Le quarantième anniversaire des événements de mai 68 provoque une effervescence mémorielle. Les livres de témoignage et d’analyse emplissent les librairies. La télévision remet à l’honneur les grandes séquences de ces semaines folles où tout un pays s’interrogea sur son destin. Gérard Leclerc, vous étiez étudiant à l’époque, habitant le Quartier latin et fréquentant cette Sorbonne qui fut le centre mythique de Mai 68. Comment appréciez-vous cette commémoration ?
Avec intérêt et parfois une certaine exaspération. Que l’on s’interroge sur la nature de ces événements qui gardent quelque chose d’énigmatique, il n’y a là rien que de normal. Par contre, je suis agacé par certaines affirmations « bien pensantes », dignes d’anciens combattants trop satisfaits d’eux-mêmes et prétendant qu’ils ont inventé un monde nouveau, qui a donné son congé à tous les archaïsmes dont, notamment, le général de Gaulle constituerait l’archétype. Prétendre qu’on serait passé d’un conservatisme obtus à une modernité ouverte, me paraît d’une prétention inouïe, d’autant que les problèmes posés par ce que les Anglo-Saxons appellent les sixties sont loin d’avoir été résolus et qu’ils nous ont entraînés dans une logique aux effets pervers.
Par certains côtés, Mai 68 est réactionnaire par rapport à ce qui l’a précédé. En effet, ce que Jean Fourastié appelait les trente glorieuses a été à l’origine d’un formidable développement économique, dont de Gaulle a été l’agent efficace. Des choix ont été fait aux débuts de la cinquième République dont nous sommes encore tributaires. Mai 68 entend contester la société de consommation, remet en cause la civilisation urbaine. Mais du coup c’est tout un imaginaire régressif qui se trouve projeté sur la réalité, avec des rêves de retour à la nature, sans compter un mouvement de désintégration sociale (la remise en cause du mariage) qui, sous des aspects libertaires nous renvoie à des stades d’indifférenciation sociale tout à fait archaïques.
Mais n’y a-t-il pas un décalage entre ce que vous avez vécu sur le moment et le mythe qui s’est instauré ?
Oui et non. Non tout d’abord, parce que sans mythe il n’y a pas de Mai 68. C’est un ensemble d’événements qui a d’abord été vécu dans l’imaginaire et dont on ne retient forcément, après coup, que la dimension culturelle. Qu’importe que nous ayons alors assisté à la plus formidable grève générale de notre histoire, plus importante encore que celle de 1936 au début du Front Populaire. Ce qui compte, c’est moins la paralysie de l’économie que la suspension du temps qui a permis aux Français de vivre dans le rêve d’un monde transformé, où on va tout recommencer à zéro. D’où la méprise de bon nombre de militants d’extrême-gauche qui sont persuadés que la France va vivre l’équivalent de la révolution de 1917 et qui ne verront rien venir. Sur le moment les anarchistes se sont trouvés bien plus à l’aise que les léninistes.
Il y a par ailleurs toute une réalité de Mai 68 qui a été estompée par le mythe. Les accords de Grenelle, managés par le premier ministre Georges Pompidou, ont amené des hausses de salaire substantielles, plus tard en partie annulées par l’inflation, mais aussi un progrès pour les syndicats dont l’existence est mieux établie dans les entreprises. On rappelle à juste titre que le pouvoir a vacillé, malgré la présence de ce personnage hors du commun qu’était de Gaulle. Mais celui-ci a repris en main magistralement la situation, grâce à un scénario qui dramatisait l’éclipse du pouvoir. C’était pour rebondir et, grâce à la dissolution du Parlement, recueillir l’adhésion massive du pays. Apparemment les agitateurs de Mai sont au tapis. Pourtant, quarante ans après, ils apparaissent comme les héros d’un mouvement d’avant-garde qui aurait profondément transformé la société. C’est cela qui mérite d’être analysé sérieusement.
Le candidat Nicolas Sarkozy a anticipé sur la commémoration de Mai par un discours d’une agressivité extrême qui répudiait l’héritage entier de 68, accusé d’avoir perverti l’esprit public.
