29 janvier
La vie fait souvent bien les choses, en nous réservant des rencontres surprenantes. Quand j’ai fait la connaissance du père Philippe Barbarin, il était encore dans les premières années de son sacerdoce, et mon destin familial m’avait amené sur les bords de Marne où résidait sa propre famille. J’ai un souvenir très précis de la première fois où je le rencontrais. C’était chez ses parents où il donnait une conférence avec projection de diapositive sur son récent pèlerinage en Pologne avec les lycéens de Saint Maur dont il était l’aumônier. Je ne me souviens pas en revanche lui avoir adressé la parole ce soir-là, mais sa façon si particulière de s’adresser à un public s’est imprimée en moi et elle ne m’a jamais quitté, si bien que je retrouve toujours le même rythme, le même souffle dans la parole du cardinal-archevêque de Lyon, primat des Gaules. Parfois, j’ai fait implicitement la prière qu’il ne change pas, surtout qu’il ne change pas, que les charges très lourdes qu’il assume désormais ne le privent pas de sa belle spontanéité, de cette liberté de dire qui correspond si bien à sa conviction intérieure, au cheminement de sa pensée et de sa prière.
Bien sûr, il a forcément changé au sens où l’on ne peut rester indemne de ce qui vous tombe sur le dos, la responsabilité si particulière de l’épiscopat puis du cardinalat qui vous hisse au sommet, tout près du Pape. Il y a chez lui une sorte d’harmonie préétablie entre la nécessaire autorité et la transparence évangélique. « Nous ne sommes pas fiers ! » J’entends sa voix au téléphone depuis Rome, la veille du conclave où il s’agissait de désigner un successeur à Jean-Paul II. Un peu surpris et ému qu’il m’interroge en une circonstance si grave, je lui avais dit : « Pour succéder à un pape de cette dimension, il faudra être héroïque. Et vous-même êtes investis d’une responsabilité héroïque. » Je le savais disposé aux décisions suprêmes. Je discerne l’ombre du colonel Barbarin, son père que j’ai un peu connu, dans le cardinal. Le côté primesautier de son caractère – le père Jean-Miguel Garrigues qui l’avait connu au groupe Résurrection de Montmartre parle à son propos de « notre facétieux benjamin » – ne doit pas tromper quant à sa gravité de fond, son sens de l’autorité et aussi sa maîtrise intellectuelle de théologien à ne pas séparer de sa paternité spirituelle. L’admirable, c’est qu’il a su garder sa fraîcheur native, son humour, ses clins d’œil à Tintin, en faisant le cardinal. De Jean-Marie Lustiger, lors de sa nomination à l’archevêché de Paris, Jean-Luc Marion m’avait dit : « Il fera l’archevêque comme Jean-Paul II fait le pape. » Il en va de même pour le successeur de Saint Irénée.
Mais si je rassemble ainsi quelques unes de mes impressions sur Philippe Barbarin, c’est que je viens de lire son dialogue avec Gilles Bernheim, rabbin de la synagogue de La Victoire à Paris (Le rabbin et le cardinal, Stock). Je l’ai retrouvé tel que je le connais, en découvrant la personnalité tout à fait intéressante de son vis-à-vis. Pour beaucoup ce sera une nouvelle surprise, ça l’a d’ailleurs été un peu pour moi, même si, de Philippe Barbarin, il faut toujours attendre l’inattendu. Avec tout ce qu’il représentait comme juif baptisé, c’est du cardinal Lustiger qu’on aurait présumé d’abord un tel dialogue. Et d’ailleurs on pourrait retrouver et regrouper des textes essentiels de lui sur le sujet. Mais le voilà nanti d’un successeur imprévu. Imprévu sûrement pas pour Jean-Marie Lustiger mais pour l’opinion. Il faut imaginer l’archevêque de Lyon fréquentant les synagogues de sa ville et commentant de concert avec les rabbins des textes de la Torah. Il est vrai que de ce point de vue, le cardinal Albert Decourtray avait été aussi un initiateur et un constructeur de ponts. Mais il a trouvé avec son successeur un continuateur particulièrement pénétré de l’importance du dialogue judéo-chrétien.
Que dire du dialogue entre le juif et le chrétien ? Tout d’abord qu’il faut aimer le dialogue pour ses vertus imparables de rigueur et de respect. Il est vrai qu’il est arrivé que le mot soit dévalué jusqu’à être pris à la plus faible acception possible de lui-même. Dialoguer revenait ainsi à bavarder pour créer un climat convivial au prix de l’effacement de tout ce qui risquait de fâcher. Ainsi les traditionalistes – péjorativement traités d’intégristes – ont toujours fait valoir que l’œcuménisme et l’inter-religieux, érigés en exigence suprême, ne pouvaient aboutir qu’à un affadissement sinon à une disparition de la foi au seul avantage d’un illusoire forum pan-religieux. On aurait tort d’ailleurs de rejeter avec dédain cette objection. Le cardinal de Lubac avait discerné dès le Concile une tendance à imaginer un au-delà du christianisme qui aurait abouti à un religieux soit disant universel et dépourvu, en fait, de tout contenu sérieux. Le syncrétisme et le relativisme ne sont pas des dangers négligeables. À l’inverse, le refus de toute confrontation « en esprit et en vérité » peut constituer un danger symétrique, en favorisant l’à-peu-près des convictions, l’habitude au sens stigmatisé par Charles Péguy, celle des « âmes habituées », c’est-à-dire satisfaites de leur conformisme sans exigence forte et de leur ensommeillement douillet. Il est vrai qu’on opposera à cette pente appauvrissante la polémique vivifiante qui fait ressortir les arêtes de la vérité pure et émerger les énergies de la conviction. Mais si cette attitude de combat blesse l’éthique du savoir et la déontologie du débat, on doit craindre qu’elle soit dommageable à la rectitude de la raison et de la foi.
