3122-Le libéralisme et le monde moderne - France Catholique
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3122-Le libéralisme et le monde moderne

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Pierre Manent, votre « Enquête sur la démocratie » est un recueil de textes écrits sur une trentaine d’années. Leur cohérence est manifeste : c’est une réflexion sur la démocratie, précisément sur le libéralisme…

Oui, on aurait pu intituler ce livre « le philosophe et l’État » car l’État est une institution qui n’est pas du tout prosaïque : c’est l’expression d’une grande pensée, constitutive de la politique moderne. Bref, j’ai essayé de parvenir à une conception à peu près cohérente de la politique moderne – autrement dit de la politique démocratique qui est au cœur de la pensée politique contemporaine.
Bien sûr, la démocratie n’est pas nouvelle – pensons à la Grèce antique – mais pour comprendre ce qu’il en est à l’époque moderne, il faut analyser de près le libéralisme. Apparemment, le sujet est simple : c’est une doctrine politique parmi d’autres. Mais en un sens plus profond, le libéralisme est la doctrine qui fait le fond de la politique moderne.
Socialisme et conservatisme se déterminent par rapport au libéralisme. Le socialisme veut ac­complir la promesse d’égalité du libéralisme ; le conservatisme veut ralentir les transformations in­duites par le libéralisme. Les conceptions et les institutions libérales donnent l’axe du développement politique mo­derne. En un sens, libéral et moderne sont des termes équivalents.

Faut-il pour autant accepter tout ce qui est libéral parce que c’est moderne ?

Non, bien sûr ! Mais le libéralisme est le nom sous lequel on peut résumer l’immense mouvement qui nous a faits tels que nous sommes. J’ai donc essayé de prendre la mesure du caractère fondateur de cette formule politique qui nous a permis de vivre ensemble de manière à peu près satisfaisante.
On a une vue cohérente de l’histoire de l’Europe lorsqu’on comprend comment se mettent progressivement en place les notions et les institutions qui vont, jusqu’à un certain point, résoudre le problème politique des Européens. Je ne prétends pas, cependant, que tout le problème a trouvé sa solution. Je dis simplement que le libéralisme est la meilleure solution possible.

Mais solution à quoi ?

Pour répondre à votre question, il faut plonger loin dans l’histoire de l’Europe. J’estime que les histoires du libéralisme commencent toujours trop tard : on part du siècle des Lumières, de la Révolution française, alors qu’il faut remonter aux siècles qui ont suivi la fin de l’Empire romain. Pendant dix
siècles à peu près, les « Européens » (le concept n’existait pas encore) ne savaient pas dans quoi ils vivaient ou voulaient vivre. Nous ne mesurons pas le pouvoir décisif de l’incertitude, de l’ignorance et de la perplexité. Notre histoire politique est déterminée par diverses causes (culturelles, économiques…) mais il y a une cause plus décisive que toutes : les Européens ne savaient pas comment se gouverner parce qu’ils ne savaient pas à quoi ils appartenaient.

Il est pourtant banal de dire que les Européens dont vous parlez étaient, pour une part, les héritiers de la Rome païenne et de la Rome chrétienne…

