23 avril
On édite Lévi-Strauss à la Pléiade. C’est honorer à la fois le savant et l’écrivain qui peut être somptueux. Je me souviendrai toujours de l’impression que me fit la finale de L’homme nu. Un morceau de prose à la française avec une musicalité à la Chateaubriand, peu commune dans les Lettres contemporaines. Mes tout premiers souvenirs, lointains, remontent à Tristes tropiques. Je ne sais encore si je me plongerai dans cette nouvelle édition prestigieuse, mais à l’égard de Claude Lévi-Strauss, j’éprouve des sentiments contradictoires. Certains aspects de sa pensée m’intéressent, d’autres me sont radicalement contraires. Je viens de relire le volume d’entretiens avec Didier Éribon qu’il a naguère publié. (De près et de loin, Poches Odile Jacob). J’ai pu à nouveau éprouver cette tension entre une sagesse parfois très à contre-courant et une culture anthropologique qui nous vient des Lumières et se rapporte à un naturalisme qui dépouille pour moi la nature humaine de sa différence propre.
Cela peut paraître paradoxal, mais le paradoxe est déjà dans ce dix-huitième siècle beaucoup plus contradictoire qu’on le dit, à l’encontre du diktat actuel qui veut qu’il soit impeccable et intouchable. À la fois rationaliste et complètement irrationnel, scientiste et d’une sentimentalité à fleur de peau, progressiste et régressif (le mythe du bon sauvage !)… Je précise que le sérieux de l’ethnologue garantit Lévi-Strauss des illusions sur la bonté naturelle et j’éprouve une réelle sympathie pour sa compassion à l’égard de ces sociétés en danger de disparition. C’est vrai qu’il y a une fragilité des archives de l’humanité. De ce point de vue, le savant se méfie des grandes théorisations politiques, se réclame de l’humilité du local et des corps intermédiaires. Il refuse de se soumettre aux modes, même celles qui s’autorisent du structuralisme en littérature. En peinture, en musique, il a des goûts plutôt classiques. Disons que son indépendance d’esprit lui confère une allergie à l’égard des idéologies et que, par bien des côtés, on pourrait le considérer comme un grand civilisé, voire un aristocrate de la culture.
Cependant, il y a l’autre aspect, celui qui renvoie à l’héritage « matérialiste » des Lumières. Encore qu’il faudrait mettre quelques bémols à cette appréciation sans en cacher l’imperturbable logique. J’en retiens ici quelques traits. Le premier consiste dans la réduction de l’anthropologie au cadre de la nature. Proche du dix-huitième siècle, Claude Lévi-Strauss n’a nulle répugnance à se réclamer de cette nature que les Lumières françaises avaient sans cesse à la bouche alors que le mot est quasiment proscrit aujourd’hui. Plus étonnant encore, Lévi-Strauss peut parler de « création », ce qui appartient à un tout autre registre philosophique, alors qu’il refuse que ces performances linguistiques fassent argument « en faveur de la place unique occupée par l’homme dans la création ». Nous retrouvons ici l’argumentation courante de l’écologie et surtout de la deep ecology contre les prétentions anthropocentriques suspectes d’avoir présidé au saccage de la planète ! Je ne prétends nullement qu’il n’y a rien à retenir de cette violente mise en cause, mais la façon dont elle est articulée la rend dangereuse. J’ai eu l’occasion de m’en expliquer largement à propos de Drewermann.
Et voici que je retrouve toute une thématique semblable chez notre ethnologue qui considère, sans plus d’alarmes, que l’espèce humaine pourrait disparaître demain et que la nature poursuivrait son destin comme si de rien n’était. À ce point, je m’insurge et plaide avec la dernière énergie en faveur de cette espèce qui, à l’extrême pointe de la création, est venue établir le règne de l’esprit, la noogénèse selon Teilhard. Qu’un homme aussi cultivé, érudit, artiste que Claude Lévi-Strauss n’entrevoie aucun scandale face à l’éventuelle, que dis-je ! l’absolument certaine disparition de cette noosphère, me dépasse.
