28 avril
Il s’appelle Fabrice Hadjadj. Un jour, pour le présenter à ses auditeurs, Alain Finkielkraut avait décliné ainsi ses qualités : « Arabe de nom, juif de naissance, catholique de baptême… » On pourrait poursuivre plus longuement encore en ajoutant, par exemple : fils de militants révolutionnaires maoïstes en mai 68, anarchiste-incroyant durant son adolescence, converti brusquement par la grâce à Saint-Séverin à Paris, baptisé à l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes, devenu philosophe d’inspiration thomiste dans la lignée du cardinal Charles Journet, etc., etc. Je connais Fabrice depuis trois ans à peu près, et je remercie de ciel de nous avoir fait don d’un des esprits les plus brillants et les plus aigus de sa génération. Mais le brio et l’agilité intellectuelle ne seraient rien sans la conviction et la pertinence théologique et spirituelle. Et quand celles-ci sont servies par autant de talents, alors il faut se féliciter de la renaissance de l’ « intellectuel catholique », apte à mener tous les débats les plus difficiles et les plus nécessaires. Mgr Dominique Rey, évêque de Toulon-Fréjus, a tout de suite compris l’intérêt qu’il y avait à faire enseigner dans son séminaire un professeur de cette trempe et fort heureusement le philosophe commence à publier des livres, qui lui vaudront un public toujours plus vaste, de la même façon, d’ailleurs, que le dramaturge qu’il est a vu accourir à ses pièces des jeunes gens enthousiastes.
J’ai, d’évidence, apprécié son dernier essai publié au Seuil sous le titre de La profondeur des sexes. Pour une mystique de la chair. Si l’on pouvait évoquer les débats dits de société en termes mi-sportifs mi-guerriers, je dirais qu’avec un tel livre, Fabrice prend l’avantage en touchant durement l’adversaire. Ce ne serait pas vraiment illégitime car si l’on préfère les vertus plus sereines de la disputatio médiévale, il ne faut pas trop médire de la forme esthétique requise par l’actualité et de la nécessité de s’emparer des armes utiles dans la mesure permise par une certaine courtoisie chrétienne.
N’ignorant rien de la « modernité », passionné par l’art, proche des personnages les plus inattendus, rien ne peut surprendre le dialecticien, capable d’épingler en un tour de main un Michel Onfray révélé dans la tristesse de son hédonisme, et jusqu’à désenchanter en une page la sexualité, partout célébrée et étalée, au seul motif qu’elle a tout bonnement fait disparaître « le sexe » : « l’explosion du sexe équivaut à sa disparition. Vous croyez être certain de sa place dans ce livre. En vérité, il est introuvable. Certains se plaignent d’une hypersexualisation de la société : le sexe serait partout, agressif, racoleur. J’aimerais bien, je le confesse. Mais je ne le découvre nulle part. Et voici le plus étonnant : ce qui l’a fait disparaître, c’est la « sexualité ». » Je ne reprendrai pas ici la démonstration qui suit, pas plus que je ne me lancerai dans une présentation générale de l’essai. Il faut le lire, simplement pour se laisser porter par la beauté du sujet, celui qui mène à « la gloire des corps » et qui ne pouvait qu’emprunter l’itinéraire de la Bible et de la théologie.
Moi qui ne cesse d’évoluer, par mes lectures présentes, dans l’aire dix-huitièmiste et naturaliste – pas seulement avec Lévi-Strauss – je suis particulièrement sensible au changement radical de climat. Cette simple expression « la gloire des corps » dit tout. Elle appartient à la culture judéo-chrétienne relayée explicitement par les Lumières françaises (et pas elles seules), au profit d’un retour à « la nature », et à un « organique » conçu sous un mode souvent mécaniste. D’où la brutalité du combat rationaliste contre la vision biblique de l’homme, par ailleurs défendue avec infiniment de maladresse et d’erreurs par nos fondamentalistes. Ces derniers n’en ont pas moins perçu un enjeu considérable dans le risque d’abandonner la création à un scientisme réducteur et sauvage.
