AVANT QUE RIEN NE FÛT… - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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AVANT QUE RIEN NE FÛT…

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Quand je regarde les étoiles, je suis saisi d’effroi à la pensée d’avoir été choisi, moi, pour habiter ce mystérieux chaos. Pourquoi suis-je là ? Pourquoi moi ? Ceux qui disent avoir éprouvé leur étrangeté d’être là et de s’en être accommodés, comme Sartre, Monod, Lévi-Strauss (longue est la liste) n’ont vu que la moitié d’eux-mêmes, qui leur a caché l’autre. Monod, par exemple, parle de notre improbabilité « presqu’infinie » d’être là1. « Notre » : l’improbabilité qu’un être tel que l’homme soit apparu sur un grain de poussière perdu dans l’espace. Ce n’est que la moitié, car même cette improbable humanité se fût passée de moi et de chacun de nous, comme la prairie est indifférente à chacun de ses brins, que la fenaison emporte. Pourquoi suis-je là, moi, plutôt que n’importe quel autre brin d’herbe dont la graine ne germa pas ? La science du vingtième siècle a introduit le hasard absolu dans la nature. Un hasard non pas « grand », non pas imputable à notre insuffisante connaissance des causes, non pas « presqu’infini », mais total, essentiel2. Avant sa production, aucun des événements dont la nature est faite n’a aucune chance de se produire jamais. Je suis un de ces événements. Cependant je suis là3. La science est une terrible invention. Peu à peu, irrésistiblement, elle réduit notre liberté de spéculer. Nous ne pouvons plus rêver que la terre est plate, ni qu’elle est au centre de quoi que ce soit. Ni que, si nous en savions davantage, l’énigme de notre existence s’évanouirait en prenant sa place dans le connu. Il faut renoncer à ce rêve-là. Dans l’idéologie scientiste traditionnelle, la science se bornait à « expliquer les apparences », sôzein ta phainomena, comme avait dit Platon. Pour la première fois au vingtième siècle elle a pu dire quelque chose de la réalité cachée sous ces apparences, et dans ce quelque chose il y a le hasard absolu. Il faut cesser de rêver qu’un jour nous saurons si « savoir » est expliqué par les causes, car le hasard n’en a aucune. J’ai plusieurs fois écrit ici qu’il y a plusieurs sortes de hasards4. Le hasard de tirer pile ou face en jetant une pièce n’est pas un vrai hasard : il résulte de notre ignorance des causes, qui existent, qui sont connues, et ne nous échappent que par leur complexité. De même les décimales de π, ou celles de la racine carrée de 2, ne sont aléatoires que parce qu’on n’y découvre aucune loi. Nous ne pouvons en changer une seule, aussi loin que l’on cherche : elles découlent avec une absolue nécessité de la définition de π et de la racine carrée. Il n’y a là aucun hasard. En réalité, si le mot « hasard » est ancien, si Aristote déjà lui donne son nom : tychê (par exemple dans sa Rhétorique, 1, 10)5, le hasard vrai est une découverte du vingtième siècle. Il apparaît au début des années 20, à la consternation des plus profonds esprits qui, tel Einstein, refusèrent d’abord d’admettre que « le Créateur jouât aux dés ». En réalité, si l’on s’en tient aux causes initiales, le Créateur joue bel et bien aux dés. S’il en était autrement, l’univers serait bien différent et peut-être même ne pourrait exister. Mais notre siècle a fait aussi, cinquante ans plus tard, une autre découverte qui marque sa définitive rupture avec l’esprit scientifique, ou scientiste ancien : c’est que l’univers ne saurait s’expliquer sans les causes finales. Pour que l’univers soit tel qu’il est : il faut que ses hasards aient été programmés en vue de l’apparition de l’homme. Pour que l’homme existe, il faut que, dès le premier instant de la création, certaines valeurs nées du hasard aient été ce qu’elles sont, et que toutes les valeurs (ou nombres) nées de ces hasards soient elles-mêmes tirées en vue de notre apparition. Il y avait une infinité d’alternatives. Il se trouve qu’à chaque choix c’est la valeur conduisant à l’homme qui a été tirée…6 La répugnance de l’esprit rationalisant à ces hasards miraculeux, dont un seul aurait abouti à l’homme, est telle que certains savants actuels rêvent d’une infinité d’univers : ces univers imaginaires n’existent pas, disent-ils, parce que, n’aboutissant à aucun esprit pensant, personne ne peut spéculer sur eux ; « si cela s’était passé autrement, nous ne serions pas là pour nous interroger » (Barrow et Tipler)7. Monod