Il n’appartient pas à un chroniqueur scientifique de donner son avis sur l’avortement, ni d’ailleurs sur l’assassinat. Du point de vue scientifique, je suis incapable de voir quels phénomènes observables distinguent la mort d’un prix Nobel de celle de n’importe quel mammifère supérieur, cheval, singe ou cochon, et je serais très heureux, s’il en existe une, qu’on veuille bien me l’indiquer.
Il est vrai que M. Jacques Monod, prix Nobel, est d’un avis différent. Je veux dire que, selon lui, la science aurait quelque chose à nous apprendre sur le problème moral de l’avortement1.
« L’avortement n’est pas un infanticide, a-t-il déclaré à la radio. Un fœtus de quelques semaines n’est pas un être humain. La personnalité humaine ne vient qu’au moment où se forme le système nerveux central. Le fœtus n’en possède pas, il n’a donc pas de conscience. Ce n’est pas un individu avant le cinquième ou le sixième mois de grossesse. C’est l’absence de conscience (que donne l’électro-encéphalogramme plat) et non l’arrêt des battements de cœur qui décide du moment où l’on peut prélever un organe à un être humain, cliniquement mort. Pour un fœtus, l’absence de conscience fait qu’il n’est pas un être vivant. Il est donc faux de dire que ce fœtus doit être défendu par une loi qui sert à défendre les êtres humains. »
L’insomnie du gêneur
Voilà qui est clair. Le critère d’humanité, selon M. Monod, c’est la conscience. J’espère que MM. les assassins feront leur profit de cette intéressante décision. Quand ils auront quelqu’un à supprimer, qu’ils prennent soin de procéder à son exécution pendant son sommeil, alors que l’électroencéphalographe, juge suprême en la matière, enregistrera les ondes delta du sommeil profond, attestant l’absence totale de conscience.
Si par malheur le gêneur était atteint d’insomnie, que MM. les assassins ne se découragent pas, le critère de M. Monod leur permet de résoudre avec élégance cette difficulté mineure. Ils n’auront qu’à commencer par asséner un vigoureux coup de poing sur la tête du sujet, juste assez fort pour qu’il tombe dans les pommes. Je sais bien que le coup de poing est un délit réprimé par la loi, mais cela ne va pas chercher bien loin devant un tribunal. L’essentiel est que le candidat au trépas soit inconscient. Dès qu’il est inconscient, il ne saurait plus être reconnu pour un être humain selon le critère de M. Monod, on peut donc le supprimer sans se faire de souci. « Mais, monsieur le Président, il ronflait à poings fermés ! » Voilà ce qu’il vous suffira de répondre quand on vous demandera des explications sur la mort prématurée de votre oncle à héritage.
On me saura gré, j’espère, de réfuter quelques sophismes opposés à cette irréfutable théorie par un mien ami, esprit chagrin que rongent les scrupules et que les règles les plus claires ne satisfont pas.
« Mais, m’a-t-il dit, ce n’est pas du tout pareil. Un dormeur, et même un homme dans le coma, c’est un homme, puisqu’il finira par se réveiller si vous le laissez faire. Alors, il aura un électro-encéphalogramme pleinement humain. Si donc vous le tuez, c’est un homme que vous tuez, et votre acte est un assassinat. » Pour respecter les préjugés de mon interlocuteur, j’ai bien voulu reconnaître que c’est, en effet, ainsi qu’on en jugeait naguère, et même depuis toujours.
« Vous me dites qu’il suffit d’attendre un peu. Eh ! mais c’est qu’avec le fœtus aussi, si, comme vous dites, on le laisse faire ! On a vu des comas durer deux ans, presque trois fois plus qu’une grossesse. Puisque donc on peut supprimer un fœtus qui viendra à la conscience au bout de quelques mois, à plus forte raison est-il logique qu’on ait le droit d’expédier un comateux qui ne se réveillera que Dieu sait quand, si même il se réveille jamais. Car vous n’ignorez pas que certains comas sont irréversibles.
« À la réflexion d’ailleurs, ai-je poursuivi, je pense que le critère électroencéphalographique de M. Monod est encore plus libéral qu’on ne l’a compris tout d’abord. Car le premier singe venu a exactement les mêmes tracés encéphalographiques que l’homme. Il est rigoureusement impossible, à ne voir que l’agitation des aiguilles de l’électroencéphalographe et leur tracé sur la bande de papier qui se déroule, de dire si le crâne où sont fixées les électrodes est celui d’un orang-outang ou le vôtre, ou même celui de M. Monod.