C’est sans doute Henri Guaino qui avait écrit ce discours qu’interpréta avec brio Sarkozy. Mais on sait que ce dernier pensait sur le moment que c’était « terrifiant de mauvaise foi ». En effet, la société libérale avancée n’a plus peur aujourd’hui de se réclamer de mai 68, dont elle a intégré un certain nombre de « valeurs ». On fait justement remarquer que beaucoup de ses dirigeants sont d’anciens leaders ou militants de la gauche révolutionnaire, qui n’ont pas eu le sentiment de trahir en passant la barrière et en devenant les gérants du capitalisme. C’est tout le paradoxe du discours de Sarkozy à Bercy. Le rêve soixante-huitard s’est depuis longtemps envolé, mais le monde libéral a recueilli tout un style libertaire, illustré par ce qu’on a appelé l’idéologie du désir, et qui s’est trouvé recyclé au service de la consommation. Les vrais soixante-huitards se sont, à juste titre, considérés comme trahis. Mais leurs anciens camarades ont établi des compromis à l’enseigne libérale-libertaire. Le destin d’un journal comme Libération est exemplaire de ce point de vue. À l’origine c’était un quotidien extrémiste qui voulait rejoindre le peuple exploité pour le dresser contre ses exploiteurs. Aujourd’hui, c’est un journal parfaitement intégré dans le système, qui affirme l’impossibilité de sortir du libéralisme économique. De Mai et des sixties, il a toutefois retenu la révolution des mœurs. Mais celle-ci, loin d’être incompatible avec l’ordre libéral, lui est en quelque sorte connaturelle.
Vous pensez donc que Mai 68 a été une sorte d’immense duperie ?
D’un certain point de vue, oui ! D’ailleurs il existe un certain nombre de militants qui n’ont jamais accepté « la trahison » et qui dénoncent de façon véhémente le retournement qui s’est produit. Prenons l’exemple du philosophe, aujourd’hui disparu, Cornelius Castoriadis. Il fut l’avocat de l’esprit de Mai, d’une façon qui apparaît aujourd’hui incompréhensible à la plupart. Pourtant c’était un homme d’une haute culture, et qui récusait même certaines folies dans l’ordre des mœurs. La récupération de cet aspect des choses par le libéralisme ne le surprenait pas, parce qu’il savait qu’il y avait un piège redoutable dans la démagogie qui désorganisait les liens sociaux profonds. Castoriadis est mort, sans doute désespéré, lui qui était athée, ne cessant de dénoncer ce qu’il appelait « la montée de l’insignifiance ». Cette formule visait l’anomie du monde libéral et la dissolution de la culture sous l’effet d’un système médiatique aux mains des puissances financières. Castoriadis avait largement raison, et lui, qui avait particulièrement étudié l’importance de l’imaginaire social, avait pleinement mesuré le dévoiement de la civilisation par la manipulation des représentations.
Il y a un autre aspect de Mai 68 dont on parle peu, mais qui est essentiel. Seul Le Monde a abordé le sujet avec cinq articles de Jean Birnbaum à l’enseigne d’une « divine surprise ». Il y eut chez les militants les plus incandescents de Mai comme une démesure qui débordait le discours idéologique et les objectifs politiques. L’exemple emblématique de Benny Lévy, qui était à ce moment dirigeant de la Gauche prolétarienne et se réclamait de la pensée de Mao Tse Toung, domine cette évocation. Du petit livre rouge à la Bible, la conséquence n’est pas forcément évidente, mais dans ce cas précis elle s’impose. C’est la recherche de l’absolu qui inspirait ces militants, qui auraient pu sombrer dans le terrorisme, à l’exemple de leurs homologues italiens et allemands. Ce ne fut heureusement pas le cas. Ils furent retenus par le sens moral que leur avait infusé la culture dont ils étaient les héritiers. Si tous ne se sont pas retrouvés à Jérusalem dans la plus stricte observance de la Torah, la plupart des « meilleurs » ont suivi des voies proches de la mystique, tels Guy Lardreau et Christian Jambet, auteurs d’un curieux livre intitulé L’Ange et qui voulait retrouver l’ardeur des anachorètes du désert aux origines du christianisme.
Maurice Clavel fut le principal interprète de Mai 68 en termes de réveil de l’Esprit. Pouvez-vous évoquer sa personnalité et son témoignage ?
J’ai connu Maurice Clavel plusieurs années après Mai 68. Mais j’étais son lecteur depuis longtemps, lisant avec passion sa chronique au Nouvel Observateur. Dès le départ, son analyse de Mai 68 me frappa par sa pertinence. Certains l’ont pris, sur le moment, pour un fou… Ce ne fut jamais mon cas, bien au contraire. Si les événements avaient vraiment un sens, ce n’est pas le marxisme, pourtant très en vogue à l’époque, qui pouvait nous éclairer. Et s’il s’agissait – mais on ne le percevait pas encore – d’une transition vers la victoire intégrale du libéralisme économique, pourquoi cette démesure, cette volonté de s’émanciper de la consommation et de la médiocrité ambiante ? Clavel faisait le pari qu’il s’agissait d’une sorte de révolution de l’âme, où l’Occident dans son ensemble – s’il vous plaît – réglait ses comptes avec Dieu. Mais pour s’aventurer sur ce terrain, il faut prendre au sérieux la culture profonde, et s’interroger sur l’histoire qui, au cours des derniers siècles, nous a orientés vers une certaine idée de l’homme. Les Lumières avaient voulu l’émancipation de l’homme par le culte du progrès et de la science, mais cet homme, qui apparaissait comme le but de l’entreprise, était-il l’image inversée du Dieu qu’on avait rejeté ? Et puis tenait-il simplement debout avec sa prétention à la toute puissance ? Clavel pensait que non, et que nous étions très loin d’avoir réglé nos comptes avec ce Dieu auquel l’athéisme avait déclaré la guerre, mais dont on n’arrivait pas à se débarrasser.