pensait que la vie était le gros lot d’une immense loterie. Ces savants disent que notre univers est le gros lot d’une infinie loterie8. Admettre une infinité d’univers conjecturaux est une hypothèse facile. Le mot « infini » ne coûte rien. On peut toujours supposer que Shakespeare a tiré au hasard une infinité de mots d’un dictionnaire avant d’arriver (par hasard) à aligner tous les mots de Hamlet dans l’ordre voulu. Encore faut-il d’abord un dictionnaire. Et un Shakespeare. Ces découvertes récentes n’ont pas encore été beaucoup méditées. Pour l’instant, les idées qu’elles suscitent sont surtout remarquables par leur naïveté (a). Et même admettrait-on tous les univers imaginaires voulus (et que l’on renonçât à les expliquer), chaque homme dans sa singularité n’en demeurerait pas moins une énigme : pourquoi moi ? En effet, même si l’on réduit l’homme à son corps, chaque homme particulier reste le résultat du même absolu hasard. Même en ne considérant que ma machine comme fait la biologie, le nombre des autres « moi » susceptibles d’apparaître au moment de ma conception était si grand qu’il faudrait, pour l’écrire, plusieurs pages de ce journal (quelque 7 000 chiffres). On sombre dans le vertige des nombres. Ce nombre de 7 000 chiffres dépasse tellement tous les nombres astronomiques que tout homme est 1) unique dans l’humanité, 2) unique dans l’histoire passée et future de l’humanité, 3) unique dans l’histoire passée et future de l’univers. Multiplier les univers, même à l’infini, ne sert à rien, puisqu’il faut multiplier d’autant ces 7 000 chiffres. Je suis unique même dans l’infinité des univers conjecturaux9. Je suis unique, tout être qui dit « je » est unique, et donc étranger au monde où il est apparu. La question : « Pourquoi moi ? » reste sans réponse. Sans autre réponse que celle qu’entendit Pascal : « Avant que rien ne fût, je t’ai aimé »10. Aimé MICHEL (a) Le livre le plus complet pour le moment est The Anthropic Cosmological Principle, de Barrow et Tipler (Oxford, 1986). Exemple de naïveté : ces auteurs disent que l’univers a commencé, mais que l’homme le rendra éternel. Pourquoi en rester là ? Pourquoi l’homme ne pourrait-il produire qu’une moitié d’éternité si cela a un sens ?11 Chronique n° 425 parue dans F.C. – N° 2079 – 7 novembre 1986 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 5 mars 2018

 

  1. Nous parlerons de l’étonnement de Sartre une autre fois. Celui du biologiste Jacques Monod, prix Nobel en 1965, tel qu’il s’exprime dans son livre mémorable Le hasard et la nécessité (Seuil, Paris, 1970), n’est pas moins frappant. En scientifique qu’il est, il exprime cet étonnement d’être en se demandant quelle est la probabilité de notre existence. Il se le demande d’abord à propos de l’apparition de la vie : « La vie est apparue sur la terre : quel était avant l’évènement la probabilité qu’il en fût ainsi ? » Voici sa réponse : « L’hypothèse n’est pas exclue, au contraire, par la structure actuelle de la biosphère, que l’évènement décisif ne se soit produit qu’une seule fois. Ce qui signifierait que sa probabilité a priori était quasi nulle » (p. 160). Puis, il se le demande à propos de l’apparition de l’homme : « La science moderne ignore toute immanence. Le destin s’écrit à mesure qu’il s’accomplit, pas avant. Le nôtre ne l’était pas avant que n’émerge l’espèce humaine (…). S’il fut unique, comme peut-être le fut l’apparition de la vie elle-même, c’est qu’avant de paraître, ses chances étaient quasi nulles. L’Univers n’était pas gros de la vie, ni la biosphère de l’homme. Notre numéro est sorti au jeu de Monte-Carlo. » (p. 161). Fortes paroles qui sont bien sûr l’exacte antithèse des idées d’Aimé Michel telles qu’elles s’expriment dans sa critique directe de Monod (chronique n° 33, Un biologiste imprudent en physique) et dans la plupart de ses chroniques. Point de détail : Monod parle de « probabilité quasi nulle » non d’« improbabilité presqu’infinie ». Cette dernière façon de parler peut paraître de prime abord surprenante parce qu’une probabilité se mesure par un nombre compris entre zéro (évènement impossible) et un (évènement certain), si bien qu’un événement improbable a une probabilité plus ou moins voisine de zéro et non de l’infini. Toutefois, si on définit l’improbabilité comme l’inverse d’une probabilité (voir la note 2 sur le théorème de Brillouin dans la chronique n° 283), un évènement de probabilité nulle a effectivement une improbabilité infinie.