Cette continuité paraît simple alors qu’elle est tout à fait problématique. En effet, les Européens pouvaient choisir entre deux déterminations pos­sibles. D’abord la détermination ancienne, païenne : en ce cas les Européens étaient des citoyens romains. Romain veut dire ultimement républicain. Pour l’histoire européenne, il y avait là une possibilité : recommencer Rome, recommencer la Cité, la République. On voit l’influence de la référence romaine chez les théologiens, les écrivains, les poètes. On débat d’une question étrange pour nous : fallait-il tuer César ? Autrement dit, quelle est la meilleure cause – celle de César ou celle de Caton, le dernier républicain ?
Mais les Européens n’ont pas pu continuer à suivre la voie romaine car il y avait une nouvelle possibilité, qui n’était ni chez Aristote, ni chez les auteurs romains : cette possibilité, c’est le christianisme, autre détermination possible de leur appartenance. Dans ce contexte, le christianisme ne doit pas être considéré comme une théologie, même s’il est essentiellement cela. Il faut le regarder comme une possibilité politique car c’est ainsi qu’il surgit dans le monde : l’appartenance à ce que j’appelle, faute de meilleurs termes, une communauté universelle réelle. Au Moyen Âge, le prestige du Pape, par ailleurs maltraité et peu obéi, était lié à l’idée qu’il était à la tête de la communauté parfaite – la République parfaite. On parlait à l’époque de la respublica perfecta, de la respublica christiana. Le langage de la théologie chrétienne médiévale était un langage politique.
Sommes-nous romains ? Sommes-nous membres de la communauté parfaite, de l’ecclesia ? Peut-on être à la fois républicain et chrétien ? Telles étaient les interrogations de l’époque médiévale.
En fait, les Européens ne pouvaient se constituer ni dans la vieille cité païenne, ni dans la nouvelle communauté chrétienne, l’une et l’autre ayant leurs avantages mais aussi leurs limites.


Quelles limites ?

Rome s’était détruite elle-même en devenant un empire mais la république était elle aussi insatisfaisante : l’empire c’est la paix et la tyrannie, la république c’est la liberté et la guerre. Il y avait opposition entre les deux conceptions de la cité romaine, qui a été finalement incapable de construire un ordre politique.
Quant à l’Église, elle était à la fois une communauté visible et un gouvernement invisible pour l’essentiel : elle ne pouvait donc pas par elle-même constituer l’ordre politique. Une des causes négative mais fondamentale du développement occidental, c’est cette incapacité de l’Église à gouverner. Jean-Jacques Rousseau observait dans Le Contrat social que la dualité des pouvoirs avait rendu toute bonne politique impossible. L’Église se signale plus par les obstacles qu’elle dresse devant le Gouvernement que par des actes démontrant qu’elle est capable de gouverner elle-même.
Comme les deux modes d’appartenance ne peuvent fonder aucun ordre politique, il y a crise permanente. Comme cette crise est structurelle, la solution ne peut être que radicale.
Le problème que pose l’Église, c’est celui de la dualité des pouvoirs – spirituel et temporel. Il est banal de rappeler que l’un des ressorts du développement moderne tient à la nécessité de surmonter cette dualité, de mettre un terme au pouvoir spirituel. Ce problème ne s’était jamais posé au monde grec et au monde romain, qui ne connaissaient pas de pouvoir spirituel : la religion, c’était la cité. C’était l’assemblée du peuple athénien qui prononçait les condamnations pour impiété. Le pouvoir spirituel renvoie à une transcendance, à ce qui est tenu à l’époque médiévale pour absolument vrai mais il doit être cantonné dans son domaine.
D’où la solution : interdire à l’Église de commander tout en la laissant libre d’enseigner. On peut dire les choses autrement : il faut séparer le pouvoir de l’opinion. C’est là une des définitions du libéralisme, qui va engendrer les conceptions de l’État neutre, de l’État laïc, qui nous sont familières. Les conditions dans lesquelles se produit ce moment fondateur permettent de comprendre pourquoi la vraie démocratie ne pouvait être conçue que dans le monde chrétien.


Il peut sembler paradoxal que l’instauration du libéralisme se fasse sous l’égide de l’État, même si c’est un certain type d’État…

