3133-Touche pas à Bernanos ! - France Catholique
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Funérailles catholiques : un temps de conversion
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3133-Touche pas à Bernanos !

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2 SEPTEMBRE

Vincent Peillon veut rendre son mor­dant à la gauche socialiste en la re­plongeant dans la Révolution fran­çaise (La Révolution française n’est pas terminée, Seuil). Il s’en prend donc à François Furet, coupable d’avoir interrompu une historiographie de combat et d’avoir voulu mettre ainsi fin à l’exception française.

Le Nouvel Observateur, soucieux de défendre celui qui fut une de ses plumes les plus prestigieuses, a demandé à Philippe Raynaud d’ouvrir une discussion avec le dirigeant socialiste (par ailleurs ségoléniste). Toujours courtois, Raynaud n’élève jamais la voix et apporte une réplique bienvenue, mais j’aurais aimé que, sur certains points, il s’engage un peu plus. Notamment à propos de la pensée singulière d’Edgar Quinet.

Si je n’ai pas lu encore le livre de Peillon, j’ai lu en revanche Quinet aux alentours du bicentenaire de 89 et suis quelque peu ahuri qu’on puisse se réclamer de ses phobies et de ses lubies. Sait-on ce que notre historien reproche à Robespierre ? Non pas la Terreur et ses charettes vers la guillotine, mais d’avoir stopé le mouvement de déprêtrisation et de décatholicisation. À vrai dire, il s’agissait bien de déchristianisation, mais Quinet est attaché à la Réforme et ne se console pas que le protestantisme n’ait pas conquis la France. Ses vœux vont donc spontanément vers un arrachement violent du pays à sa tradition religieuse. Celui qu’a entrepris la Terreur en sa phase de révolution culturelle (qui ressemble étrangement à celle qui s’est déroulée en Chine sous Mao Tsé Toung).

Donc Vincent Peillon a le front de reprendre Edgar Quinet et n’hésite pas à réclamer pour la République une ambition spirituelle… En d’autres termes, si je comprends bien, c’est une véri­table religion, appuyée sur un sens de la transcendance, qui correspond le mieux à l’idéal révolutionnaire et républicain.

Grands dieux ! Que vont penser de cela les farouches défenseurs de la laïcité, accrochés à l’idée d’une Mariane a-religieuse, sinon anti-religieuse ? Il est vrai qu’au beau milieu de la bataille de l’école (des années 1981 à 1984) Michel Bouchareissas, secrétaire général du Comité national d’action laïque, s’était réclamé du même Edgar Quinet pour prôner une sorte d’humanisme qui aurait pu englober l’ensemble de la Nation à l’encontre de la fragmentation des religions. Et je n’ai jamais douté, pour ma part, que la laïcité à la française, lorsqu’elle n’est pas encadrée par de solides balises juridiques et institutionnelles, s’identifie à une religion séculière. Vincent Peillon renoue donc avec cette tradition. Nicolas Weill, qui rend compte de son livre dans Le Monde, n’a pas l’air du tout convaincu.

Bien mieux, Weill ne craint pas de se récla­mer in fine d’un « socialisme scientifique » qui « n’aurait peut-être pas dit son dernier mot en 1989 ». Décidément, les vieilles lunes sont de retour. Marx, Engels ? Pourquoi pas aussi Lénine, Staline, Mao ? Je galège, mais à peine. De quelle religion peut-il s’agir ? De la religion civile selon Jean-Jacques Rousseau ? Il semble qu’il y ait quelque chose de cela, et même d’un peu tocquevillien, si l’on veut bien se souvenir que Tocqueville, chrétien mal assuré, considérait qu’il fallait que du religieux vînt conforter le régime nouveau.

Mais, en adoptant une telle ligne de combat, notre brillant dirigeant socialiste s’oppose carrément, sinon au socia­lisme scientifique plutôt mal en point, du moins à un certain scien­tisme républicain bien mis en valeur par Claude Nicolet dans ses études fort intéres­santes, parues dans les années 80. Nicolet, toutefois, ne marquait pas à quel point les idéologues, leurs prédécesseurs et leurs successeurs s’engageaient dans une redoutable entreprise biocratique de régénération de l’espèce, ainsi que je l’ai noté ici même, à propos des livres de Xavier Martin.

