulier. Certes, on pouvait déceler ces anomalies génétiques dès la naissance de l’enfant, à la clinique d’accouchement. Mais aucun État contemporain n’admet l’infanticide tel que le préconise Platon au livre III de sa République : « Chaque citoyen a un devoir à remplir dans tout État bien policé : personne n’a le droit de passer sa vie dans les maladies et les remèdes. Tu établiras dans l’État, ô Glaucon, une discipline et une jurisprudence se bornant à soigner les citoyens bien constitués de corps et d’âme. Quant à ceux qui ne sont pas sains de corps, on les laissera mourir (c). » Un tel précepte révolte la conscience moderne, et nul ne saurait l’envisager. Or, c’est pourtant à cela que nous confronte la discussion sur l’avortement.

En effet, grâce à l’amniocentèse, une opération qui consiste à faire une ponction du sang de l’embryon à travers l’amnios, on peut maintenant connaître son sexe, savoir s’il a un caryotype de mongolien, de Klinefelter, de Turner, on peut savoir dès avant la naissance d’un individu s’il sera un XYY promis à la violence.

Décider que l’on libère l’avortement, c’est transférer aux citoyens le pouvoir de décider s’il faut mettre à mort un être parce qu’il n’est pas du sexe attendu, ou parce qu’il sera infécond, ou parce qu’il aura un caractère violent.

Plus loin, toujours plus loin

Tel est le problème moral actuel. Mais, demain, cela ira plus loin, toujours plus loin à mesure que progressera la génétique 3. Les futurs parents sauront avant sa naissance le caractère de leur enfant, ses particularités individuelles innées, ses dons. L’amniocentèse les avertira de son niveau d’intelligence.

L’avortement libre, c’est déjà le droit de supprimer une fille parce qu’on veut un garçon. Ce sera bientôt celui de rejeter son enfant parce qu’il ne sera pas assez intelligent, ou parce qu’il le sera trop, ou à cause de la couleur de ses cheveux. Même Platon, même Hitler ne sont pas allés jusque-là. Voilà pourtant à quoi il faut réfléchir. Je l’ai déjà écrit : plus la science progresse et plus elle alourdit le fardeau de notre liberté. 4

Aimé MICHEL

(a) Cf. de Jacques Larmat : La Génétique et l’intelligence (PUF, Paris 1973).

(b) L. Moor : Caryotypes à 2 Y et troubles du comportement (Annales Médico-psychologiques, 1, 116, 1967).

(c) Cité par le docteur Jonchères lors d’un récent colloque de l’Unesco (Informations Unesco N° 661, 7, pl. Fontenoy, 75700 Paris).

Les Notes de (1) à (4) sont de Jean-Pierre Rospars

(*) Chronique n° 190 parue dans F.C. – N ° 1435 – 14 juin 1974. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe, chap. 10 « Biologie et éthique », pp. 286-288.

  1. Voir aussi la chronique n° 126, Avis désintéressé à MM. les assassins, dans le recueil La clarté au cœur du labyrinthe (Aldane, Cointrin, 2008, p. 246).
  2. L’hérédité de l’intelligence est un sujet scientifique et polémique qui a fait couler beaucoup d’encre. La génétique l’étudie au même titre que d’autres caractéristiques psychologiques telles que la perception, l’apprentissage et la personnalité. On a mis longtemps à comprendre que toutes ces caractéristiques dépendent à la fois de la génétique et du milieu. L’effet des gènes varie selon l’environnement dans lequel l’organisme se développe et vit. Qui plus est la contribution relative de ces deux ensembles de facteurs dépend du caractère considéré. Chez l’homme, la méthode la plus connue pour faire la part des facteurs génétiques et environnementaux dans les traits psychologiques est celle des vrais jumeaux. Étant issus de la division d’un même ovule fécondé (monozygote MZ), les différences entre deux vrais jumeaux ne peuvent être dues qu’à l’environnement (au sens large). Or, on a montré que de vrais jumeaux séparés et élevés dans des familles distinctes demeuraient très semblables. Ainsi selon K.J. Connolly, la corrélation entre leurs quotients intellectuels (QI) est de 0,75 (elle atteint 0,87 s’ils sont élevés ensemble) alors qu’elle n’est que de 0,53 pour de faux jumeaux (dizygotes, DZ) élevés ensemble. L’auteur conclut « Ces résultats montrent que les facteurs génétiques jouent un rôle majeur dans la détermination de l’intelligence, mais il est également clair que la composante due au milieu est importante. » (in R. L. Gregory coord., Le cerveau un inconnu, trad. J. Doubovetzky, Robert Laffont, Paris, 1993, p. 536). A noter que les jumeaux séparés à la naissance sont rares (moins d’une centaine de cas connus dans le monde) si bien que la plupart des études comparent des jumeaux MZ élevés ensemble à des jumeaux DZ également élevés ensemble.