C’est le combat de l’ange, cet incessant corps à corps de Jacob avec Dieu, qui constitue l’enjeu toujours renaissant de notre inconscient occidental, depuis que nous avons eu la Révélation du Dieu vivant et vrai. Dans le monde de l’incroyance et de la laïcité satisfaite, l’appel de l’absolu retentit d’une façon incongrue, peut-être incompréhensible, mais que peut déchiffrer celui qui s’aperçoit que l’âme la plus fermée fait éclater son enfermement pour reconnaître l’Autre dont l’hypothèse n’était même pas admise. Clavel a connu cette expérience, plusieurs années avant 68, à travers une dépression nerveuse carabinée dont il n’est sorti que par une conversion radicale au Christ. Ce ne fut pas une sorte d’effusion mystique, mais un radical récurage, celui qui fait tomber tous les faux-semblants, qui abolit toutes les idoles pour ne reconnaître que l’Unique, Celui déjà découvert par Augustin comme l’interlocuteur qui attendait depuis toujours.
Si Clavel a raison, Mai 68 doit être décrypté à l’inverse de toutes les interprétations, comme le réveil tumultueux de l’absolu en nous. Et ce ne peut être que le début d’une vraie révolution culturelle celle-là, qui permettra à chacun mais aussi à toute la société de redécouvrir le sens de la vie et de l’histoire. C’est une tâche démesurée, à laquelle il se consacrera dans la dernière décennie de son existence, et dont nous sommes quelques-uns – Jean-Luc Marion entre autres – à nous souvenir de façon précise. Non seulement le marxisme, qui semblait être le langage naturel de Mai 68, devait être balayé, mais c’est la culture dans son ensemble qui devait être bouleversée. Le secret de tout, au fond, c’était la redécouverte que l’homme n’existe que par le Christ et que toute fondation sur lui-même était une trahison, un oubli ou un rejet de l’appel qui le constituait à l’image et à la ressemblance de Dieu.
Mais ce message proprement évangélique fut-il compris par les chrétiens et l’Église de France sur le moment ?
Hélas non. Clavel était une sorte de franc-tireur, qui bien que disposant de tribunes importantes, était assez loin de la militance chrétienne de l’époque. On pourrait d’ailleurs le qualifier de marginal. Il s’était converti peu de temps après le Concile, mais en ignorait le déroulement et le contenu. Quand il se décida à l’étudier, il s’interrogea sur le bien fondé des objections traditionalistes, car l’hypothèse d’un ralliement au monde qu’il fustigeait dans son pamphlet Dieu est Dieu nom de Dieu le troublait beaucoup. Il lui paraissait invraisemblable que des militants chrétiens soient polarisés sur un compromis avec le Parti communiste, à l’heure où le marxisme s’effritait avant de s’effondrer. Certes, il pouvait y avoir confusion lorsqu’on voyait Clavel aux côtés de ce qu’il y avait de plus extrémiste du côté gauchiste. Mais précisément, il avait pressenti que ces jeunes aspiraient à autre chose qui ferait éclater les cadres idéologiques classiques. Et il était déjà dans l’étape ultérieure où les vraies questions seraient posées, loin des confusions, des médiocres arrangements débouchant sur l’abandon et l’apostasie.
Nous touchons là l’aspect le plus douloureux de l’affaire. Clavel n’est pas du côté de 68 pour casser la baraque Église comme veulent le faire les clercs en révolte contre l’institution, ceux qui ne rêvent que de répudier leur état sacerdotal pour mieux coller à ce monde extérieur qui les fascine. Clavel n’est pas du tout fasciné par un monde dont il appelle sinon la disparition du moins la transformation radicale. Il ne veut surtout pas que l’Église s’aligne sur une position de ralliement à une société dont il refuse les fondements. Il est à la fois traditionaliste et révolutionnaire et le mot d’ordre d’ouverture au monde qui caractérise le monde catholique d’alors lui paraît profondément équivoque, voire insupportable. Il est donc en décalage total par rapport à toute cette militance chrétienne qui participe à 68 pour rattraper les trains qui sont partis sans elle. Clavel estime que le christianisme est bien en avant de tout cela et il se moque de ces prétendus avant-gardistes que Bernanos définissait déjà comme membres de l’extrême arrière-garde.