Fabrice Hadjadj démasque tout l’arrière-fond philosophique du débat à propos de Michel Onfray. Mais, du coup, il étend très loin la perspective, disons de Condillac à Changeux et son « homme neuronal ». Je cite ce passage pour moi décisif : « Dam ! Le corps je veux bien, mais les neurones ? Ce qui me plaît dans le nom du corps, je m’en aperçois soudain, c’est son unité vibrante, sa présence indécomposable, enfin – osons le dire – l’âme qu’il transpire par tout son être. Tel est le prestige de son nom connu du nom de » chair « ; il recèle beaucoup d’esprit. Mais dès qu’on le débite en rouages et subordonne le tout au cerveau, le corps perd toute son auréole. Et je me demande si le cerveau ne fait pas dorénavant office de cette âme hautaine qui jadis le dominait et le mortifiait dans sa pâte sensible. Le matérialisme, en basculant dans ce cérébralisme, me semble plus qu’un spiritualisme honteux. La biologie mathématique y tient lieu de monde intelligible. »
Et Fabrice de citer une formule de Michel Onfray qui condense toute l’opposition, le nom de Lévinas à lui seul renvoyant à l’abîme de la différence : « Autrui n’est pas un visage – pardon aux lévinatiens – mais un ensemble de signaux nerveux actifs dans un appareillage neuronal ». La formule est caricaturale ? Elle est pleinement assumée par son auteur, et, au surplus, qui la contestera chez ceux qui sont résolument enfermés dans un scientisme qui se veut rigoureux ? »
Il est vrai que j’ai encore à l’oreille un mot du professeur Changeux, le théoricien de l’ « homme neuronal » et ancien président du Conseil national consultatif d’éthique dans la salle même de délibération de cette digne institution : « Il faut apprécier tout le chemin qui nous a menés jusqu’à la Chapelle Sixtine. » Je ne garantis pas la lettre mais je suis à peu près sûr du contenu. La référence n’était pas incongrue dans la bouche de cet ancien catholique converti au néo-positivisme scientifique par le Jacques Monod du Hasard et la nécessité.
Comment ne pas se laisser prendre par ces paradoxes ? Lévi-Strauss avoue sa dilection pour Chateaubriand. Non seulement celui des Mémoires d’Outre Tombe mais aussi celui du Génie du christianisme « où l’on trouve des choses surprenantes ». Mais il y a tout de même une difficulté avec l’esthète épris aussi de peinture et de musique. C’est celle de l’intériorité, du colloque de l’homme avec lui-même qui lui semble d’intérêt inférieur à la nature, et à la simple contemplation d’un oiseau : « un oiseau, un scarabée, un papillon, invitent à la même contemplation fervente que nous réservons au Tintoret ou à Rembrandt ; mais notre œil a perdu sa fraîcheur, nous ne savons plus regarder. » J’acquiescerais volontiers à cette remarque, sans vouloir passer sur la question de l’intériorité et celle du visage humain. Oui, il est vrai qu’à lui seul un oiseau est pure merveille et que l’homme ne saurait, sans dommages désastreux, rompre son pacte originel avec la nature. Mais le visage et l’intériorité nous ouvrent à un autre ordre de réalité qui correspond à la révélation d’un Dieu personnel et à cette Alliance qu’il a nouée avec l’homme et la femme en leurs premiers instants.
Il me semble que c’est là le point décisif, le point de partage qui distingue Pascal de Voltaire, Lévinas des anti-humanistes et Michel Onfray de Fabrice Hadjadj.