    Les résultats obtenus ne doivent pas être mal interprétés. Deux chausse-trappes sont à éviter. La première est de considérer que l’intelligence est une chose unique qui peut se résumer par un seul nombre et permettre un classement univoque des individus. La seconde est de confondre « héritable » et « inévitable ». « La taille humaine présente une héritabilité plus marquée que tous les chiffres qu’on a jamais proposés pour le QI. Prenons deux groupes séparés d’hommes. Les premiers, dont la taille moyenne est de 1,78 m, vivent dans une ville américaine prospère. Les seconds, dont la taille moyenne est de 1,68 m, souffrent de malnutrition dans un village du tiers-monde. L’héritabilité est de 95% dans les deux cas – ce qui signifie uniquement que des pères relativement grands tendent à avoir des fils grands et des pères relativement petits des fils petits. Cette héritabilité élevée au sein de chaque groupe ne permet pas de se prononcer sur la possibilité, grâce à une meilleure alimentation dans la génération suivante, d’élever la moyenne de la taille des villageois du tiers-monde au-dessus de celle des Américains bien nourris. De semblable façon, le QI pourrait fort bien être très héritable au sein des groupes, alors que la différence moyenne entre les Blancs et les Noirs aux États-Unis pourrait ne résulter que des conditions moins favorables de l’environnement des Noirs. » (Gould, S.J., La malmesure de l’homme, Odile Jacob, Paris, 1997, p. 194).

  3. L’une des voies pour « aller plus loin, toujours plus loin » en génétique est celle de l’interprétation des informations fournies par le génome. Pour cela il faut faire le séquençage de macromolécules d’ADN c’est-à-dire déterminer l’enchaînement des 4 bases nucléotidiques différentes qui les composent. Le premier génome à être intégralement séquencé a été celui d’un virus par Fred Sanger au Royaume-Uni en 1977. Il comportait 5000 nucléotides. Par la suite la production de multiples exemplaires identiques de l’ADN de départ par PCR (1983), le séquençage automatique (1986) et l’utilisation de marqueurs fluorescents (1991) ont été les premières étapes d’amélioration des méthodes de séquençage. Le rendement des techniques de séquençage a suivi la loi de Moore, en l’occurrence un doublement des performances tous les deux ans (voir la chronique n° 50, La troublante loi de Good, parue ici le 6 décembre 2010). Du fait de ces progrès réguliers, le séquençage du génome humain, décidé aux débuts des années 1990 mais commencé effectivement en 1998, s’est achevé en avril 2003 avec deux ans d’avance sur le calendrier prévu : les 3,2 milliards de paires de base de plusieurs donneurs anonymes sont maintenant disponibles en ligne. La loi de Moore a continué à s’exercer jusqu’à ce que la méthode de Sanger soit remplacée par une autre, plus performante, en octobre 2007. Il en est résulté une chute rapide du coût du séquençage, de 500 dollars par million de bases à cette date à 0,25 dollar en octobre 2010. Cela met le coût de séquençage du génome humain aux environs de 20 000 dollars. C’est encore trop pour une utilisation à grande échelle mais le temps n’est plus très éloigné où chacun pourra connaître le détail de son génome. Une incontestable prouesse mais qui ouvre aussitôt une boîte de Pandore de problèmes nouveaux…

    Reste que l’interprétation médicale de cette information n’est pas immédiate. Comme l’explique le généticien Axel Kahn : « les gènes de prédisposition à nombre de maladies n’agissent qu’en interaction avec l’environnement et avec d’autres gènes, (…) leur expression est ainsi extrêmement variable et (…) leur utilité est donc souvent plus évidente en termes de statistiques que de susceptibilité individuelle, ce qu’ignorent totalement, semble-t-il, nombre des utilisateurs des tests génétiques. » (Et l’Homme dans tout ça ? Plaidoyer pour un humanisme moderne, NiL, Paris, 2010, Pocket n° 11424, pp. 278-279). En conséquence, « cette prédisposition ne se manifestera souvent au cours de l’existence des sujets concernés qu’en interaction avec leur vie, leur histoire, leurs passions, leurs épreuves, leurs joies et leurs peines. » (p. 268).