« Oui ou non, continuai-je, avez-vous le droit de trucider un orang-outang qui vous embête ? Oui ou non, l’électroencéphalographe est-il le critère de la conscience ? Oui ou non, votre oncle à héritage a-t-il le même encéphalogramme que le premier orang-outang venu ? Allez, allez, trêve de parlottes, ai-je dit à mon ami, courez de ce pas assassiner monsieur votre oncle. M. Monod viendra sûrement témoigner à votre procès et nous partagerons l’héritage. Vous me devez bien cela. »
Nous en sommes là de notre discussion et le problème de l’oncle est toujours pendant. Mon ami, qui est, je l’ai dit, une âme pleine de doutes, m’affirme que, même lauréat du prix Nobel, on peut parfois dire des sottises. Il pousse le paradoxe jusqu’à affirmer que le rôle du prix Nobel est de permettre aux savants qui en sont couronnés de dire des sottises impunément, alors qu’un savant ordinaire en est empêché par la nécessité de toujours mesurer ses paroles. Car, dit-il, le savant qui veut garder le respect de ses collègues doit se conformer aux règles très strictes de la méthode scientifique, ne rien avancer que de contrôlable, ne pas se contredire, ne pas proférer d’évidentes contre-vérités.
Au lieu que le prix Nobel dispose d’une attestation irréfutable et indélébile de son autorité scientifique. Son diplôme est inusable : il a fait une découverte importante, c’est écrit et garanti, le roi de Suède l’a certifié de sa main.
Je trouve d’ailleurs que M. Monod exploite bien timidement son critère électroencéphalographique. Si c’est l’eeg qui définit l’homme, d’un côté on ne peut plus mettre à mort aucun mammifère supérieur adulte et il va falloir se passer de bifteck. C’est le côté négatif. Mais en revanche, on peut se débarrasser des enfants jusqu’à un âge assez avancé puisque les tracés électroencéphalographiques différenciés de l’adulte (avec les ondes alpha, delta et bêta) ne s’établissent que lentement sous leur forme définitive et que, comme le souligne le professeur Rimbaud dans son Précis de neurologie (a), ils ne prennent leur forme typique que peu avant la puberté. Bref, les propos de M. Monod ouvrent une période pleine de promesses pour les théoriciens de la criminologie, et peut-être pas seulement pour les théoriciens.
Du moins, si on les prend au sérieux, ce qui ne semble pas le cas, surtout en ce qui concerne les savants.
« J’ai entendu la déclaration du professeur Monod, dit par exemple le professeur Lejeune2, qui enseigne la génétique fondamentale à l’Université de Paris. J’en suis navré pour des raisons scientifiques. Il affirme qu’il n’y a pas de système nerveux central avant le cinquième mois de grossesse. C’est sans doute un lapsus de sa part. Les étudiants de seconde année de médecine apprennent que le système nerveux central est mis en place pendant le deuxième mois… »3
Et cela me fait penser à une lettre que je viens de recevoir d’un lecteur matérialiste de notre journal (il y en a ! Ce qui prouve qu’on peut être matérialiste et avoir d’excellentes lectures). Il est étudiant en médecine et ne croit pas à l’âme. « C’est une hypothèse inutile : l’homme est un animal un peu évolué, mais pas tant que ça… La vie est une gigantesque réaction chimique. » Et à propos de l’âme dans le fœtus : « Un ovule rencontre un spermatozoïde, et le Saint-Esprit souffle dessus pour y mettre une âme ? L’œuf fécondé donne des jumeaux, vite, on rajoute une âme ? » (M. Patrick C., les Ponts-de-Cé.)
Cher Monsieur, sans entrer dans le détail de votre réflexion, je me demande où vous avez pris cette idée que l’âme est une hypothèse scientifique. Pour être scientifique, une hypothèse doit être testable par l’expérience : il n’y a donc d’hypothèse scientifique que matérialiste. C’est un postulat. Si une hypothèse n’est pas testable, elle n’est pas scientifique. Et si elle n’est pas matérialiste, elle n’est pas testable. C’est ce que le R. P. Dubarle a fort bien exprimé dans sa formule célèbre : « La démarche scientifique est matérialiste par essence. » Si vous pouviez trouver l’âme sous votre scalpel, comme disait, je crois, Claude Bernard, ce ne serait pas l’âme4.
