Mgr Philippe Brizard, directeur de l’Œuvre d’Orient
a été l’invité des chevaliers du Saint Sépulcre
de Jérusalem et de l’Université catholique
de Lyon le mois dernier pour exposer
la situation du christianisme en Terre Sainte.
Il a répondu à nos questions.
Mgr Brizard, avant d’aborder les enjeux de la présence chrétienne, pouvez vous définir les contours de ce qu’on entend par Terre Sainte ?
Philippe Brizard : Par le terme Terre Sainte, on désigne pudiquement Israël et Palestine en se refusant, au moins dans un premier temps, à se positionner par rapport à ce qui est un État, Israël, et ce qui ne l’est pas encore tout à fait, la Palestine. Cette expression commode désigne le pays où Jésus a vécu, où il a proclamé la bonne nouvelle du salut et où se sont produits les événements de notre rédemption. Pour les chrétiens, ce pays est le lieu de naissance de l’Église. C’est depuis l’Église-Mère de Jérusalem que des millions de croyants reçurent l’Évangile et la foi en Jésus-Christ. On peut cependant élargir la définition précédente car, si on entend par Terre Sainte les pays où Dieu s’est révélé, il faut inclure l’actuelle Syrie et le pauvre Irak, car c’est à Ur de Chaldée que tout a commencé quand Abraham reçut l’ordre de partir et d’aller au pays que Dieu lui indiquerait, pays des Patriarches et des prophètes.
Historiquement, comment sont nées les églises chrétiennes dans cette région ?
Née à la Pentecôte à Jérusalem, l’Église a d’abord été gouvernée par le Collège des Apôtres sous la houlette de Saint Pierre ; Saint Jacques fut le premier évêque de Jérusalem. Les chrétiens étaient perçus comme une secte juive par les Juifs eux-mêmes jusqu’à la destruction du Temple. Cette catastrophe a obligé le judaïsme à se repenser. La greffe judéo-chrétienne n’a pas pris. La tourmente d’Hadrien a bouleversé la région. L’Église s’est refaite et a profité de la paix constantinienne.
Si le concile de Chalcédoine (451) a reconnu l’Église de Jérusalem comme patriarcat, il a aussi induit des divisions. Les orthodoxes (grecs) se séparèrent des Églises orientales anciennes : coptes, arméniens et syriens dits monophysites. Les chrétiens rencontrèrent l’islam en état de faiblesse parce qu’ils étaient divisés religieusement et aussi politiquement. Après l’invasion perse de 614, qu’on oublie toujours, arrivèrent les Arabo-musulmans.
Comment se caractérisent les chrétiens de Terre Sainte aujourd’hui ?
Il faut bien comprendre que les chrétiens d’aujourd’hui en Terre Sainte sont les descendants des chrétiens qui se trouvaient là lorsque les arabo-musulmans arrivèrent. Ils en épousèrent la langue, contribuèrent à la civilisation arabe. On peut dire en toute vérité que ce sont des Églises arabes, non par la tradition mais par la culture et la langue pratiquées par les chrétiens. Aujourd’hui, il existe 13 Églises en Terre Sainte : 6 catholiques : les latins, les grecs catholiques, les maronites, les syriens, les arméniens catholiques et les chaldéens. 5 dites orthodoxes : les grecs qui le sont véritablement comme les syriens, les arméniens, les coptes et les éthiopiens.
Il faut ajouter deux Églises protestantes, anglicane et luthérienne. C’est bien à cause de l’arrivée des luthériens et des anglicans vers le milieu du XIXe siècle, que le Bienheureux pape Pie IX refonda le patriarcat latin de Jérusalem en 1847 [et donna à l’Ordre des chevaliers du Saint Sépulcre comme mission de le soutenir].
Dans l’histoire contemporaine, les chrétiens de la région ont-ils joué un rôle politique important ?
Après la seconde Guerre mondiale, une occasion allait se présenter où les chrétiens jouèrent un rôle leader : un fort courant existait alors pour faire accéder les États nouvellement indépendants de la Nation arabe à la vraie modernité, celle où la citoyenneté ne serait plus définie par l’appartenance religieuse mais seulement par l’appartenance à la nation. Deux grecs orthodoxes sont à l’origine de ce courant. Antoun Saase, du Parti national syrien et Michel Aflak, du parti Baas en Egypte. Portés par de nombreux intellectuels chrétiens, ils ambitionnent d’associer toutes les communautés religieuses au même mouvement d’émancipation nationale. Pour cela, l´État doit être neutre religieusement parlant, pour qu’il n’y ait plus de clivages entre citoyens du fait de la religion. Malheureusement, ce courant sera détourné. La guerre froide se fera sentir au Proche-Orient à partir de l’affaire de Suez. Les chrétiens n’adhérant pas ou peu aux idées socialistes, qui ruinent des pays comme l’Égypte et la Syrie, seront écartés.
Quels ont été les effets de la création de l’État d’Israël ?
La création de l’État d’Israël cause une blessure profonde au flanc du monde arabe. Vous savez que cette création ne s’est pas faite du jour au lendemain. Toujours est-il que le monde arabe ressent cet événement comme une injustice que lui inflige l’ONU dominée par les Occidentaux.
Ce sera une rupture irrémédiable. L’équilibre arabe est rompu. Après un temps d’étonnement puis de surprise avec la victoire israélienne sur les Arabes en 1948, la nation arabe est humiliée. Vous connaissez les conséquences, toutes tragiques. Bien que la résolution de l’ONU ait prévu la création d’un État palestinien, quantité de Palestiniens se retrouvent en camps, même dans leur propre pays. Les guerres arabo-israéliennes ne feront qu’accroître les humiliations et rendre la résolution du conflit plus compliquée même si l’opinion internationale a tendance à être maintenant plus nuancée vis-à-vis d’Israël et des Arabes.