Dans le contexte moderne, le libéralisme est effectivement la position de ceux qui sont cri­tiques de l’État. Mais dans notre histoire intellectuelle, l’État moderne apparaît comme la première invention du libéralisme : l’État neutre est l’État qui s’élève au-dessus de la société pour que les hommes soient libres.
On peut définir le système libéral qui est le nôtre comme un système de séparation : séparer l’Église et l’État, séparer l’État et la société, séparer les pouvoirs, séparer la science et la foi. Toute notre organisation est fondée sur un système de séparations. La première séparation a lieu au XVIIe siècle lorsque l’État s’élève au-dessus des composantes de la société pour définir le lieu abstrait du pouvoir théorisé par Hobbes. Comme le dit Claude Lefort c’est « le lieu vide de la démocratie », un lieu sans prince, sans vérité, sans religion, un pouvoir neutre, sans opinion, uniquement préoccupé de garantir les droits de chacun.
Aucune autre civilisation n’a connu une telle division du spirituel et du temporel – ni la Chine, ni le Japon. La construction de l’État est très étonnante. L’État s’est imposé contre les passions religieuses (à l’occasion et après les guerres de religions) et il s’est imposé contre les passions politiques. Thomas Hobbes, qui nous permet de voir l’architecture de l’État moderne, dit en substance qu’il y a deux facteurs de désordre dans la société : les chrétiens et les républicains. Les premiers veulent assujettir tout le monde à leur lecture de la Bible, les seconds, lecteurs d’Aristote et de Cicéron, veulent imposer leur idée de la liberté et ne font qu’entretenir une guerre perpétuelle. Face à ces agités, iI faut donc imposer un pouvoir absolument écrasant, que Hobbes définit comme un « dieu mortel ». Ce sont des méta­phores et des analogies, mais aussi l’indication que la construction de l’État moderne est liée à la question théologico-politique.

Hobbes, penseur de l’absolutisme, est parfois présenté comme le premier philosophe du libéralisme. Pourquoi ?

D’une certaine manière, les modernes se sont faits un dieu de l’État car c’est l’État qui nous permet de nous dégager des affrontements religieux et politiques. Pensons à l’absolutisme du XVIIe siècle, au despotisme éclairé du XVIIIe siècle… Mais voici que surgit un phénomène qui n’avait pas été prévu par les premiers philosophes modernes et qui était largement ignoré par les Grecs et les Romains. Ce phénomène, c’est le commerce.
Le commerce est un phénomène ambigu et complexe, traité avec un enthousiasme ou avec un mépris exagérés. Nous avons tendance à voir le commerce sous l’angle de l’accroissement de la prospérité ou, négativement, sous l’angle des aliénations de la « société de consommation ». Mais aux XVIIe et XVIIIe siècles, lorsque se constitue la formule politique européenne que je tente de ressaisir, le commerce est la promesse d’une nouvelle modalité du lien humain qui nous permettrait de sortir de la fatalité violente de la politique. Ce serait la promesse d’un règlement de la coopération entre les hommes qui se passe d’un pouvoir politique impérieux ou qui se passe tout simplement du pouvoir politique.

Pourquoi ?

Parce que le commerce par définition ne peut se développer que si l’État le laisse libre autant que possible. Bien sûr, la tendance de l’État est de réglementer le commerce mais – c’est l’espoir des libéraux – l’État va se rendre compte qu’il ne doit pas trop réglementer car le libre développement des échanges est bon pour les coffres de l’État.
L’Angleterre est l’État moderne qui a réussi à articuler sa politique et son commerce ; la France a construit le modèle de l’État moderne mais elle n’a pas su l’articuler au commerce, comme on le voit dans les dernières années de la monarchie absolue. La monarchie française ne maîtrise pas le crédit alors que les financiers font crédit à la couronne britannique. Dans le monde moderne, nous avons donc à la fois l’État neutre et cette idée d’un bon usage des puissances du commerce.


Est-ce suffisant ?

Non. L’État souverain et la société organisée autour du commerce formaient un ensemble cohérent mais il manquait le corps politique. Lorsque l’État peut se passer du roi, il devient abstrait. Quant au commerce, il n’a pas de patrie. Dès lors, à quoi appartient-on ?
Les citoyens modernes qui ont des droits, les travailleurs qui participent aux échanges vont se découvrir, se constituer, se concrétiser par des corps politiques qui nous sont très familiers : les nations. Ces corps politiques sont difficiles à faire venir à la pensée. L’État moderne est une construction philosophique, le commerce peut être mis en abstractions mathématiques, mais nous ne savons pas comment penser l’appartenance nationale.
Nous n’avons pas la paix, mais nous avons abouti à un ordre collectif satisfaisant constitué par l’État souverain, le dynamisme du commerce et l’appartenance nationale. Les problèmes du présent sont liés à la désarticulation de ces éléments : la logique du commerce s’est émancipée de tout contrôle du gouvernement national ; avec la gouvernance européenne l’État semble s’être émancipé de toute collectivité politique et nous ne savons plus comment envisager la nation dès lorsqu’il y a délocalisations – terme très évocateur. Nous sommes confrontés à un démembrement : ce sont les présupposés mêmes du Politique qui sont mis en cause.

