À PROPOS DE « DIEU ET LA SCIENCE » : ÉLOGE DES LECTEURS - France Catholique
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Noël : Dieu fait homme
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À PROPOS DE « DIEU ET LA SCIENCE » : ÉLOGE DES LECTEURS

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Quand on réussit quelque chose, remarque Rémy Chauvin, qui s’y connaît, on est chaleureusement applaudi par tout le monde. Sauf, à vrai dire, par ceux qui font le contraire. Et par ceux qui font la même chose1. C’est ce qui arrive à notre ami Jean Guitton2 et aux frères Bogdanov, dont le livre Dieu et la Science (Fasquelle éditeur) est le succès de l’été. Ceux qui font (ou ont essayé de faire) la même chose ne sont pas contents : « et moi alors, pourquoi n’en ai-je pas aussi vendu 260 000 exemplaires ? » À vrai dire, selon le Canard Enchaîné du 21 août 1991, ce seraient surtout les éditeurs qui en auraient gros sur le cœur, et je les comprends : de mon temps, et cela n’a sans doute guère changé, l’éditeur gagnait trois fois plus que l’auteur. Et assumait entièrement la casse en cas d’échec, ce qui justifiait l’asymétrie des droits d’auteur et d’éditeur, disaient les éditeurs. Donc, quelques éditeurs ronchonnent que les frères Bogdanov auraient un peu plagié d’autres auteurs3. Cela bien entendu ne changerait rien sur le fond du livre. Une vérité qui se répète reste une vérité. Mais qu’en est-il en fait ? Sur les huit interprétations possibles de la physique quantique et l’impossibilité de les formuler autrement Il y a quelques années, le physicien américain Nick Herbert, alors au fameux L.L.L. (Lawrence Livermore Laboratory) de Berkeley, recensa et exposa dans un livre d’une admirable clarté (a) les diverses interprétations possibles de la physique quantique4. Il en trouva huit, pas une de moins, mais pas une de plus, toutes découvertes au cours des années 20 par l’auteur dont elles portent le nom. Il y a l’interprétation dite de Copenhague ou de Bohr, la plus générale, il y a celle de von Neumann, variété magnifiquement élaborée de la précédente, il y a celle d’Everett, la plus stupéfiante et la plus simple (ce qui est philosophiquement très fâcheux), il y a celle des « variables cachées », généralement dite de Bohm et Louis de Broglie5, etc. Huit donc en tout, tant discutées en un demi-siècle et si minutieusement mises au point qu’il est pratiquement impossible d’exposer les fondements de la physique quantique sans copier un ou plusieurs auteurs antérieurs, ou dire des sottises. La rigueur est telle que Nick Herbert lui-même, ayant cru percevoir une neuvième interprétation inédite et l’ayant publiée dans une prestigieuse revue spécialisée, fut en quelques semaine enseveli sous une nuée de réfutations et de sarcasmes. Écœuré, il dut quitter le L.L.L.. Je ne sais ce qu’il est devenu6. Quelques années plus tôt, j’avais rencontré une autre grosse tête du L.L.L., Elisabeth Rauscher7, qui m’avait expliqué qu’il était temps de revenir à Henri Poincaré. Je n’avais rien compris à ses démonstrations. Et voilà que maintenant en effet on ressort Henri Poincaré pour en tirer la « théorie des chaos ». Je ne vois toujours pas le lien entre Poincaré et les interprétations quantiques (ou alors il s’agirait de quelque chose d’affreusement difficile). Mais le fait est là : si vous voulez expliquer votre point de vue sur ces interprétations ou quelques-unes d’entr’elles vous ne pouvez que, ou bien vous « planter » comme Nick Herbert, ou bien répéter ce qui a déjà été dit par quelqu’un d’autre, et d’ailleurs par de nombreux autres, qui ont depuis longtemps épuisé les divers trucs métaphysiques ou autres pour faire comprendre ces idées qui ne traînent pas les rues. Les frères Bogdanov n’avaient pas le choix. Ils devaient : ou bien produire un livre mal écrit et confus, ce qu’excluait leur collaboration avec le plus limpide de nos philosophes, mais à quoi miraculeusement les plus ronchonneux des éditeurs n’auraient rien trouvé à redire ; ou bien proposer l’impossible neuvième interprétation (immédiatement accueillie par plusieurs douzaines de réfutations) ; ou enfin – ce qu’ils ont naïvement choisi – exposer la théorie quantique dans sa version universellement admise (la vraie, pour ainsi dire), c’est-à-dire immanquablement répéter, en y mettant autant que possible du leur, ce que quelques autres avaient déjà dit. Qu’il me soit permis de remarquer en passant, non sans douleur, combien