Et les chrétiens dans tout cela ?
Sur 100 habitants actuels en Terre sainte, 50 sont juifs, 49 sont musulmans et 1 seul est chrétien. Cependant on aurait tort de mesurer l’influence chrétienne à sa seule importance numérique. La visibilité chrétienne est assurée par les monastères, la grande majorité catholiques mais il en existe des orthodoxes. Les congrégations actives, 20 masculines et 60 féminines, tiennent quantité d’institutions, certaines prestigieuses. Les écoles et les hôpitaux sont des moyens extraordinaires de contact avec l’ensemble de la population. L’éducation de la jeunesse assure l’avenir du pays en préparant les jeunes à leurs responsabilités de demain. Il existe donc des moyens sans comparaison avec l’importance numérique dont une Eglise minoritaire doit savoir se servir pour servir le pays.
Il est clair qu’une annonce directe de la foi n’est guère possible tant vis-à-vis des musulmans que des juifs. Cependant des ponts sont établis. D’une certaine manière, les chrétiens orientaux, à travers leurs hiérarques, se présentent comme des ponts et des passeurs entre les croyants des diverses religions qui, toutes, confessent leur foi en un Dieu unique.
Les chrétiens parviennent-ils réellement à instaurer un dialogue au service de la paix ?
Le conflit politique qui s’éternise et qui se complique par l’apparition d’idéologies qui méconnaissent la distinction du politique et du religieux ne facilite pas le dialogue. Cependant, l’effort continue. Pensons au travail du Père Choufani curé grec melkite catholique de Nazareth, à celui du Père Chacour fondateur de l’université d’Abiline, devenu évêque de Galilée pour les grecs melkites catholiques : de manière différente ils essaient de faire se rencontrer des jeunes juifs, arabes, chrétiens et musulmans.
Qui écoute les chrétiens orientaux ?
Les Arabes chrétiens ont bien du mal à faire entendre leur voix, souvent ignorés des Occidentaux. Ils sont pris entre les musulmans dont ils partagent l’arabité et les Occidentaux dont ils partagent bien des aspects de la culture. Pour les musulmans, chrétiens et Occidentaux sont de la même religion. Le tout est porté par un immense malentendu qui mélange les effets inévitables de la mondialisation, laquelle génère dans le monde arabe un sentiment très net de frustration, les intérêts économiques et surtout pétroliers des puissances occidentales et les retombées des actions militaires pas toujours bien gérées, c’est le moins qu’on puisse dire.
Force est de constater la montée de l’intolérance dans certains milieux musulmans dans leurs relations avec les chrétiens. Ces derniers, de plus en plus suspectés de sympathie pour l’Occident « chrétien » et pour Israël, sont mis en demeure de donner des gages de nationalisme et sommés de renoncer à leur identité propre.
Pourtant, Israël n’est pas porté à considérer les chrétiens comme des alliés. Les relations avec le Saint-Siège sont difficiles. L’accord de 1993 n’est toujours pas ratifié par la Knesset, rendant précaire le statut de l’Église et des chrétiens en Israël. Pourtant, la position chrétienne est claire tant du côté du Saint-Siège que des autorités religieuses locales.
Le Patriarche latin dans sa lettre La paix sur Jérusalem rappelait : « la violence ne sera jamais parmi nos directives ou conseils. Dans la présence de l’Église en Terre Sainte, il ajoute : « le terrorisme est illogique, irrationnel et inacceptable comme moyen de résoudre un conflit ». Le 10 août 2002, il a conduit une délégation auprès du cheikh Ahmed Yassine, guide spirituel du Hamas, assassiné depuis, pour lui demander de mettre fin aux attentats-suicides contre les Israéliens, ce que son interlocuteur a refusé.
La présence chrétienne en Terre Sainte a-t-elle encore un sens aujourd’hui ?
Pour des raisons historiques, ils ont leur place dans la région. Ils n’en sont d’aucune manière étrangers. Pour des raisons confessionnelles compréhensibles, ils ont un rôle et une mission vis-à-vis de l’ensemble des chrétiens. Ils forment l’Église-Mère de laquelle sont nées toutes les autres Églises. Ils ont toujours leur place actuellement : ils ne réclament pas la tolérance que voudraient leur octroyer les musulmans qui ne sont pas fondamentalistes mais ils témoignent de l’amour, ciment de toute fraternité. Depuis des siècles, ils sont au contact et sont membres de peuples qui forment la mosaïque du Proche-Orient. Ils savent à quoi ça engage de vivre avec les musulmans : ils sont des passeurs, capables de vivre avec les sunnites ou les Druzes (qui n’aiment pas qu’on les assimile aux musulmans) et capables d’établir des ponts.
Pensez-vous que, dans cette région, un vrai dialogue entre les trois grands monothéismes est possible ?
Dans l’empilage des religions, les croyants de la religion dernière-née croient comprendre les religions historiquement antérieures. Ainsi les musulmans croient comprendre les chrétiens et les juifs qu’ils affublent du nom de religions du Livre. Les chrétiens croient comprendre les juifs. On sait qu’il n’en est rien.
Le dialogue est nécessaire. Il peut être théologique entre chrétiens et juifs. Il n’en est rien entre chrétiens et musulmans. Il est surtout culturel. Culturellement, chrétiens et musulmans ont bien des choses à partager. Les chrétiens doivent garder le contact avec les musulmans pour éviter l’enfermement dans l’intégrisme qui serait une régression certaine de la civilisation arabe et même de l’Islam. Autrefois juifs, arabes et musulmans avaient la même chance. Est-elle impossible à retrouver ?