C’est pourquoi il ne faut pas craindre, dans l’esprit véritable de Vatican II, une saine confrontation qui servira plus la cause de l’approfondissement que celle de l’affadissement. De ce point de vue, la libre discussion entre le rabbin et le cardinal constitue un modèle du genre, et il faut la conseiller à tous ceux, quels qu’ils soient qui conçoivent doutes ou craintes sur le bien fondé du rapprochement judéo-chrétien. Oui, une étape décisive a été franchie, qui, rompant avec ce que Jules Isaac appelait « la culture du mépris » nous fait déboucher sur une perspective ouverte mais aussi hautement problématique. Extrêmement proche l’un de l’autre, Gilles Bernheim et Philippe Barbarin n’en demeurent pas moins séparés par une différence essentielle, qui, au terme de leur fraternel échange, se détache avec la plus irrécusable netteté.
Pourtant, Gilles Bernheim va très loin dans son empathie pour le message de Jésus, pour sa vie donnée en rançon et même pour sa Résurrection. Mais, parvenu à ce point ultime il n’en formule pas moins une objection qui barre la route à toute entente décisive : « Le nœud de la controverse réside dans le fait d’avoir présenté la Résurrection comme l’acte décisif, eschatologique de Dieu, comme l’événement inaugural de l’établissement de l’ordre nouveau du royaume de Dieu (Romains XIV, 7). Dans une telle perspective, sommes-nous encore dans le temps de l’histoire ? » À quoi Philippe Barbarin répond que la Résurrection est décisive, car « elle est la préfiguration du jour de Dieu, qui marque la fin du temps, transcende l’histoire et nous fait entrer dans l’éternel. » Le temps de l’histoire continue aussi après la Résurrection. Il n’en est pas moins définitivement marqué par le dynamisme de l’espérance qui a vaincu à Pâques.
Mais là-dessus encore Gilles Bernheim exprime sa crainte que l’éblouissement de la Rédemption et de la Résurrection n’ait obnubilé chez les chrétiens le sens du réel historique. N’y a-t-il pas eu une propension chez beaucoup à ramener la Shoah à un moindre scandale puisque la Rédemption était déjà intervenue ? Il ne faudrait pas « noyer les ténèbres et le mal » qui demeurent dans le monde. L’autre difficulté majeure, c’est l’idée que l’Alliance entre Dieu et son peuple aurait pris fin avec ce nouveau Moïse que serait Jésus. Et puis, il y a opposition totale d’exégèse sur un texte aussi essentiel que le chapitre 53 d’Isaïe. Là où l’Église a toujours reconnu la figure du Christ allant vers sa croix, Israël vit et comprend ces pages conformément à son histoire, sa condition métaphysique. « Les prophètes bibliques revendiquent pour leur petit peuple une place élevée ; mais ils savent aussi qu’elle ne sera conquise qu’au prix de terribles souffrances. Et ils savent encore que ces épreuves ne seront pas endurées pour le seul salut d’Israël, mais pour la Rédemption de toute l’humanité, de l’univers entier. »
On retrouve donc toujours la discussion qui a commencé avec Saint Paul. Même si l’apôtre affirme que, les dons de Dieu étant sans repentance, la première Alliance subsiste, il n’en affirme pas moins qu’une autre temporalité commence avec le Christ qui ouvre l’Alliance à toutes les nations. Du coup, il est suspect aux yeux d’Israël de rendre caduque l’histoire du peuple choisi, en esquissant la doctrine d’une substitution où l’Église prend définitivement la place d’Israël. Certes, l’Église catholique n’admet plus aujourd’hui cette théorie de la substitution. Mais le nouvel âge inauguré par le Christ n’en subsiste pas moins pour les fidèles de la première Alliance en un redoutable face à face.
Il n’empêche que grâce à Gilles Bernheim et à Philippe Barbarin nous mesurons le chemin parcouru en quelques dizaines d’années. L’estime et l’amitié sont possibles ainsi qu’un vrai débat théologique qui a pour champ d’investigation toute la bible hébraïque. C’est considérable. J’ajoute que notre « chance » est que la position de Gilles Berheim soit aujourd’hui privilégiée dans le monde du judaïsme. car il y a d’autres voies que la sienne, certaines impliquant une totale fermeture. J’y reviendrais peut-être avec la pensée d’un Yeshayahou Leibowitz auquel Jean-Marc Joubert vient de consacrer une étude exhaustive (CNRS éditions). Redoutable perspective que celle d’un néo-marcionisme qui serait conforté par le judaïsme, à l’heure où le christianisme s’est enfin reconnu dans le peuple dont il a reçu toute sa foi dans le Dieu vivant et vrai.
Pour aller plus loin :
- Jean-Paul Hyvernat
- Vladimir Ghika : le contexte politique avant la guerre de 1914-1918
- Le défi du développement des peuples et le pacte de Marrakech - la fuite en avant des Nations Unies
- Sur le général de Castelnau et le Nord Aveyron.
- Liste des ouvriers pastoraux, Evêques, Prêtres, Religieux, Religieuses et Laics tués en 2011 et 2010