Gérard Leclerc, pourquoi vous réjouissez-vous particulièrement de cette décision de Benoît XVI d’honorer l’apôtre des nations ?
Les historiens situent approximativement la naissance de Paul aux alentours de l’an 6 ou de l’an 8. Il était donc opportun de commémorer le deux millième anniversaire de l’événement. D’autant qu’il s’agit d’une personnalité fascinante qui interroge aussi bien les chrétiens que les non-chrétiens. Je suis frappé de voir à quel point les intellectuels les plus divers, parfois même athées se passionnent pour cette personnalité. Il est vrai que leurs interprétations de sa pensée prêtent souvent à controverse. Certains esprits éminents et plus que cultivés développent même des théories aberrantes.
Je pense particulièrement à un livre savant écrit par Jacob Taubes, que les éditions du Seuil ont fait traduire, et dont j’ai été obligé de contester la thèse centrale. (La Théologie politique de Paul – Schmitt, Benjamin, Nietzsche et Freud, Seuil, 1999). Taubes est persuadée que Paul est le précurseur de Marcion, cet hérésiarque du deuxième siècle, dont l’influence fut considérable à son époque et qui voulait séparer radicalement le Nouveau Testament de l’Ancien.
Thèse d’autant plus surprenante qu’un des textes les plus célèbres de l’apôtre, l’épître aux Romains, constitue une mise au point claire sur les relations du judaïsme et du christianisme. Les chrétiens sont greffés sur l’olivier franc que constitue Israël. Il n’est pas concevable dans l’esprit de l’apôtre de renier sa foi initiale. Au contraire, il en est fier, et sa découverte du Christ constitue un accomplissement de la promesse faite par Dieu au peuple de l’Alliance. Pourquoi Taubes s’est-il lancé dans une interprétation aussi hasardeuse, souvent reprise par beaucoup de commentateurs qui font confiance à son impressionnante érudition ? On peut risquer bien des hypothèses, la première étant qu’il faut absolument justifier le tournant du passage du judaïsme au christianisme dont Paul porte largement la responsabilité.
D’autres intellectuels très présents dans les débats contemporains se sont intéressés à Paul …
Oui, je pense notamment au Slovène Slavoj Zizek qui défend l’idée des racines chrétiennes de l’Europe en privilégiant l’exemple de l’apôtre. (Fragile absolu – Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu ?, Flammarion, 2008) Zizek se définit comme athée et se réclame d’une nouvelle radicalité révolutionnaire ! Tout en réprouvant le communisme dans ses dérapages monstrueux il n’hésite pas à se réclamer de Lénine, Robespierre… Il n’est pas seul dans ce cas. Il y a une dizaine d’années, Alain Badiou avait consacré un livre à l’apôtre qui, visiblement, le fascine. (Saint Paul. La fondation de l’universalisme, PUF, 1997). Badiou est lui aussi un gauchiste radical, un des derniers à se réclamer, en France, de la pure tradition révolutionnaire. Si c’est l’universalisme de Paul qu’il met en évidence, c’est qu’il voit en lui un précurseur de sa propre radicalité. Ceci n’est pas sans quelque ambiguïté. Antisioniste farouche, Badiou pense trouver chez celui qui rompit les liens organiques du christianisme avec le judaïsme, une justification à sa position. Le débat sur la persistance de la première Alliance s’en trouve ranimé. La légitimité de l’État d’Israël se trouve en cause, reliée à la vocation du peuple juif.
Récemment, lors de son émission sur France Culture, Alain Finkielkraut soumettait le problème à l’exégète Michel Quesnel et au philosophe Paul Thibaud. Cela renvoyait, par ailleurs, à ces entretiens avec son ami, le regretté Benny Levy. On sait que ce dernier, chef de la Gauche prolétarienne dans les années 70 s’était converti au judaïsme, dans son acception la plus orthodoxe. C’est dire à quel point la césure du christianisme, dont Paul porte la responsabilité, lui était sensible.
Alain Finkielkraut s’interroge donc sur les rapports entre l’universalisme et la tradition juive, sur l’universalisme dont la démocratie a hérité et les médiations de l’Histoire. Ces deux interlocuteurs pouvaient lui donner des réponses nuancées. Paul ouvre l’espérance juive aux gentils, mais il n’abolit pas la mission d’Israël.
Justement, vingt siècles après Paul, n’est-ce pas une interrogation sans cesse reposée, même d’une façon obsédante ?
