Luo cuifen est une rescapée. Elle accuse ses grands-parents de lui avoir enfoncé trente aiguilles à coudre partout dans le corps. C’était en 1977, dans les jours suivant sa naissance et à l’insu de sa propre mère. Le bébé a miraculeusement survécu à cette technique du « piquage » qui perdure dans certaines campagnes chinoises. La femme a été opérée après qu’en 2004 la radiographie a permis de découvrir ces épines de métal qui la faisaient tant souffrir… L’infanticide des petites filles n’a donc pas disparu de Chine, mais depuis qu’on peut détecter facilement le sexe du fœtus à l’échographie, la pratique ancestrale est largement devenue prénatale, par avortement. ».
La préférence culturelle pour les garçons qui marque le monde asiatique n’est pas limitée à la Chine populaire. Liée au système séculaire qui veut que la fille se dévoue pour sa belle famille, elle est devenue planétaire. On l’observe non seulement à Taïwan, à partir du troisième enfant, et en Inde, mais aussi dans les communautés asiatiques émigrées, comme aux États-Unis. Partout, les avortements « sexo-sélectifs » des filles sont pratiqués.
En Chine, c’est le totalitarisme des lois démographiques qui a donné à cet « eugénisme » culturel des proportions effrayantes : puisqu’on n’a droit qu’à un enfant, il faut que ce soit un garçon. Instaurée en 1978, la politique de l’enfant unique fait beaucoup d’autres « victimes » : d’abord les enfants privés de frères ou de sœur par l’interdiction qui pèse sur leurs parents, ensuite les hommes qui ne trouveront pas d’épouses, enfin les vieillards qui n’auront pas d’appui dans leur vieillesse. C’est la rançon d’une pyramide des âges non seulement inversée (en forme de toupie) mais rognée du côté des femmes. Les statistiques donnent effectivement le tournis : 500 000 fœtus de sexe féminins éliminés chaque année en Chine, 30 millions d’homme contraints au célibat forcé, 100 millions d’enfants uniques… Avec 100 filles à la naissance pour 119 nouveau-nés de sexe masculin (alors qu’il naît naturellement un peu plus de filles que de garçons), les choses ne s’arrangent pas. Et toutes les tranches d’âges sont donc frappées.
Pour beaucoup d’observateurs ce double déséquilibre démographique constitue une bombe à retardement. La forte croissance de la criminalité masculine en serait une première conséquence. L’économiste Esther Duflo explique dans Libération que « les jeunes [chinois], et particulièrement les jeunes célibataires, ont plus de problèmes comportementaux, et commettent plus de crimes que les jeunes filles. » Élevés seuls, comme des « petits empereurs (…) pourris-gâtés » par six adultes (deux parents, quatre grands-parents) ces enfants se révéleraient à l’âge adulte « matérialistes et individualistes, purs produits, souvent frustrés, d’une société hyper consommatrice » renchérit Marie-Françoise Colombani dans le magazine Elle.
Le Planning familial impose sa police de l’intime depuis que Deng Xiaoping a substitué sa politique de récession démographique au slogan de Mao « Plus de monde, plus de pouvoir ». Et c’est paradoxalement par ses atténuations qu’on prend la mesure de son outrance. Le tremblement de terre qui a fracturé le pays au printemps dernier a ainsi généré des dispositions juridiques révélatrices : « Les parents qui ont perdu leur unique enfant dans le séisme qui a frappé la Chine le 12 mai seront autorisés à en avoir un autre » a rapporté l’AFP en mai dernier, citant un quotidien de la capitale du Sichuan. Autre disposition généreuse, « l’agence du planning familial autorisait les couples adoptant un orphelin du séisme à procréer ». Quant aux « parents âgés de plus de 50 ans qui ont perdu leur unique descendance dans le séisme », ils recevront « une allocation mensuelle de 600 yuans (environ 60 euros) ».
En Occident l’autodiscipline démographique du géant est vite excusée. Peur du péril jaune ? Souci de préserver l’ouverture économique ? On continue de fermer les yeux sur ces atteintes aux droits de l’homme qui font moins de bruit que la répression des troubles tibétains. À l’approche des jeux olympiques, la pollution industrielle pékinoise semble d’ailleurs davantage inquiéter que le sort de centaines de milliers d’être humains privés de vie.
Du côté du gouvernement chinois, on tient le cap. Selon le ministre de la Commission du Planning familial et de la Population nationale, Zhang Weiqing, la politique de l’enfant unique ne connaîtra pas de changement significatif dans les dix années à venir.