Dans la philosophie libérale, il y a très peu de place pour la notion de Bien commun. Mais il y a place pour l’intérêt général. Quelle est la différence ?

Le Bien commun, ce n’est pas le dénominateur commun que l’on trouve dans la notion d’intérêt général. Chacun de nous a intérêt à ce que la production d’électricité soit bien distribuée dans le pays : j’ai les mêmes besoins que mes concitoyens, je bénéficie des mêmes services.
Le Bien commun n’est pas définissable. Les citoyens n’y sont pas partie prenante car c’est ce qui englobe la collectivité politique.
Il y a danger à penser qu’il suffit de définir des règles générales : par exemple la libre concurrence entre les universités. La puissance publique doit se prononcer sur ce qui est bon pour les universités, en fonction du socle historique commun et des objectifs généraux de notre pays. Les universités américaines visent un bien commun qui ne se résume certainement pas aux règles du capitalisme et à la libre concurrence entre les établissements.


Les libéraux ne négligent-ils pas les classes sociales ?

Le libéralisme conçoit avant tout des individus. Les libéraux voient les classes comme une invention des marxistes ou comme un dysfonctionnement du système libéral. Or il y a bien une division de la société entre ceux qui ont beaucoup et ceux qui n’ont rien. La guerre entre riches et pauvres est une vérité dont les Grecs et les Romains sont pénétrés. Mais la modernité ne condamne plus à rester dans sa classe et l’apparition des classes moyennes permet de concevoir un conservatisme qui s’appuierait sur elles : tel était le projet de Valéry Giscard d’Estaing. Mais la gouvernance européenne crée une nouvelle division entre ceux qui estiment détenir les compétences nécessaires pour gérer le dispositif européen et ceux qui sont exclus ou qui se sentent exclus de processus complexes.

Vous avez le même objet d’étude que Marcel Gauchet qui prend pour axe de son étude la sortie de la religion… Êtes-vous d’accord avec lui ?

Nous sommes de la même génération et nous sommes venus à la vie intellectuelle autonome dans la même configuration, dominée par la question du communisme et du totalitarisme. Ces deux questions ont réactivé une réflexion sur la démocratie qui n’a pas négligé la complicité qui pouvait exister entre démocratie et totalitarisme. D’où l’importance pour nous de Tocqueville et de son analyse très équilibrée de la démocratie. Nous sommes des tocquevilliens en ce sens que nous prenons au sérieux la démocratie comme institution et comme « révolution anthropolo­gique » selon la formule de Gauchet sur laquelle je suis assez réservé. Mais il est vrai que la révolution démocratique embrasse tous les aspects de l’être humain – y compris les aspects privés.
Cela dit, je ne partage pas l’analyse que Marcel Gauchet fait de la religion. Je crois qu’il reste trop prisonnier de la caverne démocratique : il est dans le mouvement démocratique mais il est moins impressionné que moi par ce qui se passe à l’extérieur du monde démocratique. Il pense l’avancée de la démocratie, alors que nous sommes confrontés à des problèmes antérieurs à la démocratie : la nation, l’empire, les religions…

Vous vous intéressez au libéralisme parce que c’est notre socle commun. Mais vous définissez-vous comme libéral au sens idéologique du terme ?

J’ai écrit des livres sur le libéralisme, alors on a décidé que j’étais libéral. Vous avez raison de dire que je m’intéresse au libéralisme parce que c’est la matrice du développement moderne. Je suis critique à l’égard du libéralisme philosophique mais j’ai tendance, par prudence, à défendre le libéralisme politique et même le libéralisme économique : beaucoup de valeurs qui nous sont précieuses dépendant des institutions et des mœurs libérales.