il est difficile, en 1991, de s’exclamer : « Tiens, mais c’est Byzance ! » sans s’éloigner du texte ni ressembler à aucun des successeurs de Talma, pour le moins. Comment faire ? J’ai moi-même, ici et ailleurs, tenté bien cent fois d’exposer le fondement comme on dit « incontournable » (parce qu’il n’y en a qu’un) et toujours le même, de la physique quantique. Et j’ai toujours puisé mes meilleures idées dans Feynman, von Neumann, Wheeler, P.C.W. Davies, Costa de Beauregard, Herbert, Lochak et Andrade, Bohr, Born, Dirac, etc., ne différant d’eux que dans la mesure où peut-être je m’égarais8. Et quoi d’autre ? Il y a huit interprétations, mais elles interprètent une vérité unique dont la formulation mathématique la plus concise reste l’inégalité, ou plutôt les inégalités, de Heisenberg, ceci pour un temps déterminé. Personne au monde ne voit comment on pourrait sortir de ce corset de fer. Ceux qui me semblent être allés le plus loin dans la scrutation du mystère quantique me semblent être Wheeler, et surtout Costa de Beauregard, qui n’a pas craint de pointer sur le seul moyen actuellement concevable de dépasser ce mystère : mettre au point une expérience physique de parapsychologie. Par exemple d’obtenir aujourd’hui le résultat d’une expérience réalisée demain !9 Nul n’est besoin d’être physicien pour comprendre à quel point l’idée même d’une telle expérience heurte le sens commun. Cependant 1) la physique quantique (qui marche dans votre poste de T.V. et mille autres gadgets) heurte déjà le sens commun, et 2) seule une telle expérience pourrait, éventuellement, mettre en défaut la physique quantique telle qu’on la comprend. Jean Guitton est philosophe, Dieu sait si j’en ai lu des philosophes s’escrimant sur le principe quantique ! (Le dernier est l’auteur de Mind, Brain and the quantum : Michael Lockwood, philosophe de l’Université d’Oxford, Londres 1991)10. Tous butent sur ce que Herbert nomme l’ontologie de l’entité quantique. Herbert souhaite que cette ontologie existe un jour. Eh bien, son vœu est exaucé : Jean Guitton est le pionnier de cette recherche peut-être insondable et que l’on peut même, au sens mathématique, qualifier d’infinie, comme est infini l’ensemble des nombres entiers11. Les idées les plus nouvelles, apprivoisées par le génie poétique investissent notre esprit comme de vieilles connaissances Je vais essayer d’expliquer de quoi il s’agit en partant d’images faciles et en signalant à mesure les faits physiques qui contredisent à mesure ces images. Voici un revolver chargé d’une balle. Je tire. Le coup part, la balle vole et va s’écraser sur la cible. Rien de mystérieux. Si j’ai bien visé, la balle se trouve au centre de la cible. Mais descendons dans l’infiniment petit avec le pistolet, la balle et la cible (c’est impossible, mais supposons, pour commencer). J’ai donc mon pistolet quantique, ma balle quantique, ma cible quantique. Je tire, Pan ! C’est ici que les difficultés commencent. Où est ma balle ? Réponse : tant qu’elle n’a pas atteint la cible, elle est partout, n’importe où entre le pistolet et la cible. Bon, direz-vous, ne plaisantez pas et contentez-vous de dire que vous ne savez pas où est la balle. Pas du tout. Elle est potentiellement partout, et je suis bien plus renseigné sur cette position potentielle que sur la position réelle d’une balle perdue. En effet, je dispose d’un instrument magique qui décrit les « mouvements » (entre guillemets, je dirai plus loin pourquoi) de tout « objet » quantique avec la plus inexorable rigueur : c’est l’équation de Schrödinger. Cette équation me donne la probabilité très précise que j’ai de me faire arracher la main selon l’endroit et le moment où je la mets, n’importe où, entre le pistolet et la cible. Dans certains cas bien prévus par l’équation, il se peut que l’endroit où ma main n’a rigoureusement aucune chance (ou risque) d’être arrachée par la balle soit le centre exact de la cible, quel que soit le nombre de coups tirés. L’équation de Schrödinger est une bien curieuse machine. Elle produit des résultats très précis, aussi précis que l’on voudra, mais qui ne mesurent qu’une probabilité, c’est-à-dire que je ne peux les vérifier qu’après avoir tiré un très grand nombre de coups. Pour chaque coup particulier, l’équation est muette. Par exemple j’appuie sur la gâchette : quand le coup partira-t-il ? Je n’en sais rien. Peut-être sur le champ, peut-être au jugement dernier. Il faut donc remonter