22 MARS
Je continue à réfléchir à l’article de Paul Thibaud, qui décidément me rend perplexe. En effet, que signifie pour le christianisme se départir du « monopole du sens » ? Si c’est admettre la liberté de conscience et celle de s’exprimer, je n’y vois aucun inconvénient, non seulement pour des raisons pratiques mais aussi éthiques, celles qui se rapportent à l’éthique du savoir et de la vérité. Sans liberté de conscience il n’y a pas de rectitude possible de la pensée. Sans elle on serait soumis à des critères qui ne sont pas ceux de la pensée. S’il s’agit encore de considérer avec bienveillance les autres traditions religieuses, je me suis récemment exprimé sur ce sujet précis dans ce journal à propos de Newman. Il y a des semences du Verbe à recueillir dans ces religions. Je laisse en suspens divers systèmes philosophiques jusqu’aux plus modernes, les théorisations des sciences humaines, les spéculations scientifiques. Tous sont vecteurs de production de sens, dans des ordres différents avec plus ou moins de pertinence, mais il est rare qu’il n’y ait rien à en retirer au service d’une sagesse supérieure. J’ajoute que même s’il y a désaccord de fond, l’opposition à travers la controverse peut être éclairante. Pour donner un seul exemple : en dépit de désaccord sérieux, la lecture de Michel Foucauld s’est toujours avérée pour moi extrêmement profitable. Donc de ce point de vue l’idée d’un monopole du sens serait absurde et complètement contre productive pour la raison et la foi elle-même.
Sur ce terrain-là, on comprendrait que Paul Thibaud exprime sa répulsion pour tout un appareil de surveillance ecclésiastique tonnant avec l’Index contre toutes les pensées nouvelles. Bergson condamné ! c’était absurde, tout comme d’ailleurs l’entreprise du brave abbé Bethléem interdisant, comme dangereuse, la lecture du roman de Bernanos ! C’est vrai qu’il y a eu des dérapages à travers les siècles, et les plus récents se rapportaient à une sorte de frilosité intellectuelle que les réels dangers du moment ne justifiaient pas. Sans compter que l’on s’y est souvent très mal pris pour contrer les dangers les plus graves. Mais ceci accordé, que l’on pourrait développer plus avant, reste quand même l’interrogation centrale. Peut-on parler de monopole du sens à propos des affirmations majeures de la foi ? Réciter le credo avec l’assurance certaine qu’on énonce la Révélation d’un Dieu qui ne veut pas nous tromper, parce qu’il est le Dieu dont je suis sûr, est-ce une prétention dangereuse, est-ce se mettre dans ce piège où le christianisme serait pris depuis les origines ?
Évidemment, je ne puis imputer une telle pensée à Paul Thibaud, mais je tente de comprendre exactement ce qu’il veut dire. Il y a maintenant douze ans, dans mes polémiques de Pourquoi veut-on tuer l’Église ? je visais le relativisme caractérisé d’un Michel de Certeau, repris posthumement par des adversaires acharnés du pontificat de Jean-Paul II. Certeau n’attribuait plus au christianisme qu’une pertinence régionale, réfutant sa prétention à l’universalité. Cesser de supposer universelle (vraie pour tous) cette option singulière qu’est la foi chrétienne, tel était le mot d’ordre repris alors, que je contestais vigoureusement. Ma position n’a, évidemment, pas changé.
Resterait à s’interroger sur le propre de l’évangélisation, de l’annonce de la Bonne Nouvelle. Il ne me semble pas qu’elle doive se faire sur le mode de l’arrogance, ou d’une façon qui écraserait la liberté de l’auditeur de la parole. Il faut qu’il ait tout l’espace d’intelligibilité possible pour faire son propre chemin. Augustin, en son temps, prit largement la liberté de rechercher ce Dieu pourtant si proche. Je ne crois pas à des arguments assénés du haut d’un « monopole du sens ». Je crois plutôt à une libre recherche avec l’horizon de la Révélation comme référence de fond, à travers un parcours d’intériorisation rationnel et spirituel.
Là-dessus, je ne puis que renvoyer au dernier livre d’Irène Fernandez qui constitue un vrai modèle du genre (Au commencement était la raison. Pour une intelligence de la foi, éd. Philippe Rey). À partir du mot d’ordre augustinien « Aime de tout cœur l’intelligence », ce beau texte donne le ton juste pour progresser vers le Christ qui est la foi et la vérité. Avec l’humilité requise mais aussi l’élan intellectuel nécessaire à la conquête de la lumière. Je ne sais si Paul Thibaud agréerait à cette démarche, mais elle me paraît éviter le piège qu’il redoute, sans se laisser hypnotiser par cet autre piège qu’est le relativisme où se perdent l’espoir de la vérité et la perspective de la foi.