Le marteau sur le doigt
Cela étant bien admis une fois pour toutes, au cas où vous seriez tenté de vous récrier que, puisque ce n’est pas testable, il n’y a aucune raison d’en supposer l’existence, je vous citerais sur-le-champ deux ou trois hypothèses rigoureusement intestables et à quoi vous croyez néanmoins avec obstination. Par exemple, que quand je vous donne un coup de marteau sur le doigt, cela vous fait mal. Il n’existe et il ne saurait exister aucune preuve testable de votre prétendue douleur. Tout ce qui est testable, c’est que vous criez « aïe ! » en secouant votre doigt. Mais rien n’est plus facile que de programmer un ordinateur pour crier aïe ! et pour secouer n’importe quoi quand on lui donne des coups de marteau (b).
Les hypothèses scientifiques sont des structures logiques assurant provisoirement (jusqu’à ce qu’on les réfute, ce qui survient toujours) la poursuite d’une recherche. Les hypothèses les plus certaines ne sont pas de nature scientifique. Et si vous n’êtes pas d’accord, veuillez, je vous prie, mettre votre doigt là, et permettez que je cogne un peu dessus avec mon marteau. Nous reprendrons ensuite cette petite discussion5.
Aimé MICHEL
(a) L. Rimbaud : Précis de neurologie (Paris, p. 27 de l’édition 1957).
(b) Il faut toujours citer, à ce propos, les ouvrages fondamentaux : A. M. Turing : Computing Machinery and Intelligence (Mind, 59, p. 433-460, 1950) ; Léon Brillouin : Vie, matière et observation (Paris, 1959) ; Eccles et autres : Brain and Conscious experience (New York, 1966) ; Eccles : Facing reality (New York, 1970).
Notes de Jean-Pierre ROSPARS
(*) Chronique n° 126 – F.C. – N° 1361 – 12 janvier 1973. Reproduite dans La clarté au cœur du labyrinthe (Aldane, Cointrin, 2008, www.aldane.com), chapitre 9 « Conscience », pp. 246-250.
- Cette chronique est écrite quelques semaines après le fameux procès de Bobigny (novembre 1972). On y juge pour avortement une jeune fille de 17 ans, Marie-Claire Chevalier, sa mère et trois autres personnes qui l’ont aidée. Plusieurs personnalités sont convoquées à la barre dont Simone de Beauvoir, Jacques Monod et le professeur Milliez. La jeune fille est relaxée et sa mère condamnée à une peine légère. Bien que la personne ayant pratiquée l’avortement soit condamnée à un an d’emprisonnement, ce procès rend plus difficile par la suite l’application de la loi et, deux ans plus tard, le 29 novembre 1974, le projet de loi de légalisation de l’avortement présentée par Simone Veil est adoptée par l’Assemblée Nationale.
- Jérôme Lejeune (1926-1994) aidé de Marthe Gauthier a découvert en 1958, dans le laboratoire du professeur Raymond Turpin, la cause du syndrome de Down, couramment appelé mongolisme : au lieu qu’il n’y en ait qu’une paire seulement dans chaque cellule, comme pour tous les autres chromosomes (au nombre de 46), le chromosome 21 est présent en trois exemplaires, d’où le nom de trisomie 21 donnée à la maladie (http://www.fondationlejeune.org/index.php?option=com_content&task=view&id=228). Par la suite, il découvre avec ses collaborateurs de l’hôpital Necker Enfants-Malades à Paris plusieurs autres maladies d’origine chromosomique. Il acquiert ainsi une grande renommée internationale et est récompensé de plusieurs prix prestigieux.
L’utilisation de sa découverte, non pour la guérison des enfants malades mais pour le dépistage précoce et la suppression des embryons porteurs de la maladie, le conduit à s’opposer à l’avortement, notamment à l’ONU (ce qui lui aurait valu de ne jamais recevoir le prix Nobel). Il devient le conseiller scientifique du mouvement Laissez-les vivre fondé en novembre 1970 par le juge Jean-Bernard Grenouilleau. A sa suite, la Fondation Jérôme-Lejeune, reconnue d’utilité publique en 1996, agit pour les personnes atteintes de maladie génétique de l’intelligence. Le procès en béatification du professeur Lejeune a été ouvert en 2007 (http://www.la-croix.com/Religion/S-informer/Actualite/Cloture-de-l-enquete-diocesaine-en-vue-de-la-beatification-de-Jerome-Lejeune-_NP_-2012-04-11-791290).