au « pan ! » ci-dessus : il n’y a pas de pan ! Mais alors la probabilité ? Elle ne prévoit que des résultats globaux, et pour aller jusqu’au bout de cette logique on ne sait rien d’aucun phénomène quantique singulier avant qu’on l’ait produit par une expérience, si ce n’est la probabilité que l’on observe ici, là, à tel ou tel instant, si l’on décide de l’observer. D’où les guillemets qui encadrent plus haut le mot « mouvement ». Dans la philosophie cartésienne classique (celle qu’on porte dans la tête en naissant), un objet physique quelconque ne peut qu’être étendu et se mouvoir : plus de mouvement, plus d’objet, ou alors un objet immobile, ce qui en physique quantique n’existe pas, n’a pas de sens (pas plus d’ailleurs qu’en physique ordinaire, « relativiste »). L’ontologie, dit le dictionnaire, étudie l’être « sans considération de ses déterminations particulières ». En physique ordinaire un tel objet n’existe pas puisqu’on n’étudie que des déterminations, d’où la nécessité d’une méta-physique. La nouveauté fantastique de la physique quantique c’est qu’elle exige toujours une part d’indéterminé : le ver de la métaphysique ronge le cœur de l’être physique12. C’est là que commence l’ontologie quantique. Jean Guitton accomplit ici son miracle grâce à la poétique précision de sa langue, rappelant la définition de notre commun ami Cocteau : « La poésie est une science exacte »13. La poésie introduit par la beauté au cœur de la vérité. Les idées les plus nouvelles, apprivoisées par le génie poétique, investissent notre esprit comme de vieilles connaissances, familières, aisées, sans pour autant perdre rien de leur complexité. C’est du grand art. Qui eût pu croire qu’un livre sur Dieu et la physique quantique serait le best-seller d’une période de vacances ? Et pourtant cela est, révélant la vraie pensée d’un public qu’on voudrait nous faire croire vulgaire et borné14. Le public français vaut mieux que la plupart de ses écrivains. Surprenante, réconfortante leçon. Aimé MICHEL (a) Nick Herbert – Quantum Reality… titre paradoxal et volontairement provocant, puisque c’est la réalité quantique qui est en question. En physique quantique une porte peut n’être ni ouverte ni fermée aussi bien que les deux à la fois. Chronique n° 488 – F.C. – N° 2319 – 6 septembre 1991 Capture_d_e_cran_2014-11-10_a_12-28-10.png
Notes de Jean-Pierre ROSPARS du 30 mars 2020

 

  1. Le biologiste Remy Chauvin (1913-1999), spécialiste des fourmis et des abeilles, était un scientifique peu orthodoxe, passionné d’éthologie (voir chronique n° 460, Adieu à Lorenz) et de bien d’autres sujets comme la religion (n° 253) et la parapsychologie (n° 107), qui ne sont pas du goût de tout le monde. Ses talents de vulgarisateur, de conteur, de polémiste et d’écrivain, aux propos toujours teintés d’humour, lui avaient attaché les faveurs d’un large public et, pour les mêmes raisons, les défaveurs de bon nombre d’universitaires. Ses aphorismes, comme celui-ci sur ceux qui disent le contraire et ceux qui disent la même chose, sont bien évocateurs de son tempérament et de son expérience. Aimé Michel cite quelques autres de ses aphorismes, comme « En science, quand l’impossibilité d’une chose est enfin bien démontrée, c’est le signe infaillible qu’on va bientôt la faire » (n° 227) ou encore, celle inspirée de la boutade de Humboldt sur la façon dont les idées nouvelles entrent dans le monde : « On commence par dire que c’est complètement idiot, puis que c’est sans intérêt, et enfin qu’on le savait depuis longtemps », que Chauvin avait améliorée sous la forme : « C’est idiot, on le sait depuis longtemps, et d’ailleurs c’est moi qui l’ai trouvé. » (n° 19). Étonnez-vous après cela qu’il ait eu des ennemis ! Et puisqu’il est question de best-sellers dans cette chronique, rappelons que Chauvin en avait écrit un en 1975, Les surdoués, qui présentait les résultats d’une vingtaine d’années de recherches américaines sur ces enfants souvent mal-aimés et victimes de préjugés (voir n° 40). Ecoutez les dix premières minutes de son interview par Jacques Chancel dans l’émission « Radioscopie » (https://www.ina.fr/audio/PHD99226289) et vous aurez une excellente idée de l’homme et de ses réflexions, qui vous en rappelleront certainement d’autres, si vous lisez ces chroniques. Vous comprendrez aussi au passage pourquoi Chauvin et Michel étaient amis (sur les circonstances révélatrices de leur première rencontre, voir note 12 de n° 363).