  2. Aimé Michel est revenue plusieurs fois sur cette idée importante qu’il existe bien un hasard absolu découvert au XXe siècle par les physiciens quantiques, un hasard qui n’est pas une simple ignorance des causes. « En voici un exemple, écrit-il dans la chronique n° 247, Il n’y a pas de raccourci. La physique admet que dans une même parcelle d’uranium, certains atomes se désintégreront dans la seconde qui suit, d’autres, pourtant identiques aux premiers, dans un milliard d’années, sans qu’il y ait de raison à cette différence. Que le lecteur comprenne bien ce que veut dire le physicien ! Le physicien ne dit pas : “Il y a entre les atomes qui se désintègrent en ce moment même et ceux qui se désintégreront dans un milliard d’années une différence que je ne vois pas”, mais bien (c’est une démonstration de John von Neumann) : “Il n’y a réellement pas de différence”. » Il reprend le même exemple dans la chronique n° 413, « N’ayez pas peur » – Aveugle hasard et Principe Anthropique : « À supposer que l’on puisse isoler un atome de radium, et même le connaître “complètement”, non seulement on ne peut pas prévoir s’il va se désintégrer dans trois secondes ou trois milliards d’années, mais on est obligé d’admettre (en conclusion d’une infinité d’expériences différentes) qu’il n’y a pas de cause à la désintégration. » Ce hasard quantique ne se rencontre pas que dans la désintégration des noyaux radioactifs mais dans tous les phénomènes où une « particule » élémentaire se trouve dans un état de superposition. Ainsi un photon polarisé se trouve dans une superposition de deux états possibles : polarisation horizontale ou verticale. Ce n’est qu’au moment de sa mesure que la polarisation se fixe dans l’une ou l’autre direction sans que l’on puisse prédire laquelle ; seule la probabilité de chaque direction peut être calculée. Cette conception en physique quantique d’un hasard essentiel contredit l’idée commune, issue de la physique classique, que « tout évènement doit avoir une cause », idée fort bien exprimée par Augustin Cournot : « De même que toute chose doit avoir sa raison, ainsi tout ce que nous appelons évènement doit avoir une cause. Souvent la cause d’un évènement nous échappe, ou nous prenons pour cause ce qui ne l’est pas ; mais, ni l’impuissance où nous nous trouvons d’appliquer le principe de causalité, ni les méprises où il nous arrive de tomber en voulant l’appliquer inconsidérément, n’ont pour résultat de nous ébranler dans notre adhésion à ce principe, conçu comme une régie absolue et nécessaire. » La note 4 ci-dessous revient sur cette distinction importante entre hasard classique et hasard quantique.