Cela est aujourd’hui encore complètement incompris. Là où beaucoup méditaient la fin du christianisme, ou du moins la disparition de l’Église institution, Clavel pensait que l’heure était venue pour une Pentecôte où l’Église pourrait remplir sa mission de conversion.
Qu’en est-il d’un Jean-Marie Lustiger qui se trouve alors au plein cœur du quartier Latin et observe les événements avec sa sagacité bien connue ?
Le cardinal Lustiger s’est expliqué sur 68 dans son livre Le choix de Dieu, interrogé par Jean-Louis Missika et Dominique Wolton. Il avait anticipé les événements parce qu’il avait senti que l’Université était radicalement inadaptée pour l’accueil et la formation des centaines de milliers de jeunes qui l’avaient rejointe. Il avait sonné l’alarme, saisi les autorités sans être compris. Quand l’explosion a eu lieu il l’a observée avec un mélange d’inquiétude, parfois d’angoisse, mais aussi de vive interrogation. Ce n’est pas un homme auquel on raconte des histoires. Certains aspects totalitaires lui répugnaient et il était vivement indisposé par les provocations surréalistes qui frisaient parfois le blasphématoire. Rétif à toute démagogie, il a refusé obstinément que les étudiants du centre Richelieu installent leur stand dans le souk de la Sorbonne. Il paraît donc loin de Maurice Clavel, et à certains égards il redoute que cette contestation gauchiste ne débouche sur un vrai fascisme. Pourtant, malgré leurs différences d’appréciation, les deux hommes se retrouvent sur une analyse de fond de la société. Clavel savait aussi les risques terribles d’une destructuration violente qui n’était pas seulement sociale mais pouvait atteindre la psyché. S’il n’y avait pas la conversion radicale, il pouvait y avoir les effets inverses, ceux qui ont conduit beaucoup de jeunes à la dérive et ont produit des failles dont ils ne se sont jamais guéris. Surtout, Clavel et Lustiger sont bien d’accord que l’Église n’a pas à se rendre au monde et à se livrer à un processus d’auto-destruction.
Avec le recul, nous pouvons nous dire que l’évolution n’a pas été dans le sens de Clavel et que la récupération de Mai nous a valu tous les problèmes dans lesquels nous nous débattons aujourd’hui.
La « révolution selon l’être », espérée par Clavel, n’a pas eu lieu et les transformations qui se sont produites ont abouti à un système extrêmement instable dont la prospérité économique n’est même plus désormais l’alibi. Certes, le monde s’est considérablement transformé avec l’émergence de nouvelles puissances, mais l’Occident a vu graduellement son rôle faiblir, d’autant que ses faiblesses structurelles, voire ontologiques sont patentes. La baisse vertigineuse de la démographie est la résultante de la mentalité contraceptive à laquelle seule l’Église catholique s’est opposée – aux vifs regrets encore exprimés de toute une mouvance. Seul Maurice Clavel, dans la grande presse, avait osé soutenir Paul VI au moment d’Humanae Vitae. Si nous mettons les choses en perspective, nous constatons que ce qui s’est produit, c’est l’avènement dans nos pays développés de ce que l’universitaire québécois François Ricard appelle la génération lyrique, celle du baby-boom, celle qui a fait 68, s’est identifiée à toutes les mutations des sixties et se trouve présentement glorifiée dans la commémoration que nous vivons.
Cette génération a rompu avec les valeurs sacrificielles des parents et des grands-parents. Elle a cru qu’avec les droits de l’homme un monde nouveau allait surgir. Elle s’est cru libérée de l’institution familiale. Apparemment, elle semble avoir réussi. Pourtant Ricard pensait qu’elle aurait une vieillesse amère et que le mythe du jeunisme qu’elle avait cultivé lui rendrait insupportable la dernière étape de la vie.
Il me semble que cette génération a consommé toutes les chances qui lui étaient données, si bien que l’héritage qu’elle transmet à son tour est hautement problématique. Le vingt-et-unième siècle pose d’ores et déjà des problèmes terribles. Les générations présentes et futures devront s’émanciper de toute idéologie lyrique pour rendre la réalité vivable. Songeons aux émeutes actuelles de la faim qui sont un cinglant démenti à l’optimisme mondialiste. Mai 68, loin de nous figer dans les mythes, devrait nous imposer une radicale révision de nos idées toutes faites. Sans compter que l’Esprit à l’œuvre au cœur de notre histoire devrait produire d’autres bouleversements spirituels.
Propos reccueillis par Grégoire Coustenoble