  2. Il a été souvent question de Jean Guitton (1901-1999), philosophe et catholique (et non philosophe catholique), dans les présentes chroniques, car « Toutes les idées modernes ont retenu l’attention, souvent secrète, de Jean Guitton » (n° 296). On peut s’en convaincre en lisant ce qu’il écrit sur la pluralité des mondes (n° 296 et 350), sur les mystères (n° 388), sur Marthe Robin (n° 330) ou sur la souffrance animale (n° 409). J’ai beaucoup appris dans ses livres tels que Le travail intellectuel, Portrait de M. Pouget ou Jésus. Chez lui, nulle polémique, nulle caricature de l’adversaire, au contraire la volonté de rechercher chez lui ce qu’il y a de meilleur, d’apprendre à son contact, fidèle en cela à la devise de Lacordaire : « Je ne cherche pas à convaincre d’erreur mon adversaire, mais à m’unir à lui dans une vérité plus haute ». D’où souvent la présentation aussi honnête que possible des thèses en présence, quitte à donner des arguments à l’encontre des choix qu’il défend. Cette exigence est l’un des principaux attraits de son œuvre, particulièrement sensible dans son Jésus, où on a le sentiment parfois d’un dialogue entre le Guitton croyant et le Guitton incroyant (comme d’ailleurs, en sens inverse, chez Ernest Renan, voir note 1 de n° 21). Si on a peu de temps, peut-être le livre de Guitton à lire est-il L’absurde et le mystère (Desclée de Brouwer, 1984 ; réédité en 1997) ? Ce titre résume ce dont François Mitterrand et lui avaient parlé au début des années 80 : « Guitton, me dit François Mitterrand en descendant de l’hélicoptère, vous qui êtes philosophe et qui avez la foi, vous avez dix minutes pour me dire le sens de la vie… Apparemment, tout est absurde, sinon tout est mystère… – Mais monsieur le Président, il y faudrait plusieurs heures d’horloge ! – Cela ne fait rien, limitez-vous à l’essentiel. Je voudrais surtout vous interroger sur la mort. Non pas la mort elle-même que tout le monde connaît, mais sur ce qu’il y a après la mort ». Écrit dans un style limpide (trop peut-être car il donne une illusion de simplicité), ce petit livre est, selon ses propres mots « concis, lacunaire, court et net comme un testament : sans notes en bas des pages, sans référence à mes livres, ou à mes sources. Avant tout, j’ai cherché la transparence, déchirant, consumant l’obscur, l’opaque et l’inutile, effaçant par le travail les traces du travail. » Il pose la question essentielle, celle du choix entre l’absurde (un univers sans Dieu, dépourvu de sens où le suicide est une réponse accordée au Néant) et le mystère (car la négation de la proposition précédente ne peut être entièrement explicitée en termes humains). Il n’y a pas d’entre-deux qui vaille, il faut choisir. Les deux dernières phrases concluent : « La différence sera que, si nous sombrons tous dans le néant, celui qui a cru à tort au mystère ne perdra rien. Mais si le mystère est, celui qui ne l’a pas admis aura de grands regrets ». Une autre formule que j’ai cru lire en exergue d’un chapitre d’un de ses livres, mais sans parvenir à la retrouver, dit en substance : « Mon Dieu, si tu n’existes pas, ce n’est pas moi qu’il faut blâmer, mais Toi, pour n’avoir pas été à la hauteur de mes espérances ». À propos de Écrire comme on se souvient (Fayard, 1974), A. Michel note que Jean Guitton, « produit quintessencié de la culture universitaire française (et du hasard providentiel qui distribue les dons), homme de verbe et de contemplation », est « l’homme de pensée le plus malin de ce temps. Il a réussi à organiser la traversée de sa vie dans juste assez de gloire pour être lu et aimé de ceux qu’il voulait, mais pas plus, pour n’être embêté ni de l’incompréhension, ni de la mode, ni de la jalousie. » (n° 197). Dans la recension de son Journal de ma vie (Desclée de Brouwer, 1976 ; n° 296), il relève que « le génie propre [de Jean Guitton] excelle à porter les idées difficiles à leur maturation accélérée, ce qui je crois, relève du don de la prose. Cocteau disait que le langage est une science exacte. C’est sûrement vrai en français quand on sait écrire comme Guitton. Son plaisir, que l’on sent au plus haut point dans son Journal, est de se saisir d’une situation intellectuelle apparemment impénétrable, de trouver droit par où l’on y pénètre, d’en faire le tour en un clin d’œil et de nous en restituer tout aussitôt la vérité, si elle existe, ou un petit tas de cendres dans le cas contraire ; avec cela toujours bien élevé, toujours cordial, même dans les cas d’incinération. » L’estime de J. Guitton pour A. Michel n’était pas moins haute comme en témoigne une lettre de 1974, fort inhabituelle, du premier au second : « vous étiez exceptionnel, et de la race des indépendants, – qui ne se trouve plus que chez les supergrands et les sauvages. (…) vous avez une information vaste et précise, le jugement très calme, très exercé » (voir note 2 de n° 197). Il y a de telles similitudes parfois entre les intérêts et les orientations de Guitton et de Michel, y compris sur des sujets aussi peu prisés à l’époque que les ovnis, les extraterrestres ou la souffrance animale, que la question de leur influence réciproque se pose. Toutefois cette influence ne doit pas être surestimée car, comme pour Chauvin, une fois certaines prémisses posées sur la profondeur de l’espace et du temps, les limitations de la science, l’ignorance humaine et le choix du mystère contre l’absurde, tout converge vers l’image du monde que tous trois se sont employés à diffuser.