Et puis, que devient dans cette affaire le principe cardinal de la séparation de l’Église et de l’État, pourtant sans cesse célébré comme la merveille des merveilles. La loi de 1905 pourrait-elle résister à pareille surenchère de religiosité ? Dans Le Nouvel Observateur, Vincent Peillon prétend que cette loi serait issue directement des luttes anticatholiques de la République. Il faudrait s’entendre ! Ou la laïcité – il est vrai que le mot n’est pas prononcé dans le texte de 1905 – signifie la radicale indépendance de l’État par rapport aux religions, et conséquemment admet son incompétence en matière métaphysique et religieuse, et à ce moment on voit mal comment la religiosité républicaine de M. Peillon s’y accorde. Ou cette religiosité est considérée comme constitutive de la République et la loi de 1905 s’en trouve entièrement caduque. Décidément, les efforts pour rendre sa pugnacité idéologique et programmatique à la gauche nous réservent bien des surprises…

3 SEPTEMBRE

Bernanos, défendu, et avec quel ta­lent, par Philippe Lançon, dans Libéra­tion d’hier. C’est que l’auteur de La Grande peur des bien pensants s’est trouvé pris à parti par Alexandre Adler (dans Le Figaro du 25 juillet), et par Jean-Paul Enthoven (dans Libération, le 23 août), à la suite du feuilleton de l’été, celui de l’affaire Siné. On s’in­digne de l’antisémitisme redécouvert de Bernanos. N’a-t-il pas prétendu, à la fin de la guerre, qu’Hitler avait déshonoré l’antisémitisme ? On conçoit l’incompréhension de beaucoup, notamment des nouvelles générations habituées à réprouver uniment l’antisémitisme comme une horreur. Toute distinction, tout distinguo entre les formes diverses de pareille pathologie, paraissent coupables ou perverses. Ferait-on remarquer que, pourtant, certains antisémites patentés, ont éprouvé devant la Shoah des sentiments de révolte et de tristesse indicible qu’on provoquerait plus que de la surprise, de l’indignation, comme si c’était de la duplicité et de l’hypocrisie. C’est pourtant bien le cas. Il est même arrivé, comme le montre dans ses livres l’historien israélien Simon Epstein, que ce furent souvent des antiracistes d’avant-guerre qui se précipitèrent dans la collaboration et des antisémites, leurs ennemis, qui se retrouvèrent dans les rangs de la Résistance (cf. Un paradoxe français, Albin Michel, 2008). Là, c’est vraiment la stu­peur, l’ordre du monde qui se disloque. Le même Simon Epstein avait fait précédemment la révélation que la quasi totalité des militants dreyfusards survivant en 1940 étaient devenus collaborationnistes ! Par pacifisme ! (Les drey­­fusards sous l’occupation, Albin Michel, 2001). Ces vérités-là sont dures à entendre, si l’on a toujours été baigné dans un climat idéologique manichéen, où les bons et les mauvais sont fixés ad aeternam, dans leur détermination profonde. Je crois que Péguy n’aurait pas été surpris d’une telle dérive, si l’on se souvient de la sévérité avec laquelle il traite nombre de ses anciens alliés du moment de l’Affaire.

Pour en revenir à Bernanos, c’est vrai qu’il a reconnu en Drumont un de ses maîtres, et que cela provoque, avec la distance, un malaise, et plus encore une incompréhension radicale. J’ai tenté une seule fois de lire La France juive. Je ne devais pas avoir beaucoup plus de vingt ans. Le livre m’est tombé des mains, au bout de quelques dizaines de pages. Je n’ai pas eu le cœur de poursuivre. C’était décidément trop bas, pour ne pas dire trop bête, de la haine pure, des procédés infâmants : des ragots de caniveau… Comment avait-on pu se laisser prendre à ce type de littérature ?

J’ai mesuré, à cet instant, mon éloi­gnement de ces générations qui s’étaient identifiées à pareil personnage. Pourtant, il y avait eu parmi les lecteurs du directeur de La Libre Parole des gens que j’estimais, que j’aimais, au premier rang desquels Bernanos ! Je ne m’attarderai pas ici sur les motifs de leur cruelle méprise. Les préjugés du temps ? Bernanos donne crédit aux fondements ethniques d’une typologie juive. Mais dans la bouche et sous la plume de l’auteur de Mouchette, ce serait presque de la naïveté, une sorte de sens populaire élémentaire. Attention, cela ne conduit nullement à expulser de l’humanité ceux que l’on stigmatise ainsi. Là-dessus, je rends hommage au papier de Lançon pour sa merveilleuse probité. Il ne cache rien, cite les textes les moins faciles à avaler, reconnaît que certaines phrases sont idiotes, et que leur lourdeur est iningérable. Pourtant, et là est l’argument capital : « Rien n’est donc plus aisé – ni plus vain – que de le condamner 64 ans plus tard, il suffit d’oublier l’essentiel : la masse des autres articles, de ses essais, le sens général de son combat anti-vichissois et anti-totalitaire, de réduire, en somme, la vie d’un écrivain mort en 1948 à quelques phrases, sans chercher à expliquer d’où elles viennent – non pour les justifier, mais pour le comprendre lui. »