Oui, mais cela n’est pas surprenant car nous sommes les héritiers d’une histoire dramatique où le destin du peuple juif demeure un sujet d’intense gravité. L’Église catholique elle-même a totalement repensé son rapport avec le peuple juif au Concile Vatican II, avec la déclaration Nostra Aetate. Or il est remarquable que ce qui concerne le peuple juif dans ce texte se réfère exclusivement à l’Épître aux Romains. Cela signifie qu’après 20 siècles, l’Église se réfère à l’enseignement de Paul pour dénouer une interrogation théologique fondamentale. L’antijudaïsme doit être soigneusement distingué de l’antisémitisme moderne. Léon Poliakov a montré sans contestation possible que ce dernier trouvait son origine dans les Lumières. L’hostilité marquée au peuple juif par les chrétiens jusqu’à Vatican II se fondait sur des raisons théologiques, avec l’accusation de déicide et aussi la prétention d’abolir la première Alliance. Le christianisme était devenu « le véritable Israël » et la persistance du judaïsme considéré comme une anomalie scandaleuse. Or Paul écrivait aux Romains que « les dons de Dieu sont sans repentance » et qu’il ne pouvait y avoir de renoncements divins à la première Alliance. Cette affirmation d’une netteté irrécusable avait été complètement oubliée. Il a fallu le drame de la Shoah pour que l’Église catholique soit amenée à revoir complètement sa position, ce qui exigeait de revenir à l’enseignement de Paul.
Ce retour à l’enseignement paulinien signifie-t-il que les polémiques ont pris fin ?
Non, bien sûr. D’une certaine façon elles ont rebondi. Une polémique très dure s’est ainsi développée à propos de ce que certains appellent « le vol de la loi ». Les chrétiens se seraient approprié indûment un héritage qui appartenait au peuple juif. Ce grief extrême n’est heureusement pas partagé par tous. Ainsi le rabbin Eisenberg, pourtant sourcilleux sur l’orthodoxie, n’hésite pas à dire que les chrétiens sont en quelque sorte de véritables juifs, puisque participant de l’héritage d’Abraham. La controverse se poursuit aussi sur l’enseignement de Paul à propos de la loi judaïque, celle-ci étant considérée comme un pédagogue dont le rôle s’arrête avec la venue du christ. Les juifs ne peuvent être d’accord là-dessus puisque la loi demeure le cœur de leur religion. Mais certains observent que Paul sur ce point ne rompt pas vraiment avec le judaïsme, car on pourrait dire que sa contestation de la loi pourrait entrer dans le cadre d’une discussion entre rabbins. C’est ainsi que Schalom Ben Chorin estimait que l’auteur de l’Épître aux Romains se montrait le maître d’un véritable universalisme juif, de culture pharisienne et rabbinique.
Ce débat auquel fut si attaché le cardinal Lustiger, n’est pourtant pas le seul qui touche la culture contemporaine…
Il faut bien comprendre que Paul est une figure essentielle de la culture européenne et occidentale. Ainsi, au XIXe siècle, tous les grands penseurs qui se sont opposés plus ou moins frontalement au christianisme en ont longuement parlé. C’est vrai aussi bien de Comte, de Proudhon, de Renan bien sûr et singulièrement de Nietzsche qui s’est acharné sur son cas. De là date cette légende selon laquelle Paul serait le véritable fondateur du christianisme, puisqu’inventeur de sa doctrine qui ne devrait presque rien au Christ lui-même. Est-il besoin de préciser qu’il n’en est rien ? Le génie de Paul s’est employé à rendre compte du mystère du Christ qui s’était imposé à lui sur le chemin de Damas. De persécuteur des disciples de Jésus, celui qui s’appelait encore Saul est devenu l’un d’entre eux. J’ai expliqué dans mon livre que cette conversion constituait un véritable arrachement, l’expression employée pour signifier cela renvoyant à une naissance aux forceps. Généralement la traduction du terme grec ek-trauma est édulcorée. On parle d’avorton alors qu’il s’agit littéralement de celui qui est tiré aux fers.
Et alors ?
La reconnaissance par le nouveau converti du Christ ressuscité signifie pour lui une nouvelle naissance. Il devient, de ce fait, le treizième apôtre. C’est parce qu’il a vu de ses yeux le Ressuscité ! Ainsi il participe du privilège de Pierre, de Jacques, de Jean et des autres. Il devient médiateur et dispensateur de la Révélation. De cette révélation, il n’est pas l’inventeur, mais le témoin et le docteur. C’est sur ce point qu’il convient de répondre nettement à ceux qui en font le véritable créateur du christianisme.
Paul est, avec Jean, l’inventeur de la théologie chrétienne. Il était supérieurement préparé à cette mission, du fait de sa double culture, juive et grecque. Juif – faut-il le répéter ? il l’est intégralement. Certes il appartient à la diaspora, est emmené à Tarse en Asie mineure, mais il a été soigneusement formé dans sa ville à l’école de la Synagogue avant de monter à l’école de Jérusalem où il a été le disciple de Gamaliel, le plus prestigieux des maîtres de la Thora. C’est donc un pharisien accompli, observant rigoureux de la loi, mais aussi savant dans le domaine théologique et biblique. Il a également reçu une formation hellénisante, de grande valeur. On s’en aperçoit grâce aux références littéraires de ses Épîtres et au fait qu’il cite toujours l’Ancien Testament dans la traduction alexandrine des Septante. N’oublions pas que Paul est un citoyen romain, bien conscient de ce qu’il doit à l’espace de paix et de communication de l’Empire.
C’est grâce à ce riche héritage qu’il va pouvoir déployer ses dons pour exposer toute la richesse du Christ. Et il est parfaitement exact que tout le développement de la théologie chrétienne jusqu’à nous est complètement tributaire de l’apôtre.
