Pour la couverture par EWTN (« Eternal Word Television Network », réseau mondial de télévision catholique) de la 44e Marche pour la Vie, un compteur montrait au fur et à mesure à l’écran le nombre de morts par avortement dans le monde. Le programme a démarré à neuf heures du matin et à dix heures, le nombre était déjà de cinq mille deux cents (5 200). Ce qui m’a conduit à m’interroger sur le nombre total d’avortements en un an dans le monde. Je multipliai donc ce nombre par vingt-quatre, puis re-multipliai par trois cent soixante-cinq ; le résultat est de l’ordre de quarante-cinq millions par an. Je ne suis pas totalement surpris, mais je me retrouve assis là, abasourdi par cette stupéfiante statistique.
Puis je suis frappé par le terme de « statistique » qui tend à déshumaniser le carnage, lequel ne représente pas qu’une statistique. Il s’agit de 45 millions d’être humains dont le droit à la vie est dénié, un droit sacré du fait que la vie de chaque personne est réellement créée par Dieu.
Joseph Staline a dit : « Une mort toute seule, c’est une tragédie ; un million de morts, c’est une statistique. » Psychologiquement parlant, au moins, Staline a raison : un tel nombre tend à devenir purement statistique, sans pouvoir moral. C’est exactement ce qui a permis à Staline d’assassiner des millions de personnes sans ciller – ou sans que la plupart des autres observateurs athées ne cillent. Ce qui importait était la révolution et rien d’autre.
Le meurtre massif des enfants à naître est par lui-même un indicateur clair que nous sommes au milieu d’une autre révolution, la révolution laïque qui veut renverser Dieu et la loi morale dans de nombreux pays du globe. Cette révolution laïque contient d’autres sous-révolutions, comme la révolution sexuelle et la révolution intellectuelle dans nos universités. Lorsque Dieu est banni de la société, lorsque Dieu est « mort », tout est possible, même le meurtre annuel de plus de 45 millions de personnes humaines avec à peine l’idée d’un scandale dans les nations « civilisées » de l’Occident.
L’absolue obscénité de ce nombre rend difficile, même pour beaucoup de bons chrétiens, de ressentir une profonde répulsion de bon aloi vis-à-vis de la société dans laquelle ils vivent leur vie de tous les jours. Plus d’un million d’innocents à naître sont tués chaque année dans ce pays (les États-Unis, NdT) et pourtant, la vie continue à peu près comme d’habitude pour la plupart d’entre nous. Les exceptions sont ceux qui sont des adversaires de l’avortement plus profondément impliqués tout au long de l’année pour sauver des vies, en conseillant et en offrant des alternatives, en récoltant des fonds pour les femmes qui choisissent la vie plutôt que la mort pour leur enfant à naître, etc. Ce sont de vrais héros pour ce mouvement, et pour la plupart, ils sont méconnus par la société, ce qui leur convient plutôt bien.
D’une certaine manière, il nous faut aller au-delà des statistiques, jusqu’à la réalité de cette horreur, sans perdre notre sens de l’équilibre et notre charité chrétienne envers tous, y compris ceux qui succombent à la tentation de l’avortement et ceux qui promeuvent l’avortement. Mais nous ne pouvons pas non plus perdre notre sens de l’atrocité morale, comme si le diable pouvait devenir acceptable. Pour accomplir cela, nous avons non seulement besoin d’une vie spirituelle saine, mais nous avons particulièrement besoin du témoignage permanent de chefs spirituels qui prennent la parole en public.
Nos chefs spirituels décrètent occasionnellement un jour de jeûne pour certaines atrocités qui se produisent dans notre monde. Cependant, je n’ai pas connaissance d’une quelconque hiérarchie nationale ou de l’Église universelle déclarant un jour de jeûne, encore moins un mois de jeûne, chaque année, en réparation pour ce crime massif contre l’humanité et l’extraordinaire offense qu’il constitue contre le Créateur de la vie. Pourquoi pas ? Y a-t-il eu un amortissement du sens moral, même dans le cœur de ceux qui sont, ou devraient être, les grands défenseurs de la vie humaine ? Des mots, des mots, encore des mots mais peu d’actions qui touchent le cœur de l’homme, ou son sens moral.
Une conférence va se tenir au Vatican le mois prochain sur la menace de l’extinction biologique de certaines espèces du fait du changement climatique. D’accord, mais pourquoi ne pas parrainer une conférence sur la menace qui pèse sur l’humanité lorsque 45 millions d’enfants à naître sont tués chaque année ? Ce n’est pas une menace potentielle, quelque chose qui se produirait dans l’avenir, mais une réalité ici et maintenant.
Ou, pourquoi n’y a-t-il pas une conférence au Vatican sur le suicide démographique qui s’installe dans le monde, qui menace les sociétés humaines considérablement plus que la possible perte de certaines espèces biologiques, causée par le changement climatique ? La conférence du Vatican est sensée éveiller les gens et stimuler l’ingéniosité humaine qui peut traiter cette menace. Mais lorsqu’il s’agit de la menace de l’avortement partout dans le monde et du suicide démographique, il ne semble pas qu’il y ait d’urgence, du moins pas le même genre d’urgence.
La même chose est vraie lorsque l’on parle de prière et de jeûne. Je soupçonne que si un million de personnes – pas 45 millions mais 1 million – étaient délibérément et systématiquement condamnées à mourir de faim par un gouvernement lancé dans un nettoyage ethnique ou quelque chose de semblable, l’indignation morale serait si grande que nous verrions nos chefs spirituels appeler à la prière et au jeûne jusqu’à ce que le mal soit éliminé. Mais ce serait un cas de direction par derrière, c’est-à-dire après l’outrage, plutôt que de mener l’opposition contre cette offense.
La mort de tous ces enfants, année après année, les petites et disproportionnées indignations morales et actions pratiques peuvent aussi être de dangereux scandales pour des chrétiens. Pourquoi Dieu laisse-t-il cela advenir ? Pourquoi l’Église fait-elle si peu ne proportion du mal ?
Au bout du compte, tout cela fait partie du mystère de la Divine Providence. Nous ne comprenons pas les voies de Dieu. Et nous ne comprenons certainement pas toujours les voies de Son Église. Mais nous savons que Dieu tirera du bien même de ce mal, et que, d’une manière ou d’une autre, même les échecs de l’Eglise s’inscrivent dans ce plan divin.
Confrontés à cette grande pierre d’achoppement, nous sommes forcés de nous mettre avec confiance à la place de St Jean-Baptiste qui fut une fois interpellé par le Christ : « Heureux celui pour qui je ne serai pas une occasion de chute. »
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Source : https://www.thecatholicthing.org/2017/01/29/45-million-aborted-children-only-a-statistic/
Photo : Washington, D.C., 27 janvier 2017
Le père Mark A. Pilon, prêtre du diocèse d’Arlington (Virginie), est titulaire d’un doctorat en théologie sacrée, décerné par l’Université de la Sainte Croix de Rome. Il est ancien titulaire de la chaire de théologie systématique au séminaire du Mont Sainte Marie, ancien éditeur contributeur du magazine Triumph, et professeur retraité et invité de l’école supérieure Notre-Dame, du Collège Christendom. Il écrit régulièrement sur littlemoretratcs.wordpress.com.