Il faut lire tout l’article. Je suis fier de ma profession journalistique, lorsque je puis constater un tel goût de la vérité, le mépris des idées toute faites, le raffinement même du langage pour épouser les cahots d’une existence. L’expérience m’a appris combien il est difficile de ne pas sacrifier aux stéréotypes, aux amalgames. Ils sont de tous les camps. Je dis bien tous. Je me suis toujours méfié de l’hyper-moralisme accusateur. Il est souvent le masque qui cache les pires défaillances. Enfin, merci à Philippe Lançon. Il est venu soigner une blessure reçue inopinément au coin d’une colonne de journal. Lui a su, a voulu répondre. L’essentiel est qu’il ait offert à ses lecteurs l’image de l’inoubliable figure de proue, dressée contre les tempêtes. Celle qui nous donnera toujours le courage d’affronter le futur, ne serait-ce qu’en luttant contre nos propres faiblesses.

5 SEPTEMBRE

Les deux auteurs que Lançon égratigne, je les connais et ne les mé­sestime point. Égratigne ? C’est un peu plus que cela. Il a du style, le confrère. Et en quelques mots il fait mouche et il fait mal. Jean-Paul Enthoven et Alexandre Adler ont simplement eu le malheur de tomber dans le collimateur au moment où il ne fallait pas. Toucher à Bernanos, c’est une chose qu’un certain nombre d’entre nous n’acceptons pas. Non qu’il soit dépourvu de faiblesses, l’homme de la Grande Pitié. Bien sûr que non. Mais il est des façons de dire des vérités pour mieux cacher la Vérité. Dire l’antisémite qu’il fut, pour cacher le formidable antitotalitaire qu’il demeure. Le réduire à un pauvre petit canton de lui-même pour mieux cacher la substance de l’œuvre. Le maudire à cause de quelques scories sans voir quelle lumière jaillit de celui que Malraux considérait comme le plus grand romancier de son temps.

6 SEPTEMBRE

J’ai retardé presque à la limite extrême mon retour aux affrontements de la scène parisienne, réfugié dans mon hameau et mes forêts. Non que j’ai abandonné un seul jour les sollicitations de l’actualité. Mais, sans télévision et avec le seul usage minimum de la radio, c’est avec la presse écrite que je prenais contact avec la violence du monde et les péripéties parisiennes. à peine revenu dans la capitale, je suis à nouveau saisi par les provocations du métier. Il me faut revêtir la tenue de combat, si j’ose dire, bien que le style qui est le mien et celui de ma fonction répugne à la violence. France Culture me demande en effet depuis plusieurs jours de débattre avec Caroline Fourest. Je n’ai pas l’habitude de me dérober, même face aux situations que je pressens délicates. Le problème, c’est que je n’ai pas reçu le dernier ouvrage de ma future interlocutrice, écrit en collaboration avec Fiammetta Venner (Les nouveaux soldats du Pape, Légion du Christ, Opus Dei, traditionalistes, éditions du Panama). Il s’agit, si je comprends bien, d’imputer au Pape une stratégie de reconquête avec des troupes de choc d’une nature plutôt « hard ».

Avant même d’avoir consulté le dossier, – à savoir l’enquête à charge – que je n’aurai guère le temps de contrôler par une contre-enquête – je subodore un montage qui se heurte à l’obstacle majeur qui s’appelle Benoît XVI. Il faut tout ignorer de l’homme, du penseur, du spirituel, pour imaginer qu’il puisse s’engager dans une Reconquista de style brutal même pour la cause de l’évangélisation. C’est proprement impensable. Mais nous sommes souvent en présence d’interlocuteurs sourds les uns aux autres. Je ne m’exclus pas a priori de cette surdité. Il y a toujours un effort sérieux à faire pour écouter l’autre. Mais pour le coup, j’ai quand même l’impression que l’agressivité à l’égard du Pape se déploie dans une logique fermée, indifférente à ce qu’il est, à ce qu’il dit.