  3. Les frères Bogdanov furent accusés d’avoir plagié La mélodie secrète de Trinh Xuan Thuan. Je ne sais comment l’affaire se termina. Il y a toujours eu un petit parfum de scandale autour des deux frères qui avaient animé sur TF1, entre 1979 et 1987, une émission de vulgarisation à succès mêlant science et science-fiction. Plus récemment leurs travaux scientifiques ont suscité une levée de boucliers de la part de physiciens français inquiets de voir leurs théories spéculatives jugées officiellement recevables. Pour la philosophe des sciences Isabelle Stengers, ces dernières critiques sont excessives car « au fond, les articles des frères Bogdanov ne sont pas différents de beaucoup d’autres dans la même discipline ! ». Elle ajoute : « Les “ennemis” des Bogdanov subissent en silence le fait que certains ténors montrent le mauvais exemple. Mais lorsque Stephen Hawking clôt sa Brève histoire du temps sur la perspective de physiciens répondant enfin à la question de ce qu’il y avait dans l’Esprit de Dieu au “moment” où il créa l’Univers, répondent seulement des soupirs discrets en public, des ricanements entre collègues. Il n’y a pas d’accusation publique car la réputation de physicien de génie de Hawking le protège. En revanche que des vulgarisateurs prennent la pose de “penseurs de la physique” en écrivant Dieu et la science avec un penseur chrétien, et deviennent pour finir docteurs en physique mathématique ou théorique, c’est une tout autre affaire, surtout en France. » (« Mésaventure du pacte anti-fictionnel » dans Mensonge, mauvaise foi, mystification : les mésaventures du pacte fictionnel, coordonné par Thierry Lenain, Vrin, Paris, 2004). Notons au passage qu’A. Michel était assez peu réceptif aux accusations de plagiat. Après tout, disait-il, on ne plagie que les bonnes idées et ainsi elles circulent plus largement. Il était donc dépourvu de cette vanité de l’auteur qui se sent propriétaire de ses idées. N’empêche qu’il reste toujours préférable de citer ses sources et de reconnaître ce qu’on doit à autrui ! C’est d’ailleurs ce qu’il fait un peu plus bas en citant les auteurs dont il s’est inspiré, sans omette la jolie formule « ne différant d’eux que dans la mesure où peut-être je m’égarais » !