30 avril
Je réserve à d’éventuelles chroniques une analyse synthétique de l’essai de Fabrice Hadjadj. Ici je me laisserai volontiers porter par les surprises au fil des pages, des remarques qui, inopinément, vous ouvrent des registres méconnus. Le livre en est plein ! C’est là que l’on reconnaît l’originalité et la force d’un auteur. Ainsi, je relève ce qu’il dit de Michel Foucault et qui me parle très directement, pour m’être intéressé à La Volonté de savoir dès sa parution et pour me reposer très souvent l’énigme Foucault – celle que Paul Veyne vient de reformuler pour moi dans une sorte de mémorial très personnel mais combien suggestif, j’y reviendrai. Fabrice adresse à l’analyse de Foucault la plus pertinente des critiques, la plus pénétrante des objections. Mais l’intéressé en aurait-il été touché, lui qui, d’une certaine façon, a fondé toute sa vie sur un déni jamais, je crois, formulé de l’interpellation biblique et chrétienne ? J’ai de bonnes raisons de penser que Maurice Clavel est un des rares interlocuteurs qui reçurent ses confidences là-dessus. Mais justement, c’étaient de vraies confidences, de celles qui ne sont pas étrangères aux remarques de Fabrice Hadjadj.
Fabrice part de la théorie juste, en grande partie, de Foucault sur les aveux à propos du sexe. Le fait, que de la confession chrétienne à la psychologie moderne, il s’agit toujours de « produire un discours vrai ». Certes ce discours a constamment évolué dans sa forme et son objet formel, mais il relève toujours de la volonté de dire et de savoir. En distinguant les stades d’évolution de ces aveux, Foucault n’a pas marqué l’abîme qui séparait la confession des propos du patient sur le divan psychanalytique. Comment l’aurait-il pu, alors que, pour lui, tout est construit et donc technique. On est forcément dans un champ de pouvoir. Et, s’il a été l’un des plus lucides analystes des dispositifs de contrôle inventés par les sciences humaines et des dangers de la « biopolitique », on voit mal comment il pourrait nous en préserver, a fortiori nous en faire sortir, puisque son premier présupposé concerne l’impossibilité d’échapper au dispositif des pouvoirs. Mais, ici, il faut reprendre la réponse de Fabrice Hadjadj qu’il convient de méditer longuement : « Son propre savoir entérine le passage d’une sagesse de l’être à une science de l’avoir. Quoi qu’en plusieurs lieux il la dénonce, il ne sort pas de cette volonté de volonté (…) aussi assimile-t-il des procédures où il conviendrait de distinguer des essences. La parole du pénitent, qui porte sur des péchés, non sur des détails pratiques, se démarque essentiellement de l’épate spectaculaire. Sa finalité ne se trouve d’ailleurs pas dans ce sobre aveu mais, avec ces larmes que saint Augustin déclare plus joyeuses que tout orgasme, dans le haut silence de la communion rétablie. L’opposition réelle n’est donc pas entre ars erotica et scientia sexualis mais entre une assomption du sexe comme parole et une production de la jouissance comme parole. »
Fabrice Hadjadj tire de là une conclusion magnifique que je résume en deux phrases alors qu’il faudrait tout citer : « le rapport technicien aux sexes les réduit à des accessoires du plaisir. Le rapport contemplatif les assume jusqu’en leur drame religieux. »
Oui, il y a une mystique chrétienne de la chair, qui relève, il est vrai, d’un arrachement au vieux paganisme et à ses prolongements modernes. Cette mystique qui relève de l’Alliance divine concerne directement le rapport à l’autre, ici le rapport de l’homme et de la femme qui échappe à toutes les instrumentalisations, les techniques et les pouvoirs. Ce mystère est celui de l’Amour qui concerne les personnes, leur reconnaissance mutuelle et singulièrement ce qui est au cœur de la sexualité, c’est-à-dire l’enfant, signe vivant et incontestable de la fécondité.
Ce n’est nullement innocent que la modernité veuille obstinément dissocier sexualité et fécondité. Lorsque l’ars erotica n’est plus en connexion avec le sens même de l’union de l’homme et de la femme, avec l’enfant en perspective, il n’y a plus qu’idolâtrie de l’instant et technicisation des gestes de l’union amoureuse.