8 SEPTEMBRE

La venue de Benoît XVI provoque une intéressante moisson de livres que je commence à recevoir. C’est par exemple une bonne idée qu’ont eue mes amis de Communio de rassembler tous les textes de Joseph Ratzinger publiés par la revue depuis ses origines (Joseph Ratzinger La communion de foi, croire et célébrer, Communio – Parole et Silence). Il faudra d’ailleurs un deuxième volume pour achever le recueil de toutes les contributions de celui qui, au moment de la fondation de Communio en 1975, était encore l’abbé Ratzinger, professeur d’université. C’est lui qui, avec Balthasar, Lubac, Bouyer, Daniélou, Le Guillou en esquissa le projet dès 1969.
Tout est prodigieusement intéressant dans ce premier tome. Ainsi on prend conscience que le goût du théologien pour la liturgie n’est pas récent. Dès les débuts de la revue, il intervient sur le sujet – et avec quelle pertinence ! On s’aperçoit que ses décisions actuelles pour la célébration de la messe correspondent à des convictions profondément ancrées en lui, mais surtout mûrement pensées dans le cours d’une réflexion incessante sur ce que Louis Bouyer appelait la vie de la liturgie. C’est un domaine où on n’improvise pas. Même en musique ! Car la musique liturgique répond à des critères déterminants, anthropologiques et théologiques : « La querelle à propos de la musique sacrée a une valeur symptomatique : plus profondément, la question est de savoir ce qu’est le culte divin ».

Quitte à revenir sur cette question que les célébrations de Paris et de Lourdes vont sûrement ranimer, je passe à d’autres chapitres, tous théologiques, notamment un sur Marie, que l’on médite avec attention, à la veille de son pèlerinage à Lourdes. Si je m’attarde ici un instant sur le chapitre réservé au livre de Hans Küng intitulé Être chrétien, ce n’est pas passion de la polémique quoi qu’elle soit bien là comme savaient s’en servir les Pères de l’Église, ne serait-ce qu’avec ce titre qui fait choc : Le christianisme sans peine. Si le doux Joseph Ratzinger élève la voix, fustige les courbettes de son ancien collègue, ce n’est sûrement pas pour régler on ne sait quelle querelle personnelle. C’est en vertu d’un désaccord profond qui touche à la foi. Oui je suis intéressé par le face à face Ratzinger-Küng, car il est emblématique d’un débat qui dure depuis Vatican II.

Le premier livre que j’ai lu de Küng concernait le début du Concile, et je ne l’ai jamais oublié. Depuis, le destin de cet universitaire en délicatesse avec ce qu’il appelle, avec quelque mépris, l’Institution, m’a forcément retenu, car à lui seul, il portait le devenir de ce qu’on appelait le progressisme avec ses penchants modernistes (au sens technique du mot). Ses Mémoires ont été pour moi le point d’achèvement d’une trajectoire qui ne m’a pas surpris et que je définirais comme absolument décevante. L’auteur d’Être chrétien ne manquait ni de perspicacité ni de culture. Pourquoi nous a-t-il donné, en fin de compte, une œuvre fade, qui ne tient pas le coup en comparaison de celle de Ratzinger, Lubac, Balthasar, Congar, etc ?

Par œuvre faible, je n’entends pas quelque chose où il n’y aurait rien à retenir. J’entends quelque chose qui n’atteint pas les sommets, souvent faute d’avoir voulu les approcher. Il y a chez cet homme une sorte de peur non avouée à lui-même, qui est le pendant de ce qu’il croit être son audace progresso-moderniste. Espérant être d’avant-garde, il n’est que conformiste. C’est ce qu’expliquait Joseph Ratzinger en 1978 : « prendre pour norme ce qui, dans le christianisme, peut être admis et approuvé sans difficulté, voilà le principe qui guide Küng ».

Je retrouve ainsi ce que m’inspirait le travail d’un essayiste contemporain sur Jésus, que je définissais comme plausiblement correct. La personne du fils de Dieu en devient terne. « Le centre de cette personne semble creux, sans réelle profondeur » et même quand l’intéressé tente d’affirmer quelque radicalité, il sombre dans les formules les plus vaines. On trouve, expliquait encore Joseph Ratzinger, chez Küng, une obsession constante du « moderne ». Incroyable en effet ce que cette impossibilité de se heurter à la conscience moderne aura provoqué de lâchetés, de pensée nulle, de dérives qui se prenaient pour des audaces et qui n’étaient que de piètres esquives.

Ratzinger ne fait grâce de rien à ce collègue dont il ne méconnaît, encore une fois, ni les talents, ni les qualités objectives. Mais il est d’autant plus enclin à mettre en cause ses faiblesses sans complaisance qu’il reconnaît le risque de la dévitalisation du christianisme.

Voilà qui me rappelle qu’il y a quelques mois j’ai lu un mauvais roman d’un certain Pietro de Paoli, mettant en scène la rencontre Benoît XVI – Hans Küng à Castelgandolfo en sep­tembre 2005 (La confession de Castel Gandolfo, Plon). J’avais même trouvé ridicule le dialogue inventé entre les deux hommes qui ne cessait de donner l’avantage au second sur le Pape. Dommage, d’une certaine façon, car le sujet n’était nullement négligeable. Le face à face de deux théologiens c’était une bonne part du drame vécu dans l’Église depuis cinquante ans. J’aurai l’occasion d’y revenir.