  4. Le livre de Nick Herbert, Quantum Reality, Beyond the New Physics. Anchor Book, 1985, n’a jamais été traduit à ma connaissance. C’est dommage car c’est un livre de vulgarisation de très bonne tenue. À défaut d’entrer dans le détail, je peux au moins faire la liste des huit interprétations de la physique quantique qui structurent le livre et donnent autant de versions de la « réalité quantique » (nous avons déjà parlé de plusieurs d’entre elles en marge de la chronique n° 284) : 1/ Interprétation dite de Copenhague 1ère partie, créée par Niels Bohr : il n’y a pas de réalité profonde, le monde à notre échelle émerge d’un monde quantique complètement différent. 2/ Interprétation de Copenhague 2e partie, défendue par John Wheeler et David Mermin : il n’y a pas de réalité sans observation et l’observation crée la réalité (la Lune n’est là que quand on la regarde). 3/ La réalité est un tout indivisible : non seulement l’observation crée la réalité mais en plus l’acte d’observation brise la frontière entre observateur et observé ; tout est interconnecté (Bohm, Heitler). 4/ La réalité consiste en un nombre croissant d’univers parallèles qui sont créés chaque fois qu’une situation peut produire plusieurs résultats possibles, tous ces résultats sont produits simultanément mais dans des univers différents (Everett ; voir n° 455). 5/ Le monde obéit à une logique quantique qui est à la logique ordinaire (logique de Boole) ce que la géométrie de l’espace-temps d’Einstein et à la géométrie ordinaire (géométrie euclidienne). 6/ Le monde, même microscopique, est fait d’objets ordinaires ayant des attributs propres, qu’on les observe ou non (néoréalisme de Planck, Einstein, de Broglie, Schrödinger, Bohm ; voir n° 437). 7/ La conscience crée la réalité : les seuls observateurs qui comptent sont les observateurs conscients (von Neumann, Wigner, London, Heitler, Stapp ; note 9 de n° 424). 8/ Le monde quantique n’est pas un monde d’évènements concrets et singuliers comme le monde à notre échelle (la pièce tombe sur pile ou sur face) mais un monde de potentialités (les contraires, pile et face, y coexistent) ; en ce sens, rien de réel n’y arrive (Heisenberg). Un fait étonnant, souligné par Herbert, est que ces huit réalités quantiques prédisent exactement les mêmes phénomènes observables à notre échelle, ce qui empêche de les distinguer expérimentalement, même quand elles sont contradictoires (comme les deux premières avec la 4e). Qui plus est, elles peuvent être toutes fausses ! Nul ne sait comment cette crise de la physique sera résolue. Comme le dit John Wheeler : « Il se peut qu’il n’y ait rien de comparable à un ‘mécanisme central étincelant de l’univers’ à découvrir derrière une paroi de verre à la fin du chemin. La meilleure description du trésor qui nous attend est peut-être, non une machinerie, mais une magie. »
  5. Pour une présentation claire de la théorie de De Broglie-Böhm (6e de la liste de N. Herbert) et une critique de l’interprétation de Copenhague (1re et 2e), on peut consulter J. Bricmont, « Contre la philosophie de la mécanique quantique », pp. 321-365, in J. Dubessy et G. Lecointre : Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, Syllepse, Paris, 2001. L’auteur, « matérialiste scientifique » (voir pp. 155-160 du même ouvrage) reprend les thèmes présentés par Aimé Michel, cite les mêmes auteurs (Einstein-Podolsky-Rosen, Bell, Penrose, Herbert etc.) et n’hésite pas à comparer la non-localité quantique à la magie, reprenant contre toute attente la métaphore de Wheeler. Pour le magicien, son action à distance a quatre propriétés remarquables : elle est instantanée, individuée, à portée infinie et permet la transmission de messages. « Ce qui est extraordinaire avec la non-localité quantique, c’est qu’elle a les trois premières propriétés “magiques” mais pas la quatrième [il cite le livre d’Herbert à l’appui]. (…). [Ceci] invalide à l’avance les efforts de ceux qui voudraient voir dans le résultat de Bell une porte ouverte pour une justification scientifique des phénomènes paranormaux. Mais les autres aspects sont bien là, et ils sont déconcertants (…). Du moins, c’est la conclusion qu’on peut tirer aujourd’hui, au vu des résultats expérimentaux. » (p. 341). Soulignons au passage le fait, qui n’est pas sans importance, que les enseignements à tirer de la physique quantique ne dépendent pas des options philosophiques et sont partagés, à quelques nuances près, par des auteurs aux options divergentes.
  6. Je ne sais pas quelle est l’origine exacte des ennuis professionnels rencontrés par Nick Herbert. Peut-être cette « neuvième interprétation » était-elle en rapport avec sa proposition de construire un dispositif de communication instantanée fondée sur la non-localité quantique ? Son article intitulé « FLASH – Un communicateur superluminique fondé sur une nouvelle sorte de mesure quantique », soumis à la revue Foundations of Physics en janvier 1981, laissa perplexe bon nombre de brillants spécialistes à l’époque avant qu’on finisse par trouver où était l’erreur. Ce fut l’occasion d’une découverte importante, celle du « théorème de non clonage » par Wooters et Zurek, deux élèves de Wheeler (pour plus d’explications, voir note 6 de n° 341). Dans ses livres ultérieurs Faster than light, superluminal loopholes in physics (N.A.L., 1988) et Elemental mind. Human conciousness and the new physics (N.A.L., 1993) on apprend qu’« outre son travail de consultant, il a dirigé des séminaires de physique et des conférences internes sur la physique quantique à l’Institut Esalen en Californie ».