- Même si le thème premier de cette chronique est la conscience, et non l’avortement, Aimé Michel y encourt le reproche de minimiser ou d’ignorer la souffrance de toutes les Marie-Claire du monde. Ce serait mal le comprendre. Non seulement nous n’avons le plus souvent le choix qu’entre deux maux mais encore seul le mal clairement visible (« extérieur ») est pris en compte et l’autre (qui peut être purement « intérieur ») est sous-estimé ou nié. Le dilemme moral est bien illustré par l’attitude du Pr Milliez. Ce dernier est venu témoigner à Bobigny à la demande de Gisèle Halimi qui raconte ainsi leur entretien avant le procès: « – Je vous demanderai publiquement : “Si Marie-Claire était venue vous consulter, qu’auriez-vous fait ?” Il m’a regardé bien en face – Je l’aurais avortée… J’ai insisté : – Je vous demanderai : “Si votre fille, à dix-sept ans, était venue vous dire qu’elle était enceinte…” Il ne baissa pas les yeux : – J’aurais essayé de la convaincre de mener sa grossesse à terme… Si elle avait refusé, je l’aurais fait avorter… (…) Cet homme de science, ce catholique fervent venait de faire un choix capital : je ressentais la profondeur de son engagement, sa déchirure… » (G. Halimi, La cause des femmes, Grasset & Fasquelles, Paris, 1973).
- C’est un point-clé de la pensée d’Aimé Michel : il existe un « extérieur » des choses, qui est étudié par la science, et un « intérieur », la conscience, que nous éprouvons mais qui n’est pas directement objet de science (voir par ex. la chronique n° 102, Le lit de Procuste, parue ici le 4.8.2010). C’est sur cette distinction que se fonde toute sa réflexion métaphysique et religieuse (voir la dernière partie de La clarté au cœur du labyrinthe). Le physicien Eugène Wigner résume ainsi cette position : « Le principal argument [contre le matérialisme] est que les processus mentaux et la conscience sont les concepts primaires, que notre connaissance du monde extérieur est le contenu de notre conscience et que la conscience, par conséquent, ne peut être niée. Au contraire, logiquement, le monde extérieur pourrait être nié – bien qu’il ne soit pas très pratique de le faire » (E.P. Wigner, « Remarks on the Mind-Body Question », in Philosophical Reflections and Syntheses, Springer, 1995, pp. 247-260). Voir aussi les notes suivantes.
- Cet argument sera sans doute jugé convainquant par la majorité des lecteurs. Il est cependant remarquable que nombre de philosophes et de chercheurs en sciences cognitives, qui se qualifient de matérialistes, behavioristes ou fonctionnalistes, le rejettent : ils tiennent cette conception dualiste de la conscience, si enracinée dans notre pensée et notre langage, pour une illusion. Ainsi, pour le philosophe Daniel Dennett, qui présente la thèse matérialiste de manière informée et éloquente dans son livre La conscience expliquée (trad. par P. Engel, Odile Jacob, Paris, 1993, pp. 557-558), « Souffrir, ce n’est pas être visité par un état ineffable mais intrinsèquement horrible, c’est avoir ses espoirs de vie, ses plans de vie, ses projets d’existence ruinés par des circonstances imposées sur vos désirs, bloquant vos intentions – quelles qu’elles soient. (…) Les êtres humains ne sont pas les seuls êtres qui soient assez intelligents pour souffrir » (il nomme cheval, chien, singes, éléphants, dauphins). Il nie de même l’existence du Moi et des autres propriétés du « monde intérieur » (couleur, odeur, etc.) : « Nous n’avons pas (…) de qualia. Le genre de différence que les gens croient pouvoir trouver entre une machine et un individu vivant une vie d’homme (…) est une différence que je refuse catégoriquement : il n’y a aucune différence de ce genre. Ce n’est qu’une impression. » (p. 464). La conscience est moins expliquée (le titre du livre) qu’éliminée. Cette « démystification », comme Dennett la qualifie lui-même (p. 37), n’impressionne guère Aimé Michel qui y voit une application abusive de la méthode scientifique et une non reconnaissance des limites, au moins actuelles, de ladite méthode (voir en particulier le chapitre 21 « Scientisme, matérialisme, réductionnisme » de La clarté, op. cit.). Au demeurant, nombre de ses chroniques peuvent être considérées comme une méditation sur l’irréductibilité de la conscience et ses diverses conséquences.