Qu’il dénonce lui-même toute hyperbole « mysticiste humaniste » dans quelque secteur que ce soit, comme disproportionnée par rapport à sa sagesse du monde, le situe dans un univers intellectuel radicalement a-judéo-chrétien. C’est à un degré tel qu’on pourrait le soupçonner de cultiver une sorte de spiritualité que j’appellerais d’une extrême humilité. « La science, dit-il, ne nous mitonne pas une bonne petite morale pour notre usage particulier. » Mais cette science ressemble à du scientisme et je m’étonne, du simple point de vue de l’étonnement de la connaissance, qu’un homme de savoir se ferme volontairement à l’hypothèse ou à l’idée d’un ordre sui generis de l’humanité. Quid de l’ordre de l’esprit selon Pascal, a fortiori de l’ordre de la charité ? Qu’un personnage aussi sensible ne perçoive pas ce champ supérieur du nous et de l’agapé me stupéfie et plus encore me blesse !
Je lis et relis ces propos rapportés par Éribon et je suis vertigineusement confronté à un scepticisme dont la radicalité va presque en deçà du nihilisme. Car le nihilisme, disait Boutang, ce n’est même pas le hile, c’est-à-dire l’insignifiant pédoncule de la plante. « Nous savons que nous ne sommes rien ou pas grand chose, et, le sachant, nous ne savons même pas si ce savoir en est un. » « Penser l’univers comme incommensurable à la pensée oblige à mettre en doute la pensée elle-même. On n’en sort pas. » C’est le contraire, jusque dans les termes de la dialectique pascalienne.
Je sais bien que Claude Lévi-Strauss n’en veut pas moins définir un humanisme minimal, une sorte de sagesse des limites qui nous cantonne là où nous sommes, sans émettre la moindre prétention à viser un quelconque excès. Ne parlons pas d’absolu ! Ce sens des limites le protège certes de l’hubris et de ses folies historiques. Didier Éribon lui pose la question des droits de l’homme qu’il ne veut pas éluder mais ramène à une simple occurrence des droits de la nature.
Voilà qui ne nous ramène pas seulement à la deep ecology mais à la nature selon le dix-huitième siècle où, je l’ai déjà dit, la nature humaine se retranche de sa différence spécifique. Bien sûr, ce n’est pas tout le dix-huitième siècle, pas celui d’Emmanuel Kant dont on ne souligne pas assez ce que la pensée est souvent à la pensée des « philosophes » du style de Voltaire, Diderot, Condillac ou Holbach. Lévi-Strauss n’est pas du tout kantien dans cette acception-là. Paul Ricœur avait défini le structuralisme comme un schématisme sans l’ego transcendantal de Kant. Nous y sommes bien !
La polémique de l’auteur des « structures élémentaires de la parenté » contre la philosophie du sujet est constante, qu’elle prenne pour cibles Descartes ou Sartre. Avec Éribon, il manifeste un peu plus de tolérance, mais c’est pour revendiquer son droit à lui d’être étranger à toute primauté du sujet. Lévi-Strauss s’explique un peu, d’ailleurs, à propos de Kant, dont il ne reconnaît que le scepticisme de la Raison pure. Sans admettre que la raison pratique puisse nous offrir un fondement certain du côté de la morale. Qu’en conclure, sinon que le structuralisme peut prodiguer des trésors d’intelligence, en jetant en même temps un voile d’ignorance sur ce qui fait le propre de l’humanité. Si tout se ramène à une combinatoire de structures et à leurs transformations, il n’y a pas de sciences véritablement humaines. C’est-à-dire, posant les questions de sens et d’interdit qui structurent le plus profondément l’humanité. Je me suis brièvement intéressé au problème sous l’angle du mariage et j’en ai conclu à l’impossibilité de penser le mariage consensuel à l’aune du structuralisme. Et je n’ai pas été étonné que, pour répondre à l’insistance de Didier Éribon, l’ethnologue lui ait signifié que, scientifiquement, le mariage homosexuel n’avait rien d’impensable. Il faut constater une incompatibilité entre Lévi-Strauss et notre propre humanisme en dépit de la sagesse humble qui est la sienne.