  7. Elisabeth Rauscher (1937-2019) fut l’une des rares femmes de sa génération à obtenir un doctorat en physique (en 1978). Il n’est guère surprenant qu’Aimé Michel ait souhaité la rencontrer lors de son voyage aux États-Unis car, outre sa passion précoce pour la physique, elle s’intéressait à la philosophie des sciences, qu’elle enseigna, et à la parapsychologie. Elle fut notamment co-fondatrice en 1975 du « Fundamental Fysiks Group », dont nous avons déjà parlé. Ce groupe informel de jeunes physiciens et philosophes se réunissait tous les vendredis après-midi sur le campus de Berkeley pour discuter des fondements de la physique quantique et de ses connexions possibles avec la conscience (voir la 7e interprétation en note 3) et la parapsychologie (via la non-localité, voir note 5). Il était fréquenté par Nick Herbert, Jack Sarfatti, John Clauser, Henry Stapp et d’autres qui allaient par la suite faire parler d’eux comme vulgarisateurs ou comme chercheurs. Le mérite de ce groupe fut de poursuivre la réflexion sur un sujet qui avait passionné les fondateurs de la physique quantique avant-guerre mais dont la majorité des physiciens se désintéressaient, du moins jusqu’au début des années 80 (voir mes notes à ce sujet dans les chroniques n° 286, 341 et 385).
  8. Aimé Michel s’est beaucoup intéressé à la physique quantique et lui a consacré un grand nombre de chroniques (notamment n° 3, 119, 275, 285, 286, 309, 310, 342, 385, 387, 488). Bien renseigné par ses amis chercheurs (en premier lieu O. Costa de Beauregard), il a été l’un des tout premiers vulgarisateurs du théorème de Bell, qui fut le point de départ des expériences de John Clauser et Alain Aspect sur la non-localité, voir par exemple la chronique n° 309, Le mur – Le théorème de Bell et l’attente du futur comme une promesse. Il mentionne ici les principaux auteurs dont il s’est inspiré dont on trouvera assez facilement les ouvrages. J’en ai cité plusieurs autres, publiés plus récemment, notamment ceux de Bernard d’Espagnat (n° 328), Jean-Pierre Pharabod, Nicolas Gisin et d’autres (voir note 4 de n° 432). J’en ajoute ici un autre, celui d’Amir D. Aczel, Entanglement (Plume, 2003), en français « Intrication », qui fait un point forcément provisoire sur le fondement de la physique quantique. Il expose avec clarté et pénétration comment a été découverte et vérifiée l’intrication quantique, le fait que deux ou plusieurs particules ayant interagi ne forment qu’un seul objet en dépit de la distance qui les sépare. Mêlant les aspects scientifiques et biographiques, ce livre raconte les contributions successives de nombreux savants tels qu’Einstein, Bohr, de Broglie, Schrödinger, von Neumann, Wheeler, Bell, Clauser, Horne, Shimony, Aspect, Gisin et d’autres ; comment leurs discussions, leur longue et patiente quête du meilleur argument, de la meilleure description et de la meilleure preuve expérimentale, ont imposé des idées si contraires aux évidences des sens et de la science classique. Dans une époque qui doute de la science, ce livre est revigorant et aurait mérité une traduction française.
  9. Les parapsychologues réalisent depuis longtemps des expériences de ce genre, et Aimé Michel ne l’ignore pas, puisqu’il les a commentées dans d’autres articles. Par exemple, dans un ancien numéro de Planète, il commente les expériences dites de la « chaise vide », conduites à l’Institut métapsychique en 1925-1926 par le docteur Osty, et les variantes plus récentes conduites avec Gérard Croiset par Hans Bender. En voici le principe : Osty désignait au hasard une chaise vide avant que le public n’arrive pour assister à la séance de voyance et demandait au voyant de décrire la personne qui viendrait l’occuper, et de donner sur elle des informations vérifiables. On s’est aperçu que les informations données dans ces conditions étaient aussi fiables que celles obtenues en direct. (Eugène Osty, Pascal Forthuny, une faculté de connaissance paranormale, Paris, Alcan, 1926). [Note de Bertrand Méheust] Le physicien O. Costa de Beauregard, élève de Louis de Broglie, dont il a été aussi beaucoup question dans ces chroniques, était un spécialiste de la Relativité restreinte et des quanta. Sur ces bases, il développa une réflexion originale sur le temps en physique (voir par exemple la chronique n° 466, Le temps déployé) et fut, avec Bernard d’Espagnat, l’un des inspirateurs des expériences d’Alain Aspect à Orsay fondées sur le théorème de Bell. Son interprétation de la physique autorisait des effets comme la prémonition ou la psychokinèse que la parapsychologie étudie expérimentalement, ce qui justifiait son intérêt pour cette discipline. Il n’a guère été entendu sur ce dernier point, mais qui sait ce que l’avenir tient en réserve ?