  3. « L’improbabilité de votre apparition, de la mienne et de tout homme ayant vécu ou devant vivre un jour, écrit Aimé Michel dans une autre chronique, est encore infinie une seconde seulement avant la fécondation de l’œuf maternel d’où nous venons. Elle n’est pas presqu’infinie, mais véritablement infinie, comme l’a montré M. Georges Pas­teur, puisqu’elle s’évalue en un nombre tellement grand qu’il n’existe aucun tel autre nombre dans l’univers. (…) Depuis que je sais cela, je me regarde avec respect dans mon miroir chaque matin en me rasant. Je regarde avec respect ma main qui écrit. Fichtre ! C’est impressionnant, cet infini labeur pour aboutir à moi, une seule fois et à jamais. » (Chronique n° 417, Le rassurant petit fromage – Du melon de Bernardin de Saint-Pierre au super-melon du Principe anthropique). (Précisons que l’univers auquel se réfère ici A. Michel est l’univers observable qui n’est qu’une fraction de l’univers total, bien que ce ne soit pas encore certain car l’univers réel pourrait être plus petit que l’univers apparent, voir la note 3 de la chronique n° 319).
  4. Il est question de « plusieurs sortes de hasard » notamment dans la chronique n° 419, Une idée nouvelle : la Providence… – Les quatre paradigmes et les trois formes de hasard, où Aimé Michel en distingue au moins trois : le hasard arithmétique (celui des décimales de pi), celui de l’ignorance des causes et celui de l’absence de cause. Revenons sur ces deux derniers en suivant les explications données par le physicien genevois Nicolas Gisin dans son excellent livre L’impensable hasard. Non-localité, téléportation et autres merveilles quantiques (Odile Jacob, Paris, 2012). Le « hasard d’ignorance » ou « hasard apparent » est celui de la physique classique (celle à notre échelle et au-delà) bien analysé par Cournot. Un bon exemple en est donné par le jeu de pile ou face, ou le jet d’un dé. « Dans ces deux cas, écrit Gisin, la complexité des microphénomènes en jeu (…) est telle qu’il est impossible en pratique de prédire le résultat. Mais cette impossibilité n’est pas intrinsèque. Elle n’est que le résultat de nombreuses petites causes qui s’imbriquent pour produire le résultat. Si l’on suivait avec suffisamment d’attention et de moyens de calcul le détail de l’évolution de la pièce, en garantissant les conditions des lancers, des molécules de l’air et de la surface sur laquelle elle rebondit, alors on pourrait prédire la face que la pièce exhiberait en fin de course. Il ne s’agit donc pas de vrai hasard. » (p. 60). Par contraste, le « vrai hasard », celui qu’on observe en physique quantique et qui fait l’objet de la note 2, est, nous dit Gisin, « intrinsèquement imprévisible : un tel hasard n’est pas prévisible car, avant de se manifester, il n’existait pas du tout : il n’était pas nécessaire, sa réalisation est un acte de pure création. (…) Un résultat au vrai hasard n’est pas prédéterminé de quelque manière que ce soit. » Il ajoute toutefois par souci de rigueur dans la formulation : « Il faut néanmoins nuancer cette affirmation, le vrai hasard pouvant avoir une cause. Mais cette dernière ne détermine pas le résultat, elle détermine seulement la probabilité des divers résultats possibles. Seule la propension que tel ou tel résultat se réalise est prédéterminée. » (pp. 36-37). Une note technique en fin d’ouvrage apporte des précisions utiles sur les relations entre les deux types de hasard, les deux théories physiques et le vocabulaire utilisé (probabilité et propension) : « En physique classique, le résultat de toute mesure est prédéterminée : il est en quelque sorte inscrit dans l’état physique du système mesuré. Les probabilités n’interviennent que par ignorance de l’état physique exact ; cette ignorance oblige le scientifique de se contenter de moyenne statistique et de calculs de probabilité obéissant aux axiomes de Kolmogorov. En physique quantique, le résultat d’une mesure n’est pas prédéterminé, même si l’état du système est parfaitement connu. Seule la propension que tel ou tel résultat se manifeste est inscrite dans l’état physique du système mesuré. Ces propensions ne suivent pas les mêmes règles et ne satisfont pas aux axiomes de Kolmogorov. (…) [L]es propensions de la physique quantique sont une généralisation logique du déterminisme classique » (pp. 153-154).