Jusqu’à présent vous avez insisté sur la dimension doctrinale de Paul, mais il est aussi connu comme un évangélisateur hors pair ? Vous semble-t-il utile de rappeler aussi cette dimension au cours de cette année jubilaire ?
Bien sûr ! Encore enfant, j’avais lu les Actes des apôtres avec passion car la vie de Paul est une aventure, celle d’un missionnaire qui anticipe sur toutes les épopées missionnaires de l’histoire de l’Église. Rappeler cette aventure est pertinent à l’heure de ce que, depuis Paul VI, on appelle la nouvelle évangélisation. N’oublions pas que lors de la dépression des années 60-70, cette notion d’évangélisation a été mise en cause dans les vieilles terres chrétiennes d’Europe. à ce moment on s’est interrogé sur la nécessité d’aller porter la Bonne Nouvelle à ceux qui ne l’avaient pas encore reçue. On était en pleine période de relativisme doctrinal, le dialogue interreligieux semblant dévaloriser l’universalité du Salut chrétien. Il y avait aussi le complexe des Occidentaux culpabilisés par la décolonisation et les liens entretenus entre colonisateurs et missionnaires. Il y avait, plus ou moins, l’idée que le christianisme était un héritage occidental qu’il ne convenait plus de répandre sur les autres continents.
L’exemple de Paul constitue un puissant recours contre ces tentations, fondées sur la déstabilisation de l’espérance chrétienne. Dès sa conversion, Paul n’a pas hésité, il n’avait plus qu’un seul but dans sa vie, c’est l’annonce du Christ venu pour éclairer et sauver tous les hommes. Son premier postulat c’est l’universalité du Salut, l’Alliance étant désormais ouverte au-delà des frontières du peuple choisi. On fait remarquer que le judaïsme n’exerce pas vraiment de mission ad gentes. Il n’est pas très prosélyte. Ce n’est pas le cas du christianisme qui, depuis la Pentecôte, affirme hautement qu’il doit répandre la Bonne Nouvelle sur toute la terre.
Relire les actes des apôtres et toutes les épîtres, c’est se redonner le goût de l’aventure missionnaire. Paul a affronté mille dangers : les persécutions, les naufrages, les arrestations, les procès et jusqu’à son exécution finale. N’est-ce pas là un exemple déterminant, propre à ranimer les énergies au service de la nouvelle évangélisation ? Ce n’est pas pour rien que le pape Paul VI avait précisément choisi ce nom de Paul, repris par ses deux successeurs, Jean-Paul Ier et Jean-Paul II. Il convient également de rappeler que l’Église-mère de Rome, n’a pas été uniquement fondée par Pierre, mais par Pierre et Paul. La papauté elle-même est, de ce fait, engagée dans une dynamique apostolique, qui lui est consubstantielle.
Au cours des colloques universitaires qui doivent se tenir durant toute l’année, pensez-vous que d’autres aspects se trouveront développés, notamment en ce qui concerne les problèmes exégétiques posés par les écrits de Paul ?
Les spécialistes ne manqueront pas d’aborder nombre de questions disputées. Paul est-il l’auteur véritable de toutes les Épîtres qu’on lui attribue ? L’enjeu de telles discussions n’est pas seulement exégétique, il peut être doctrinal. Les protestants, souvent, allèguent que les Épîtres dites apostoliques reflètent une situation tardive, où les Églises sont mieux structurées. Ce qui ne serait pas le cas, par exemple, de l’Église de Corinthe, qu’ils imaginent animée par les seuls baptisés inspirés par la diversité de leurs charismes. Mais un exégète aussi averti que Mgr Cerfaux pensait qu’il n’était pas utile d’imaginer d’autres auteurs que Paul pour les Épîtres les plus tardives. En effet, l’ensemble de l’œuvre de Paul témoigne de ce que Newman aurait appelé le développement de la doctrine. Un développement organique qui s’explique, notamment, par l’éloignement de la perspective du retour imminent du Christ. Le premier Paul a cru à cette imminence. D’où sa première conception du mariage, où celui-ci est traité comme une réalité fugace, puisque l’histoire va prendre fin. Mais, si l’Église doit s’installer dans la durée, une véritable doctrine du mariage s’imposera, celle que Paul expose dans l’Épître aux Éphésiens.
Mais ce genre de discussions est-il positif ?
Bien évidemment ! Le meilleur exemple n’est-il pas la conclusion positive du débat entre catholiques et luthériens à propos de la doctrine de la justification ? Il s’agit là d’un thème typiquement paulinien, qui fut à l’origine d’un des désaccords les plus importants au moment de la Réforme. Eh bien, catholiques et luthériens sont arrivés à un accord à la suite d’un approfondissement de la doctrine de la justification particulièrement présente chez Paul. Un certain Joseph Ratzinger ne fut pas pour rien dans cette conclusion heureuse. Pourquoi ne pas escompter que l’année Saint Paul débouche sur d’autres accords, pour une meilleure compréhension des chrétiens entre eux ? C’est une chance que catholiques, orthodoxes et protestants se reconnaissent dans les mêmes textes fondateurs.