  4. Pour mieux comprendre les enjeux, prenons un exemple précis, celui de la chorée de Huntington. Il s’agit d’une maladie génétique due à la mutation d’un seul gène du chromosome n° 4. La protéine modifiée codée par ce gène provoque la dégénérescence de neurones du cerveau, avec atrophie du noyau caudé et du putamen puis du cortex. Il en résulte des mouvements anormaux (chorée) puis des troubles cognitifs et de l’humeur (dépression), enfin les malades deviennent incontinents, muets et dépendants de leur entourage. Axel Kahn résume bien le dilemme auquel on est confronté. « Cette affection laisse les individus en bonne santé jusqu’à l’âge d’environ quarante ans ; alors apparaissent les premiers signes neurologiques, qui vont se développer pendant dix à quinze ans sans qu’aucun traitement puisse aujourd’hui les éviter ni même les ralentir. Au terme de cette période, les personnes atteintes vont mourir de manière inéluctable, dans des conditions de déchéance physique et psychique extrêmement pénibles pour les malades eux-mêmes, tant qu’ils en sont encore conscients et se voient décliner, et pour leur famille. (…) On sait, aujourd’hui, effectuer un diagnostic prénatal de cette maladie. Doit-on le faire ? Quels problèmes éthiques cela pose-t-il ? Ces questions n’ont pas de réponse. On peut tout aussi bien argumenter en faveur de la légitimité du diagnostic prénatal que recommander de ne pas s’y engager sans d’extrêmes précautions. Avant de montrer pourquoi, il convient de rappeler une règle de base : un diagnostic prénatal ne se justifie que si l’on peut agir ensuite en conséquence, c’est-à-dire commencer un traitement, ou s’il semble légitime d’interrompre la grossesse. (…)

    Si l’on décide de pratiquer un diagnostic prénatal de la chorée de Huntington, c’est donc, puisqu’on ne sait pas la soigner, parce que l’on considère qu’un diagnostic positif justifie un avortement. Mais comment légitimer une interruption de grossesse pour une maladie qui ne va survenir et dégrader l’individu qu’à partir de quarante ans ? Une vie ne vaudrait-elle pas d’être vécue si elle ne s’épanouissait pas au-delà de quarante ans ? Mais alors Mozart, Schubert, Jésus-Christ, Géricault, Évariste Gallois ? (…)

    Si, au contraire, on considère que la pratique du diagnostic prénatal de la chorée de Huntington n’est pas conforme à l’éthique, on doit alors se refuser à l’utiliser. Mais, dans les familles affectées, des jeunes qui ont vu leur père, leur mère, un oncle ou une tante connaître la déchéance et mourir après de longues souffrances vivent la menace de transmettre la maladie à leurs descendants comme une malédiction. Ils préfèrent souvent ne pas avoir d’enfant plutôt que de lui faire courir le risque d’un si terrible destin. Dans ces conditions, effectuer un diagnostic prénatal, c’est permettre à ces couples de procréer avec la garantie, même si un des parents est lui-même porteur, que le futur enfant sera indemne. » (op. cit., pp. 264-266)

    Aimé Michel a parfaitement pressenti ce « fardeau de notre liberté » et l’a exprimé à plusieurs reprises : « À qui médite, il arrive de se demander si nous ne sommes pas en train de traverser en direction des ténèbres une sorte de seconde zone du paradis perdu vers une nouvelle malédiction. (…) L’humanité vit les dernières pages de son Grand Meaulnes. L’immense aventure qui nous a faits sans nous ne s’accomplira pas sans nous, et l’écho que ce constat strictement objectif éveille en qui a lu saint Paul n’est peut-être pas sans signification même pour un non-chrétien. L’homme est irrémédiablement l’être qui participe à la création. Il doit s’habituer à cette pensée. Il doit apprendre à regarder en face l’apocalypse molle lentement libérée par ses mains et d’où il sortira transformé physiquement et mentalement pour le meilleur ou pour le pire. Selon son choix. ». (chronique n° 2, L’eugénisme ou l’Apocalypse molle, parue ici le 27 juillet 2009). Ou encore : « [N]otre image de l’homme change et se précise à mesure que progresse la science. On remarquera que les découvertes les plus importantes vont désormais toutes dans le même sens : elles tendent à nous révéler le poids de notre liberté. » (chronique n° 45, Le cou de la girafe ou le poids de la liberté, parue ici le 13 septembre 2010).