  5. Voici ce qu’écrit Aristote dans le passage cité par Aimé Michel : « XII. Sont des actions dues au hasard (tyché) toutes celles dont la cause est indéterminée et qui ne sont pas accomplies dans un certain but ; celles qui ne le sont ni d’une façon constante, ni généralement, ni dans des conditions ordinaires. Ce point est évident, d’après la définition du hasard. » (Rhétorique, Livre I, chapitre X, traduction Ch. Émile Ruelle, 1922, remacle.org/bloodwolf/philosophes/Aristote/rheto1.htm). Cette traduction appelle une précision. Il existe en effet deux mots en grec pour désigner le hasard, tous deux utilisés par Aristote, tyché et automaton. Ce dernier mot qui signifie « ce qui se meut de soi-même » et qui se trouve déjà chez Homère (voir chronique n° 400, L’étrange partie de cartes) a été utilisé par le philosophe matérialiste Démocrite dans son interprétation de la formation du monde, non pas au sens d’accidentel mais de naturellement nécessaire (Jean Salem, Démocrite: grains de poussière dans un rayon de soleil, Vrin, Paris, 2002, p. 81). C’est Aristote qui en a modifié le sens pour désigner la cause d’évènements qui pourraient être intentionnels mais ne le sont pas (comme la chute d’une pierre par opposition à une pierre volontairement lâchée en vue de frapper). Aristote distingue ainsi tyché, la chance ou la fortune dans les affaires humaines, et automaton, le hasard au sens moderne apparu à la Renaissance. Il se trouve que les commentateurs arabes d’Aristote traduisaient automaton par az-zahr (le dé) d’où vient le mot français hasard.
  6. Dans ce paragraphe, « homme » ne signifie pas Homo sapiens mais « être pensant ». Le principe anthropique ne requiert pas Homo sapiens sensu stricto mais un observateur, quel qu’il soit, humain ou pas, terrestre ou pas.
  7. Aimé Michel a déjà fait mention de l’ouvrage des physiciens John Barrow et Frank Tipler sur le principe cosmologique anthropique dans la chronique n° 424, L’ordre muet des chiffres – L’illusion de tout savoir et le mystère de la conscience. J’ai fait un résumé de ce gros livre en note 10 de cette chronique. La question des univers multiples de la cosmologie est évoquée dans la chronique n° 413, « N’ayez pas peur » – Aveugle hasard et Principe Anthropique, n° 419 (citée plus haut), en particulier la note 9.
  8. Ces conclusions méritent d’être soulignées car elles résument l’explication du monde selon la science contemporaine. Pour les physiciens, notre univers manifeste un ordre très particulier qui semble résulter d’une série d’heureuses coïncidences. Pour les biologistes, la vie terrestre (la seule que nous connaissions) manifeste un ordre subtil dont l’apparition demeure largement incomprise ; Jacques Monod pense que cette apparition ne peut être que le fruit d’un hasard extraordinaire, si bien que selon lui la vie n’existe que sur Terre (on se souvient de l’affirmation qui clôt son livre : « L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’univers d’où il a émergé par hasard »), mais tous les biologistes ne partagent pas ce point de vue et préfèrent, comme Aimé Michel, voir dans la vie la fille de la nécessité. Quant à l’évolution ultérieure de la vie, presque tous les scientifiques pensent qu’elle résulte d’une sélection de mutations favorables apparaissant au hasard. Dans les deux cas, l’explication proposée du monde demeure sensiblement la même : celle d’une immense loterie d’où sortent, ici les valeurs des constantes fondamentales produisant des univers innombrables plus ou moins « ratés » et un petit nombre d’univers « réussis » (dont le nôtre) ; là, un nombre immense de mutations, la plupart délétères, donnant naissance à un petit nombre d’organismes compatibles avec la vie. Telle est la philosophie inhérente à l’état actuel de la science et à laquelle elle ne paraît à même de fournir aucune alternative crédible. En sera-t-il toujours ainsi ? Rien n’est moins sûr car l’image du monde qui précède intègre mal ou pas du tout plusieurs éléments comme l’essence des