25 avril
Didier Éribon n’a pas manqué d’interroger Claude Lévi-Strauss sur ses origines juives. L’ethnologue ne s’est pas dérobé, rappelant qu’il avait eu un grand-père rabbin mais que ses parents étaient incroyants. S’il avait fait sa Bar’mitsva, ce n’était que dans l’intention de pas peiner ce grand-père. À la question de sa propre attitude face au sentiment religieux, sa réponse est brève et sans appel : « si par religion vous entendez un rapport avec un Dieu personnel, jamais. » Il reconnaît même avoir été assez intolérant durant son adolescence sur ce chapitre et s’être amendé depuis au contact des croyants qui ont l’avantage sur les rationalistes d’avoir « le sens du mystère ». Le mystère pour lui c’est l’énigme du cosmos et la radicale impossibilité pour l’intelligence humaine de procéder autrement à son égard que par « grignotage ».
C’est tout de même un problème que cette indifférence à l’héritage d’Israël dont il a porté le poids avec les persécutions de la guerre. Comme beaucoup, il s’est trouvé complètement déjudaïsé et il n’est pas possible d’exonérer sur ce point la sécularisation européenne et la laïcisation française consécutives à ce qu’on a appelé l’émancipation des juifs. Tout leur reconnaître comme individus et rien comme peuple, selon l’expression célèbre d’un Révolutionnaire, cela avait incontestablement des effets positifs mais impliquait aussi une déstabilisation de la communauté attachée à la Loi et à sa transmission. Claude Lévi-Strauss est l’héritier typique de l’émancipation et de la laïcisation, avec cette mutation capitale qui conduit les juifs modernes à ne plus se reconnaître que dans la culture des Lumières. De ce point de vue, les communautés de l’Europe de l’est et de l’Europe centrale ont beaucoup mieux résisté, mais ce sont elles qui ont été presque entièrement exterminées par la Shoah.
Qu’on le veuille ou pas, l’école républicaine n’est pas indemne de cette déjudaïsation, avec la diffusion d’une culture rationaliste. Et pourtant, l’enseignement de la IIIe République était infiniment moins amnésique que celui de la Ve actuelle ! Il ne faut pas s’étonner de l’essor considérable des écoles religieuses juives, singulièrement dans la région parisienne ! Car ils sont assez rares ces enseignants capables, comme tel ancien professeur de philosophie du lycée Turgot, de proclamer hautement qu’ils s’étaient voués à rejudaïser leurs élèves déjudaïsés. Et il s’agissait d’un catholique déclaré, et les fonctionnaires de l’Éducation nationale qui l’avaient nommé à ce poste, étaient à mille lieues de prévoir un tel aboutissement. Du point de vue professionnel il était difficile de le prendre en défaut, puisque le programme était totalement respecté. Mais cela n’empêchait pas de s’étendre sur ce monument de la culture humaine qu’était la Bible. Et les élèves de terminales qui sortaient de deux heures de cours sur le livre de Jonas en étaient ébahis, parfois bouleversés pour la vie. Comment un jeune Lévi-Strauss aurait-il réagi dans de telles conditions ? On ne saurait évidemment le dire. Mais les conditions d’accès à la culture ne sont ni neutres, ni égales. Et il serait mensonger d’affirmer que la République et l’Université françaises n’ont pas, à un certain moment, parié sur une certaine conception du monde en réaction à un passé récusé et en symbiose avec un dix-huitième siècle fondateur.
— –
Le point de vue de Jean d’Ormesson :
et une émission de Damien Le Guay
http://www.canalacademie.com/Levi-Strauss-L-homme-derriere-l.html