  10. Juste un mot sur ce livre de Michael Lockwood, publié en 1989, qui fut l’un des premiers d’une longue série d’ouvrages sur la conscience écrits après cette date par des philosophes, des psychologues et des physiciens. Il ouvrait une nouvelle ère après de nombreuses décennies où le mot même de conscience avait été banni du domaine scientifique. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas un hasard si le renouveau des recherches sur la conscience s’est trouvé coïncider avec celui sur la « réalité quantique ».
  11. Faire de J. Guitton un pionnier de l’ontologie quantique est bien sûr un peu exagéré. Mais il est vrai qu’en une dizaine d’entretiens et moins de deux cents pages, les trois auteurs parviennent à passer en revue les grands problèmes de l’heure sur l’univers, sa structure, son histoire, l’émergence de la vie, le hasard et la nécessité, la matière et l’esprit, les étrangetés de la physique quantique et tutti quanti. Les connaissances scientifiques que résument non sans talent les frères Bogdanov, Jean Guitton les interprète en termes philosophiques et théologiques. « Tout ce que nous croyons sur l’espace et le temps, dit-il par exemple, tout ce que nous imaginons à propos de la localité des objets et de la causalité des évènements, ce que nous pouvons penser du caractère séparable des choses existant dans l’univers, tout cela n’est qu’une immense et perpétuelle hallucination, qui recouvre la réalité d’un voile opaque. Une réalité étrange, profonde existe sous ce voile ; une réalité qui ne serait pas faite de matière, mais d’esprit ; une vaste pensée qu’après un demi-siècle de tâtonnements, la nouvelle physique commence à comprendre, invitant les rêveurs que nous sommes à éclairer d’un feu naissant la nuit de nos rêves. » (pp. 117-118). Il est vrai que la science ne se suffit pas à elle-même, qu’il faut aussi des philosophes et des poètes pour dire aux hommes ce qu’elle signifie ou pourrait signifier. Les philosophes-poètes comme Jean Guitton sont utiles et le succès même de leurs livres montrent qu’ils répondent à un besoin. Malgré tout, je dois avouer que les étroites connexions aux allures de court-circuit entre la physique et le divin qu’on trouve dans Dieu et la science m’ont peu éclairé et encore moins convaincu. Elles justifient les critiques de concordisme qu’on a faites à l’ouvrage. Car on sait bien, comme le remarque le physicien Jean-Pierre Lonchamp, en accord avec Aimé Michel (voir par ex. n° 355), qu’il est « très dangereux de solliciter la science pour construire des espèces d’arcs-boutants destinés à soutenir l’édifice de la foi. Les théories scientifiques, en raison de leur caractère précaire et révocable seraient de bien piètres supports pour engager irréversiblement notre liberté ! (…) Comment ne pas citer Thomas d’Aquin lorsqu’il exprime sa crainte : “Qu’en prétendant démontrer les choses de la foi au moyen de preuves peu concluantes on ne s’expose à la dérision des incrédules leur donnant à penser que nous adhérons pour de telles raisons aux arguments de la foi”. » (« Le concordisme, une menace pour le christianisme ? » in Le christianisme dans la société, P.-M. Beaude et J. Fantino, dir., Cerf, Paris, 1998, p. 99-100).
  12. Je suis admiratif de cette présentation de « l’ontologie quantique » en seulement dix paragraphes et un peu plus de cinq cent mots dont tous sont pesés. Comme d’habitude, le ton est celui de la discussion familière, mais cette simplicité ne doit pas voiler la densité du propos ni encourager une lecture superficielle.
  13. Sur Cocteau et sa relation amicale avec Aimé Michel, voir la chronique n° 273, et pour les anecdotes, les n° 65, 128, 345 et 443.
  14. Les best-sellers à orientation « religieuse » au sens large n’ont pas manqué au cours du dernier demi-siècle. Plusieurs exemples me viennent à l’esprit : Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu (Claude Tresmontant, 1966), La Gnose de Princeton (Raymond Ruyer, 1974), Des choses cachées depuis la fondation du monde (René Girard, 1978), Dieu face à la Science (Claude Allègre, 1997), plus récemment Homo deus (Yuval Noah Harari, 2017) et j’en oublie certainement.