mathématiques (voir la note 4 de la chronique n° 414), la nature de la conscience (voir la chronique n° 329, Superstition de notre temps – Comment se bâtit le matérialisme, et la note 8 de la chronique n° 424, L’ordre muet des chiffres – L’illusion de tout savoir et le mystère de la conscience) et ses diverses manifestations qui vont de la liberté humaine (voir la note 3 de la chronique n° 151, Les poux, les enfants et le lion – Skinner, Walden II et Twin Oaks : une société régie par les lois de la science ?) aux phénomènes physiques « anormaux » (voir par exemple le texte n° 421, Dialogue avec Aimé Michel – L’évolution cosmique, le prodige mystique et l’amour). Les matérialistes contemporains, forts de plusieurs siècles de succès ininterrompus du réductionnisme en science, récusent ces objections. Ils pensent que le mouvement initié par Galilée et Descartes poursuivra inexorablement son œuvre d’objectivation, de mécanisation et de « définalisation » du monde, et qu’il dissoudra les dernières illusions en la « croyance » en autre chose qu’une « matière » aveugle et dépourvue de toute finalité. Pourtant, il ne fait guère de doute que leur raisonnement relève d’un cercle vicieux parce qu’il repose sur les acquisitions d’un être qui s’éprouve conscient et finalisé pour démontrer que la conscience et la finalité n’existent pas. Si cette erreur, bien repérée, n’est pas mieux reconnue, c’est qu’elle exige un effort de réflexion pour résister aux entrainements faciles de l’atmosphère intellectuelle contemporaine, se départir d’une généralisation abusive des succès scientifiques et, bien entendu, ne pas verser dans des excès contraires. (Aimé Michel était très sensible à ce dernier point à cause d’un fâcheux précédent : la chute du monde antique gréco-romain qu’il interprétait par une démoralisation et un abandon aux spéculations stériles et aux superstitions, voir par exemple la chronique n° 246, Les ruines d’Athènes – L’effondrement de la civilisation antique et l’irrationnel dans la Nature, en particulier la note 4 sur l’analyse de l’helléniste suédois Martin P. Nilsson).
  9. Sur le nombre d’humains différents possible, voir la note 6 de la chronique n° 392. Ce calcul, même limité à la composition génétique de chacun, aboutit à des nombres tellement grands qu’il justifie la conclusion d’unicité de chaque homme, sauf à admettre un univers infini puisque dans un tel univers même l’infiniment improbable se réalise un nombre infini de fois (mais cela a-t-il physiquement un sens ?) Voir aussi la note 5 de la chronique n° 362.
  10. Il ne s’agit pas d’une citation et je n’ai pas trouvé non plus à quel passage de Pascal il est fait ici allusion. En tout cas il s’agit d’une paraphrase de la parole du Christ : « Tu m’as aimé avant la fondation du monde » (Jean 17, 24). La question qui ouvre cette chronique et sur laquelle elle s’achève hantait Aimé Michel dans les dernières années de sa vie. En novembre 1984, il se demandait déjà « Pourquoi alors suis-je là ? Pourquoi moi, plutôt que tous les autres “moi” possibles qui n’ont jamais été et ne seront jamais ? Dix secondes avant ma conception, il n’existait aucune chance que j’advienne. Et cependant me voilà méditant sur le pourquoi de mon être » (n° 392, « Plus intérieur que mon plus intime » – Les vérités les plus simples sont les mieux cachées). Il la pose à nouveau ici et y revient encore dans les chroniques ultérieures n° 475, La fleur, d’avril 1990, et n° 489, Pourquoi suis-je là ? d’octobre 1991.
  11. Cette « moitié d’éternité (si cela a un sens) » est une idée typiquement michelienne parce qu’elle invite à ne pas céder trop vite aux « évidences » qui n’en sont pas. Qu’est-ce que le temps ? Faut-il le concevoir comme un donné intangible (comme semblent le supposer Barrow et Tipler) ou comme un phénomène susceptible d’être un jour maitrisé ? Sur cette question du temps voir par exemple la chronique n° 466, « Le temps déployé » – Passé, futur, ailleurs selon le physicien Olivier Costa de Beauregard.